Jakob Bro, baie de l’arc-en-ciel
Jako Bro, baie de l’arc-en-ciel
Enregistré au « Jazz Standard » à New York, le nouvel album du guitariste danois Jakob Bro est une magnifique réussite. Il est entouré par le contrebassiste Thomas Morgan (le lumineux partenaire d’un sublime duo avec Bill Frisell) et Joey Baron, le batteur aux multiples facettes qui passe allègrement des atmosphères lunaires et poétiques de Marc Copland ou de Jakob Bo à la folie sonore de « Moonchild » avec Trevor Dunn et Mike Patton. Le répertoire de « Bay of Rainbows » était au programme du concert du trio dans la belle Akademiezaal de Saint-Trond. L’occasion était belle de faire connaissance avec le guitariste qui monte.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
Jakob, plusieurs disques très remarqués font de vous un des guitaristes les plus recherchés du moment, mais d’où venez-vous ?
Je suis passé par la « Royal Academy of Art » de Aarhus, j’étais très jeune, je devais avoir dix-sept ans, mais je ne devais pas encore être prêt pour ce genre d’école et j’ai quitté après un an pour aller au Berklee College de Boston, j’allais aussi à New York où j’ai commencé à jouer avec beaucoup de musiciens. Je suis revenu à Copenhague parce qu’il y avait beaucoup de musiciens avec lesquels j’aimais jouer, mais je faisais parfois l’aller-retour entre le Danemark et New-York ou même le Berklee College, ça développait très fort mon inspiration, même si je m’y sentais plus isolé que dans mon pays.
Copenhague a été une ville très ouverte au jazz. Est-ce encore le cas ?
Copenhague est toujours aujourd’hui une ville très active en ce qui concerne le jazz, il y a beaucoup de musiciens, de clubs – le « Montmartre » existe toujours, il avait déménagé, mais est revenu à son adresse d’origine, là où ont joué Bud Powell, Dexter Gordon… C’est un club qui a une grande histoire. La scène danoise est très large, il y a beaucoup de styles musicaux représentatifs du jazz actuel.
Viviez-vous dans un milieu musical ?
Mon père était musicien et dirigeait un big-band au Danemark, il enseignait aussi à des enfants pour entrer dans l’orchestre. Moi, je jouais de la trompette. Nous avions à la maison une pièce où mon père enseignait le piano, la trompette, le saxophone, la clarinette, disons tous les instruments de base d’un grand orchestre. J’ai grandi avec Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie, ce dernier était le héros de mon père. C’était ce que j’écoutais le plus à la maison et à un certain moment, je me suis intéressé à la guitare en écoutant Jimi Hendrix, John Lee Hooker, toute une série de bluesmen, ce qui fait que je pratiquais en même la trompette et la guitare et que j’ai du me décider à n’en choisir qu’un seul, la guitare.
Quel a été l’événement qui, vous semble-t-il, a déterminé votre choix de carrière ?
Il y a différentes choses que je pourrais évoquer, mais je pense que le plus important s’est passé quand j’avais quatorze ou quinze ans. Je parlais avec mon père après une répétition du big-band et je lui ai dit que je voulais quitter l’école et m’engager sérieusement dans la musique. Et en tant que père, vous savez, vous devez être un peu inquiet quand un fils vous demande ça, mais il m’a encouragé dans cette voie. J’ai quitté l’école et je me suis engagé à 100% pour devenir un musicien, avec tout de même pas mal d’appréhension car il va falloir en vivre. Je me suis mis à jouer avec le maximum de gens pour me rassurer. Un autre grand moment a été ma rencontre avec Paul Motian qui m’a engagé dans son « Electric Be Bop Band » avec lequel j’ai enregistré « Garden of Eden » sur ECM. C’est un groupe où il y a eu tellement de grands guitaristes ! Paul Motian est un peu devenu mon maître à penser, j’ai beaucoup appris en jouant avec lui, en faisant des tas de concerts. C’est sans doute aussi un des grands moments de ma vie musicale.
Avant que vous n’entriez sur scène, deux personnes du public sont venues photographier votre matériel, guitare et pédales ! Vous utilisez en effet un matériel impressionnant !
Je suis aujourd’hui très intéressé par les sons qu’on peut obtenir d’une guitare, ça peut paraitre assez curieux parce que je viens d’un jazz plus traditionnel et du blues, mais avec la guitare je ne trouvais pas ma place dans le grand orchestre, ça ne collait pas avec ce son. Ça m’a pris du temps de trouver ce que je voulais sur mon instrument. Les effets sonores étaient pour moi une façon de trouver plus d’opportunités pour l’instrument. Quand j’ai commencé à jouer avec Tomasz Stanko, il avait un groupe classique avec piano, basse, batterie, mais je voulais représenter quelque chose de différent au niveau du son. Et Tomasz s’est montré très généreux et ouvert en me laissant trouver mon rôle dans le groupe et en me permettant de chercher des alternatives à ce que les autres musiciens jouaient. J’ai développé ces techniques de pédales de plus en plus, c’est devenu ma façon de traduire ce que disent les autres instruments du groupe. La guitare a tellement d’options, elle peut être clean, acoustique, propre, overdrive, reverb, delay… C’est une façon de créer des contrastes, des atmosphères… J’aimais quand Tomasz improvisait et que je pouvais placer quelque chose dessus. Ça a développé chez moi un jeu où il y a beaucoup d’espace qui se crée pour les autres musiciens. Dans le trio avec Thomas et Joey, les pédales ça me permet de faire bouger ma musique par vagues : parfois l’énergie provoquée par Joey (Baron) nécessite que je lui réponde à un certain niveau et les pédales sont un moyen d’y arriver, je suis le flot de la musique grâce aux pédales. Avec ce trio, la chose importante est l’écoute mutuelle, le fait de garder l’esprit ouvert, de monter sur scène et de jouer un morceau qu’on a joué la veille sans savoir ce qu’il donnera aujourd’hui. Quand vous voyez Joey rire pendant un morceau, c’est que quelque chose de spécial s’est passé qu’on n’avait sans doute pas encore expérimenté.
On sent dans votre musique à la fois la quiétude scandinave, le feeling de la musique américaine, aussi peut-être une touche de chaleur du Sud. Que pensez-vous de ces trois influences que j’évoque après avoir entendu votre concert ?
Je pense que ce qui ressort de ma musique provient des différentes expériences, des lieux que j’ai visités ; la nature, par exemple, m’inspire, mais c’est difficile de dire que telle ou telle composition vient de ceci ou de cela. Bien sûr, j’ai grandi avec Armstrong ou Lester Young, mais j’ai aussi joué de la trompette avec mon père dans les églises au moment de Noël : on jouait des airs traditionnels danois, des chansons pour enfants… Les racines de ma musicalité sont un grand mélange de mes expériences. J’ai passé une bonne partie de ma vie à jouer des standards, en essayant de comprendre Dexter Gordon, m’imaginer ce que Monk voulait exprimer, trouver ma façon d’interpréter… Mais j’adore aussi Neil Toung, Elliott Smith, Nick Drake, ou Nina Simone, ou encore les Beatles. Je crois que je conçois ma musique plutôt en terme de son comme étant le véhicule de l’improvisation, c’est le son qui me vient en premier lieu. Le côté scandinave est présent, mais j’étudie aussi le Japonais, il y a beaucoup de choses dans cette culture que je retrouve dans ma personnalité.
Le bis que vous jouez est dédié aux femmes. Elles sont une source d’inspiration ?
Heroins, ce sont toutes les femmes que j’ai citées en présentant le morceau, elles sont importantes pour moi : Nina Simone, Marguerite Duras parce que j’adore lire, ma femme est écrivaine, les films m’inspirent beaucoup aussi, c’est quelque chose qu’on peut entendre dans mes mélodies. Quand je compose, deux ou trois petites choses peuvent survenir, pendant une lecture, ou pendant que je me promène dans un parc ou que je me baigne dans l’océan, juste apprécier la vie. C’est curieux comme l’état de composition dépend de son état d’esprit. Je peux prendre ma guitare et ça ne me semble pas fonctionner et le lendemain, la même idée peut donner quelque chose de bien qui donnera une chanson.