Jef Neve, allegretto con moto !
Une rencontre avec Jef Neve, le pianiste belge qui s’exporte probablement le mieux depuis quelques années dans le monde entier, est toujours un moment de plaisir. Car le jeune compositeur est aussi volubile, généreux et sincère sur scène que dans le privé.
Sans aucun détour, il nous parlera de son dernier album « Sons Of The New World» et de son message, de sa vision de la société, de ses difficultés de compositeur, des rapports d’un jazzman avec son équipe et le marketing qui devraient en booster plus d’un, de la vie, de la mort, de lui-même.
Sans oublier ses considérations sur la place de la NVA (NDLR : Nieuwe Vlaamse Alliantie – parti politique nationaliste flamand) en Belgique et quelques considérations sur l’homosexualité et le mariage gay. Le tout saupoudré d’humour, de clairvoyance, d’honnêteté et d’humanisme. Un véritable « sign of hope » comme se plaît à le souligner son album.
L’entretien a été réalisé par Etienne Payen, quelques jours avant la remise des Music Industry Awards, les fameux MIA’s, qui verra la consécration de Jef Neve comme meilleur musicien et meilleur compositeur, excusez du peu !
http://www.youtube.com/watch?v=pMMOV6rZ5dg
Vous dites avoir écrit votre dernier album « Sons Of The New World» après avoir été marqué par quelques grands événements dramatiques de la vie : le drame au festival Pukkelpop causé par une tornade, la pollution, le printemps Arabe… Vous dites que l’on vit une période turbulente et que nous sommes face à d’énormes défis consistant à conduire le monde de demain sur un bon chemin. Mais soyons francs, ce type de réflexion n’est pas très nouveau en soi; il y a toujours eu des catastrophes et il faut toujours essayer d’aller vers un mieux. Mais comme on ne peut sortir d’une dépression que par un changement, que proposeriez-vous comme transformations à la société ?
Cela peut paraître naïf mais cela commencera le jour où les gens se rendront compte que le bonheur se situe à l’intérieur d’eux-mêmes, qu’il est inutile de le chercher dans les attitudes égoïstes, voire matérialistes. On a plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. Je me suis rendu compte en voyageant, et je voyage beaucoup, que les gens au Japon ne sont pas très différents des gens d’ici. On parle tous des choses identiques: de famille, de copains, d’amour, des enfants… C’est tout cela qui m’a inspiré cet album, qui est, en toute modestie, une sorte d’appel, un signal positif lancé au monde et aux gens, pour admirer les autres et soi-même.
Mais bon c’est gentil tout cela et ce type de modèle peut paraître un peu utopique. Dès lors, qu’avez-vous changé à votre niveau personnel, concernant cette vision du monde ?
C’est une bonne question et je pourrais répondre que je vais vendre ma voiture pour donner l’argent à ceux qui ont moins que moi. Cela serait une première possibilité. Mais cela serait réellement naïf de le dire et de le faire car ce changement individuel ne modifierait pas grand-chose au déroulement du monde. Il y a d’autres mouvements qui sont nécessaires et bien plus conséquents pour changer le monde! Je me suis posé la question de ce que je pouvais faire en tant qu’artiste. Comment pourrais-je avoir une autre attitude qu’entrer en studio avec mes musiciens et enregistrer un album qui serait
autre chose que le nouveau Jef Neve. Cela m’a donné l’idée de travailler avec de nouveaux artistes à de nouveaux projets. Par exemple, j‘ai engagé un jeune peintre ( Louis Sammen) qui possède beaucoup de talents afin de réaliser des tableaux inspirés par ma musique. On a réalisé le clip vidéo dans la gare de Liège avec une trentaine de jeunes danseurs du conservatoire d‘Anvers, le réalisateur était désigné pour créer quelque chose de nouveau avec une bonne vibration. J’espère que ma musique sur scène entraîne le spectateur mais aussi moi-même dans une sorte de spirale positive .
Je suis bien conscient que tout cela ne va pas changer la vie, mais déjà un petit peu de changements, une simple réflexion serait déjà une belle récompense.
Est-ce un geste politique, écolo?
Les deux, car la vie est un ensemble de choses. On ne peut pas changer l’ordre des événements, l’évolution de la nature, car nous faisons tous partie de cet ordre bien établi. Mais on peut essayer d’être des hommes avec des comportements humains et responsables vis-à-vis des autres. C’est ce que je souhaiterais donner comme signal; celui de laisser tomber notre esprit égoïste, de la recherche du pouvoir.
Cette attitude est elle ancienne chez vous ou a-t-elle été révélée par les événements dramatiques comme le Pukkelpop ?
Non, j’ai toujours ressenti cela en moi. Je ne me suis jamais vu comme un «missionnaire» mais je crois que j‘ai toujours cru qu’il avait une force en moi. Que je devais militer pour les autres, pour la justice car je supporte mal l’injustice. Je ne m’inquiète pas pour moi-même mais pour ceux qui ne sont pas nécessairement si forts que cela, qui sont plus vulnérables, plus sensibles aux décisions du pouvoir. Le monde appartient aujourd’hui à ces financiers qui déplacent leurs pions sur l’échiquier de la planète, non plus en fonction de la finance mais de la rentabilité. La Flandre qui se proclame si forte vient quand même d’être remise à l‘heure avec la mise en chômage de l’usine Ford. Le pouvoir se situe bien au-dessus des politiques.
Que pensez -vous de ces gens qui décident de liquider 4000 personnes sur un trait de plume?
Je crois que le système ne marche pas. Ces gens qui prennent ce type de décision ne le prennent pas uniquement parce qu’ils en ont envie mais aussi parce qu’ils n’ont pas d’autres options peut-être. Notre système considère que s’il n’y a pas rentabilité, il y a stagnation. Je ne suis évidemment pas économiste. Mais la nature n’est pas non plus juste; le lion est plus fort que les autres animaux. Mais on peut aussi avoir un réflexe social pour justement corriger cette injustice entre les gens. L’injustice entre les gens est trop grande. Il y a trop de différences entre ceux qui meurent de faim ou doivent marcher cinq kilomètres pour avoir de l’eau et d’autres qui n’ont comme problème que de choisir entre la Jaguar et la Porche!
Mais ces gens dont vous parlez vont peut-être acheter, écouter votre disque et l’apprécier sans pour autant être sensibilisé à son message!
C’est exact. Je suis musicien et j’essaie de créer quelque chose de bien et de beau. Je travaille beaucoup pour cela, car je trouve que c’est une chance que j’ai dans ma vie. J’exige aussi énormément des gens qui travaillent avec moi. Je n’ai pas le pouvoir de mesurer l’impact que ma musique peut avoir sur les gens. Mais ne rien faire n’est pas une bonne solution non plus. Et parler de musique met mon message en évidence. Ce qui est une opportunité aussi pour le transmettre.
Lors d’une interview réalisée ensemble en 2005, je vous avais posé la question de votre position comme jeune Flamand par rapport à un parti extrémiste comme le Vlaams Belang.
Heureusement pour nous, ce parti n’a plus la cote, mais a été remplacé dans le cœur des Flamands par un parti démocratique mais autonomiste, la NVA.
Vous qui voyagez sans cesse, et en tant que citoyen du monde et jeune Flamand, comment réagissez-vous face à ce parti ?
Avant tout, je suis tout d’abord un jeune Belge avant d’être un jeune Flamand. Je trouve que ce mouvement n’est pas très intelligent. Il est super clair que ce qu’il propose n’apportera aucune solution pour le futur. C’est un mouvement qui remporte du succès grâce à l’impact des médias dans notre société. Dans tous les débats, on se rend compte qu’il ne laisse pas de véritable place pour la nuance dans les idées, tant le côté show, spectacle et « people » sont prédominants. En même temps, la crise touche l’économie mondiale et dépasse de loin notre pays. Les solutions devront être proposées à d’autres niveaux. Il est aisé de gagner des votes auprès de cette tranche de la population qui ne désire pas être mieux informée ou qui se limite à suivre ce type de débats parfois bien trop superficiel. Dire que l’on va changer les choses en montrant du doigt les Wallons, après avoir tapé sur le dos des Marocains, des Turcs, est bien trop facile. Ils essaient le moins possible de se présenter comme un parti raciste, mais quand on voit le nombre d’anciens membres du Vlaams Belang qui ont quitté le navire pour rejoindre le paquebot de la NVA, on envisage cet aspect-là du programme politique de manière différente. Donc c’est un mouvement qui a changé de nom, qui s’est modéré dans le profil raciste mais dont le seul message est de dire que cela ne va pas bien. Il est toujours plus facile d’exploiter le négatif et l’émotionnel que de proposer des changements positifs et concrets.
Parlez-vous souvent de cet état de choses entre vous?
Oui bien sur! Autrefois, on pouvait encore ressentir une certaine gêne d’avoir voté pour le Vlaams Belang, mais cette honte a disparu aujourd’hui. Le parti est devenu fréquentable.
Auriez-vous des craintes si la Flandre devenait autonome?
Je ne le souhaite pas du tout. Je crois en la Belgique et je crois en la diversité. C’est génial d’habiter dans ce pays qui présente une telle diversité de nationalités, de voir tant de gens qui viennent du monde entier pour travailler dans ce pays. On n’a peut-être pas encore trouvé la meilleure solution pour vivre ensemble, pour que cela fonctionne. Mais la Belgique existe toujours et les citoyens se veulent respectables et tolérants entre eux. On ne se bat pas encore dans la rue, que l’on soit flamand ou wallon!
Vous qui voyagez sans cesse dans le monde, n’avez-vous jamais eu envie d’habiter ailleurs? Dans un endroit plus beau?
Non pas du tout. J’ai mes racines en Belgique, mes amis, et étonnement les choses « vont bien en Belgique ». Au fait, quels sont donc ces autres pays qui sont «tellement plus faciles à vivre ? Je n’ai aucune envie de vivre en Asie ou aux States. Je me sens très Européen. Je me sens très bien chez nous et c’est une légende de croire que les choses sont toujours plus belles ailleurs. On se plaint facilement en Belgique mais de quoi parlons-nous ? Quand va-t-on réaliser un album consacré à tout ce qui va bien? La médecine évolue, on meurt moins souvent des maladies cardiaques et des cancers grâce aux progrès de la recherche, de techniques d’investigation et des traitements des maladies. Un album non pas uniquement joyeux mais qui mettrait en valeur aussi tout ce qui tourne rond dans le monde!
Le titre de votre nouvel album est «Sons Of The New World,» et le sous-titre « Sign Of Hope».
Je me suis laissé inspirer par les drames mais aussi directement par des choses que je trouvais belles. J’ai un ensemble d’images et de souvenirs de Chine ou d’autres continents qui inévitablement me donnent aussi confiance dans l’avenir.
D’où vient cette boulimie du travail ? Plaisir de partager ? Une revanche sur un événement personnel ? Le petit Jef était-il déjà si actif ?
Oui, je l’étais déjà. Car dans la musique, je me sens toujours libre. C’est mon monde à moi et je ne peux pas rester sans rien faire. Je viens de terminer cet album et je commence déjà quelque chose d’autres. Mais la réponse est simple : c’est parce que j’adore faire de la musique!
Étiez-vous un enfant calme ou excité, turbulent, quelqu’un qui créait déjà ?
Comme aujourd’hui. Je peux être calme sauf quand il y a un piano. J’adore cela. Et je ne tiens pas en place quand j’en vois un. Mais la bonne réponse est peut-être que je souhaite qu’il y ait quelque chose après ma mort. Je n’aurai pas d’enfant. Je veux donc survivre après ma mort. Mes albums ou mes compositions sont peut-être comme mes enfants ou mes petits-enfants. Quelque chose qui va me survivre. Cela serait aussi une des explications à mon hyperactivité.
Votre musique est des plus personnelles, s’éloignant des tonalités du jazz classique au profit de compositions rapidement identifiables. Celle de l’univers de Jef Neve. Une musique qui se veut probablement plus universelle dans sa démarche. Qualité ou défaut ? Seul le temps nous le dira ! Pour quelqu’un qui jeune désirait être le petit Mozart ( sourire), pensez-vous que cette musique puisse être un jour être considérée comme une trace musicale de notre époque, comme la musique classique de notre temps ?
C’est un super compliment et je fais tout pour que cette musique garde cette universalité. Je me rends bien compte que je ne suis pas le meilleur pianiste tout au moins en Belgique. J’apprends encore tellement de techniques de piano quotidiennement. Car tous les jours, c’est une bataille entre ma tête et mes doigts. Je me sens un peu maladroit. Il me faut beaucoup de temps pour me mettre en forme en tant que pianiste. Je dois bosser chaque jour des heures et des heures. Avant tout, je me considère plus comme un compositeur que comme un pianiste. Mon piano est au sens propre pour moi un instrument, un moyen de pouvoir exprimer ma musique. Je me révèle dans la composition. En toute modestie, je me sens meilleur comme compositeur que comme pianiste.
Comment voit-on la différence ? Qui est «meilleur pianiste que vous »? Le premier prix du concours Reine Élisabeth ? En jazz, c’est plus difficile de comparer et de mesurer les qualités techniques d’un musicien car la part d’improvisation y joue un grand rôle. Mais techniquement vous estimez que vous n’êtes pas au top. Difficile à croire quand on vous voit jouer, et au regard de votre succès. S’agit-il d’une frustration ?
Frustration non mais une sorte de défi. Je vais vous étonner mais quand je joue sur scène, il y a toujours une petite voix qui me dit «ne met pas ta main gauche comme cela, ou laisse du temps à ta main droite… » Constamment! En fait jouer est très technique. Et c’est ce qui me freine dans certaines de mes improvisations. Il faut que je travaille tous les jours.
À quoi pensez-vous quand vous jouez ?
Surtout au côté technique. En fait, les images ou les rêves sont surtout présents au moment de l’écriture. Quand je commence une nouvelle composition, cela débute par les rêves, par ce que je veux imaginer. J’écris en pensant à quelque chose, en rêvant à plein de moments, à ce que je souhaite exprimer. Puis tout ce qui suit n’est que de la technique de composition, de recherches d’harmonies. Le plaisir de jouer cette musique vient surtout de ma rencontre avec les autres musiciens, de tout ce qui peut se passer sur scène.
Si vous étiez triste lors de la composition d’un morceau, trois ans plus tard vous ne le seriez plus nécessairement en le jouant sur scène. Et pourtant, le spectateur va vibrer en découvrant cette sensation de mélancolie.
Non je ne le suis plus. Mais je vais le jouer comme un musicien classique qui va donner une interprétation, de l’idée que j’avais auparavant. Mais si le morceau est romantique, je serai quand même dans la même atmosphère. Si tu écris une histoire et que tu la racontes à un de tes enfants et que quelques mois plus tard, on te demande encore de la raconter, tu ne vas pas la raconter de la même manière car tu auras vécu des choses entre-temps. L’interprétation sera différente. Et ce qui est valable pour cette histoire le sera également pour la musique.
Que faites-vous en 2012 que vous ne faisiez pas auparavant dans votre musique ? Comment évoluez- vous musicalement parlant ?
J’essaie de jouer moins de notes. Et ce n’est pas évident à réaliser! Cela vient d’une certaine envie. J’ai appris ou j’essaie d’apprendre que si on choisit le bon mot, on peut raconter beaucoup plus avec moins de phrases. C’est la même chose en musique. J’ai appris tout cela, mais aussi un max de techniques lors de mes rencontres avec des musiciens. Sans oublier le travail au quotidien!
Jamais envie de ne pas jouer certains matins ?
Si bien sûr. En vacances, j’évite de composer. Je peux écouter, mais pas de compos. J’ai besoin aussi de prendre de la distance. Je vais d’ailleurs essayer de prendre un peu de recul par rapport à tout cela. De faire une chose à la fois. Il n’y a pas que la musique dans la vie.
Et qu’y a-t-il d’autres ?
L’amour, l’amitié, voyager, le sport, le cinéma…
Pourriez-vous arrêter la musique si un amour vous le demandait ?
Non évidemment, pas du tout ! Cela ne serait pas possible .
Vous êtes plus compositeur que pianiste. Pourrait-on imaginer qu’un jour vous ne jouiez plus de piano pour seulement laisser d’autres interpréter vos compositions ?
Cela serait un rêve. Cela serait extraordinaire. J’espère que quand je serai vieux, je pourrai le faire, ne plus devoir jouer quinze concerts par mois. Ma musique est parfois interprétée par de jeunes pianistes, mais pas encore sur les grandes scènes. Cela serait génial. Cela serait un des plus beaux compliments que l’on puisse me faire. Et à ma musique aussi. Car, je sais aussi le travail que cela nécessite d’étudier un morceau d’un autre artiste. Et je suis déjà bien conscient, et reconnaissant, des heures et des heures que ces jeunes musiciens doivent prester pour apprendre un morceau.
Connaissez-vous le stress ?
Oui bien entendu et j’ai un tas de petits exercices pour l’éviter. J’essaie toujours d’être le moins possible stressé quand je joue .Pas nécessairement pour le jazz, mais quand je joue une de mes compositions classiques, je me sens plus nerveux car on ne peut pas improviser. Et c’est plus difficile, techniquement. J’ai plus de stress parce que je me rends compte que j’ai travaillé durant trois années et ce soir-là. Je dois donner tout ce que j’ai en moi pour arriver à un résultat que je voudrais parfait.
À nouveau, y a-t-il une recherche de reconnaissance derrière tout cela ?
Bien sûr, je suis toujours content quand quelqu’un vient me féliciter pour ma musique. Et encore plus quand un musicien vient me dire que ma musique l’a touché . Cela fait du bien mais je ne le fais pas pour cela. Par exemple, mon premier concerto n’a pas été unanimement apprécié par les critiques de classique. Et ils avaient peut-être raison. Cela n’est pas grave, s’ils n’aiment pas tout, du moment que j’aie beaucoup appris et ressenti du plaisir dans la composition. La seule chose que je ne peux pas accepter, pour moi-même, c’est de ne pas avoir travaillé suffisamment ou d’avoir trop fait la fête la veille. Cela, je ne peux pas l’accepter !
Beaucoup de musiciens sont à la recherche d’un agent et se plaignent de ne pas avoir beaucoup de concerts, car ils n’aiment pas «se vendre », contacter les salles, parler de leur promotion. Beaucoup d‘artistes vivotent et cela indépendamment de leurs qualités musicales. Vos albums semblent bien se vendre et votre agenda de concerts paraît bien rempli. Avez-vous connu des difficultés au début de votre carrière ?
Oui évidemment. Au début, je faisais tout moi-même, affichettes, textes de présentation, enregistrements, démarches auprès des patrons de salles, coller des affiches partout. J’étais déjà content quand j’avais un gig dans un petit endroit. J’avais 23 ans. J’ai aussi connu cette période. Mais j’ai toujours dépensé beaucoup d’énergie sans attendre qu’on le fasse pour moi. J’ai la chance aujourd’hui d’avoir une petite équipe pour m’épauler, ce qui est très agréable et facile. Mais au final, c’est toujours moi qui suis la locomotive de ce train, c’est moi qui fais bouger les choses ! J’ai cette chance d’avoir une petite équipe qui travaille avec moi, m’aide en écrivant les mails, rédiger les contrats, s’occuper des voyages et des réservations. Mais si demain, je reste chez moi pour me consacrer uniquement à la composition, dans deux ans, je n’ai plus de carrière. Cela va vite. C’est une vision des choses que beaucoup de jeunes musiciens, et parfois moins jeunes artistes ne développent pas. Ils pensent que si on a un agent, tout va aller tout seul et qu’il va travailler pour eux .Cela ne marche pas ainsi. C’est à toi d’initier le mouvement. Si tu n’as rien à vendre, l’agent n’aura rien d’intéressant à proposer.
Qu’est-ce qui vous différencie des autres musiciens ?
Je me bats, je suis un lion. Si quelque chose ne fonctionne pas, je vais toujours essayer de trouver une solution. Quitte à rentrer chez moi pour travailler. Je vais essayer de trouver une autre voie si quelque chose ne se déroule pas comme prévu. Si une tournée ne se déroule pas comme prévu, pour un tas de raisons, j’essaierai de réaliser autre chose. C’est toujours moi qui fais cela. Malgré mes agents.
Comment trouvez-vous un concert ? Cherchez-vous ou attendez -vous d’être contacté ? Êtes-vous un bon commercial ?
J’ai des demandes aussi mais dans la plupart des cas, c’est moi qui demande, qui propose, qui essaie de convaincre les salles. Nous sommes des milliers de musiciens dans le monde et il faut donc se démarquer. Avoir un plus à vendre. Pour un album, c’est moi qui réserve le studio, qui vais chercher l’ingénieur du son et même son assistant s’il faut, qui décide aussi du nom du photographe et même du type des clichés. J’ai tendance à tout faire et j’avoue enfin du compte, tout contrôler dans le moindre détail.
Est-ce cela qui fait la touche de la personnalité musicale de Jef Neve ?
La différence par rapport aux autres ? C’est important. Quand quelque chose va pas dans mon équipe, je dois le savoir et suis prêt à prendre la relève si cela est nécessaire. Mais je dois le savoir. Je suis exigeant pour ma musique, mais aussi pour les gens avec qui je travaille. Je félicite tout le monde quand tout va bien, mais je ferai les remarques nécessaires quand cela grippe. Je dis cela parce que nous avons la chance de faire et de vivre de cette musique. Dès lors, nous devons tous les jours donner le meilleur de nous-mêmes pour préserver cette chance. On doit travailler et travailler encore! Beaucoup de musiciens souhaitent avoir un manager qui fait tout pour eux, pour pouvoir se mettre dans leur tour d’ivoire et pouvoir composer. Mais cela ne marche pas souvent ainsi.
Dites-vous oui à toutes les demandes de concert ?
Non, plus aujourd’hui, et c’est aussi le résultat de tout ce travail fourni depuis des années. En effet grâce à cela, je peux mieux choisir l’endroit dans lequel je veux me produire. Cela ne veut pas dire choisir ceux qui payent le mieux, ou uniquement les grandes salles. Il y a encore beaucoup de petits endroits que je trouve sympas, où je trouve une certaine chaleur chez les gens. Mais je ne veux plus jouer dans des endroits qui ne sont pas respectueux des musiciens .Je peux aller dans des petites salles et y retrouver le même plaisir car le contact avec le public y est direct.
Y a-t-il une crise dans le jazz ? Ressentez -vous des différences depuis quelques saisons ?
Oui partout, et aussi dans la culture. Et dans le jazz aussi. Mais je dois être honnête, car je ne le ressens pas directement. Je dois être plus créatif qu’auparavant, car il y a beaucoup moins d’argent à gaspiller. Un franc est un franc ! Tout se compte aujourd’hui. Je ressens cela dans certains pays d‘Europe, comme en Espagne.
Musicien, homme de radio, organisateur d’un festival jazz à Turnhout. D’où vient cette envie de se disperser, de toucher à tant de choses si différentes. Vous ne pouvez pas dire non!
Tout à la fois. Tous les jours, j’ai des propositions de parrainage, d’activités. Et j’essaie de choisir parmi celles-ci, celles qui me touchent le plus, qui me semblent les plus intéressantes.
Vous êtes aussi devenu un B.V. (Bekende Vlaming, un Flamand connu) en Flandre, un visage que tout le monde reconnaît dans la rue.
En effet, mon visage commence à être connu. Mais c’est un effet des médias en Flandre et uniquement en Flandre. Mais cela ne relève pas d’une stratégie, car ce sont souvent des invitations. Mais cela aide aussi pour remplir les salles. Je ne vais pas m’en plaindre.
Vous êtes une pile électrique sur scène mais dans le privé comment est Jef Neve ? Romantique, dépressif, calme, bouillonnant ?
Bonne question, je suis quelqu’un d’ambitieux. J’ai beaucoup d’ambitions. Je suis heureux. Je suis positif. Je suis aussi sérieux et même parfois très sérieux sur certains sujets. Je peux être rude parfois, et dois essayer de prendre plus de temps afin de mieux comprendre les autres, car je peux être rustre parfois. Je peux ainsi décider trop vite sans parfois attendre les avis des autres, un peu comme une grosse boule de nerfs en effet. Je suis un chercheur et je suis curieux de la vie. J’aime expérimenter les choses de la vie. Je m’ennuie très vite et c’est bien pour cela que je suis toujours à la recherche d’expériences. J’aime manger et boire. Je ne suis pas toujours modeste. J’ai toujours besoin de beaucoup d’activités autour de moi. Quand je fais quelque chose, c’est souvent à fond. Je n’arrive pas toujours à doser. Y compris dans la fête. Je suis parfois « too much ». Et, si je fais du sport, je fais trop de sport. J’essaye de trop donner dans ma musique et dans ma vie aussi. Si je suis amoureux, je suis trop amoureux ! Mais, avec le temps, j’ai compris qu’il fallait tout de même doser.
Que pensez-vous du mariage pour les homosexuels ? Est –ce un sujet qui vous interpelle ?
Oui bien sûr ! Mais je pense qu’il est clair que le mariage entre deux hommes doit être accepté par la société. Quant au sujet de l’adoption ou d’avoir un enfant, c’est un autre problème, qu’il faut plus nuancer. On ne doit pas avoir d’avis sur ce que les homos font, entre eux et s’ils décident de se marier pour régulariser les choses, je ne vois pas où est le problème. En ce qui concerne l’adoption, il y a une question encore plus importante à se poser avant cela : «quelle est la chose la plus importante pour un enfant, si ce n’est l’amour qu’il peut recevoir» ? On ne leur donnera jamais assez d’amour. Maintenant, faut-il une femme dans un couple pour cela ? La réponse est oui . Mais dans un couple formé par deux homos, on peut aussi recevoir autant d’amour de quelqu’un qui peut être comme une mère. En même temps, je comprends aussi que pour un enfant de couple homo, cela ne soit pas facile. Déjà par rapport à d’autres gosses qui sont souvent très durs entre eux. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas tenter l’expérience. Par contre, dans le cas d’un couple gay qui ferait naître son enfant via une mère porteuse, cela doit être encore plus difficile. J‘imagine mal qu’une femme puisse porter un enfant sans s’y attacher. Moi, j’adore les enfants et je trouve dommage que je ne puisse pas en avoir quand j’aime quelqu’un d’autre. J’essaie toujours de recevoir les choses comme un signe positif, et le fait que je ne puisse pas en avoir naturellement signifie peut-être que je dois investir cet amour dans mes copains, dans mes amours, dans ma famille, ou encore dans ma musique. Je n’ai pas de frustration, mais cela m’a tracassé quand j’avais trente ans, au point de me poser la question de savoir si j’étais bien homosexuel.
On peut tous avoir une attirance pour quelqu’un du même sexe qui soit motivée par l’admiration ou l’amitié. Cela fait partie de la nature d’avoir une attirance pour les autres. Et donc, si le mariage est le meilleur refuge pour concrétiser l’attirance entre deux personnes, il est normal qu’il soit possible pour deux personnes de même sexe. Mais bon soyons honnêtes, dans quelques centaines d’années, on ne se souviendra même plus de l’époque où le mariage gay n’était pas encore autorisé. Mais quand l’économie ne va pas, les valeurs morales traditionnelles reprennent de la force, comme d’ailleurs la propension à voir les défauts chez les autres et jamais chez soi.
That’s life !
Propos recueillis par Etienne Payen (Gand, novembre 2012)