
Joachim Kühn : Echappée
Nous n’aurons plus l’occasion d’entendre les improvisations enflammées, le jeu étincelant, en même temps fougueux et sensible, de Joachim Kühn en concert : fin 2024, le pianiste allemand, âgé de 81 ans, annonçait qu’il était fatigué de ces voyages à travers le monde, qu’il parcourt depuis 60 ans. Il se retire dans sa demeure ensoleillée d’Ibiza, où il possède également un studio, car nous pourrons toujours profiter de nouveaux enregistrements. Et il est vrai que depuis ses vingt ans, depuis qu’il quitta l’Allemagne de l’Est pour retrouver son frère aîné Rolf, clarinettiste de son état, Joachim Kühn nous a offert très régulièrement de nombreux disques, souvent les uns plus intenses que les autres. Il a traversé les styles, parfois très différents (de formation classique, il a joué du free, de la fusion et bien d’autres encore), mais toujours de façon tellement personnelle et originale ; il a côtoyé les plus grands, Américains (il était le pianiste préféré d’Ornette Coleman, peu enclin à utiliser le piano dans ses enregistrements) ou Européens ; il a sorti des disques dans des formations les plus diverses (souvent brillantes, rappelons-nous notamment ce fameux trio avec Daniel Humair à la batterie et Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse) et parmi ces enregistrements de nombreux efforts en piano solo, comme cette « Echappée », double album qui nous propose presque 100 minutes de musique et 13 compositions originales.
Joachim Kühn a voulu nous offrir un disque qui soit le meilleur possible : il a pris le temps de l’enregistrer (entre novembre 2022 et décembre 2023 dans son studio d’Ibiza qu’il pouvait donc occuper de jour comme de nuit lorsqu’il sentait une inspiration), se remettant en question, rejetant de premiers enregistrements et cherchant constamment à s’améliorer lors des nombreuses prises. Et le résultat est assez époustouflant : comme souvent dans ses projets en solo, Kühn nous emmène vers des échappées épiques, fougueuses, mais tellement expressives, dans un flot continu de notes souvent improvisées. Lorsque ses compositions sont plus « paisibles » et lyriques (« Renata » écrit pour son épouse ou « My Long Life with Brother Rolf » évoquant son frère décédé en 2022, et à qui l’album est dédié), il reste excitant et créatif. Cela est grand, beau et – je n’emploie quasiment jamais cet adjectif – exceptionnel. Peut-être (sûrement, mais j’ai peur d’être trop subjectif) l’album de piano solo le plus enivrant et novateur depuis 20 ou 30 ans (peut-être depuis « Abstracts », album de 1994 de… Joachim Kühn).