Joëlle Léandre, re-belle…

Joëlle Léandre, re-belle…

Une conversation avec des musiciens avec qui elle joue depuis vingt ans, comme Mat Maneri, William Parker et tant d’autres…

Joëlle Léandre © Christian Pouget

C’est à l’âge de neuf ans qu’elle a mis la main sur une contrebasse pour la première fois. Heureux hasard ou prédestination ? L’instrument l’intrigue tellement qu’elle prend des cours et ne revient jamais en arrière. Aujourd’hui, Joëlle Léandre est considérée comme la « grande dame » de la contrebasse, dans le monde de l’improvisation et du free jazz, mais aussi bien au-delà. Elle a récemment reçu un Arts For Art Lifetime Achievement Award au Vision Festival de New York. Une conversation sur l’improvisation, la liberté, les tribus familiales et l’activisme.

Nous avons contacté Joëlle Léandre par WhatsApp à la fin de l’été, alors qu’elle était encore en vacances en Touraine (France). Ce que nous avions prévu comme une discussion d’une demi-heure s’est finalement transformé en un dialogue d’une heure et demie. N’hésitez pas à l’appeler « une interview fleuve » dans laquelle divers concepts et idées ont été cités de manière interchangeable comme des « one liners » (en français et en anglais). Vous trouverez ci-dessous une sélection montrant d’emblée son point de vue sur l’improvisation (qu’elle a développé par la suite).

Joëlle Léandre : Vous savez certainement que l’improvisation est très formelle et compositionnelle, sinon elle devient une diarrhée. Beaucoup disent « je suis libre, j’improvise ». Je réponds alors : « Que voulez-vous dire par « vous êtes libre » ? » Le sujet de l’improvisation est terrifiant et touche à de nombreux domaines différents : structure, forme, thème ou pas, répétition / variation… La pensée est là, l’écoute, profondément, la politique aussi, cette conscience d’être. Il s’agit d’un art total et certainement pas d’un « ouais, je fais ce que je veux ». L’improvisation est un travail difficile. Voici mon introduction.

Joëlle Léandre © Christian Pouget
Joëlle Léandre © Robert Hansenne

La liberté peut en effet être dangereuse…

J.L. : La liberté est une utopie. Nous ne sommes pas libres, nous essayons simplement de tendre vers une certaine forme de liberté. C’est une tâche titanesque et extrêmement complexe, car nous sommes entourés de codes et surveillés de toutes parts.

Parmi les dernières parutions, citons le CD « Zurich Concert » (Intakt) et le DVD « Duende », deux enregistrements en solo. Le fait d’être seule sur scène avec une contrebasse est clairement devenu votre marque de fabrique au fil des ans.

J.L. : Ce n’est pas un choix personnel. Les organisateurs me le demandent et le public semble l’apprécier. Ce sont les gens d’Intakt qui m’ont contactée pour un concert solo suivi d’un CD. Pour « Duende », c’est le réalisateur Christian Pouget qui m’a proposé de faire un film de dix clips dans des lieux insolites comme des églises, des forêts et même près d’une cascade. Il est convaincu que je me présente en tant qu’artiste solo d’une manière presque transcendantale. C’est lui qui a eu la plupart des idées de lieux, dont une dans une forêt pour laquelle il m’a demandé de revêtir une vieille cape afin de donner à l’ensemble un air un peu sinistre. Pouget me considère d’ailleurs comme un chaman, d’où cette image. C’est une autre image que l’on a de moi. Je n’y pense jamais moi-même.

«Le premier son ou la première note détermine tout»

Avez-vous un rituel particulier avant le début d’un concert ?

J.L. : Je viens de terminer une tournée de dix jours dans sept pays avec Tiger Trio. Myra Melford, Nicole Mitchell et moi-même faisons de la musique ensemble depuis neuf ans et n’échangeons jamais d’engagements entre nous. Il en va de même lorsque je fréquente William Parker, Derek Bailey, Evan Parker, George Lewis, Anthony Braxton ou Bill Dixon. Dans l’improvisation, il est préférable de penser et de décider moins. Le premier son ou la première note détermine tout. Ensuite, c’est un jeu d’écoute et de confiance. Rien n’est préparé. Lorsqu’il y a planification, il y a un chef ou un compositeur, un leader. Aucune hiérarchie sans l’improvisation.

Joëlle Léandre © Geert Vandepoele

Le monde de l’improvisation est une grande famille. Nous nous connaissons, nous nous reconnaissons et nous vivons les mêmes joies, les mêmes colères ou les mêmes frustrations. Comparez cela à une tribu. De même, vous avez la tribu de ceux qui jouent des standards ou du baroque du dix-septième siècle ou du bruit. Chez eux, le processus de création diffère partout ou bien est totalement absent, comme chez les musiciens classiques qui jouent quatre concertos identiques pendant quarante-cinq ans.

Ceux qui jouent ce qu’ils connaissent n’improvisent pas. Moi, je suis toujours en train de créer. L’homme est dans un état constant de vibration. Dès le réveil, il y a cette curiosité, en tout cas chez moi. Certains se répètent comme je l’ai dit. Pour moi, la vie est synonyme d’aventure. C’est exactement le sujet de l’improvisation, la vie elle-même. « Savoir ne pas savoir » en fait partie. Cela va donc très loin. La réalité, c’est le musicien qui est en face de vous et cela passe par l’écoute. Peu importe que cela vienne du rock, de la musique noise, du be-bop ou du baroque.

Vous n’avez pas seulement fréquenté la scène de l’improvisation dans le passé…

J.L. : En effet, j’ai travaillé avec Boulez, Barenboim et Stockhausen. Mais dans les « musiques nouvelles », il existe un ordre rigide dans lequel le musicien n’est qu’un sujet. Il se tait et exécute la musique des autres. La hiérarchie de ce monde détermine quel son est beau et lequel ne l’est pas. Qui en décide ?  Les soi-disant autorités culturelles qui ne mentionneront certainement pas les noms de deux improvisateurs pas mal barrés, créant un instant avec une clarinette et une roue de bicyclette quelque part dans une petite galerie d’art.

«L’improvisation, c’est la seule forme de musique sans hiérarchie, sans distinction d’âge ou de sexe.»

À un moment donné, j’en ai eu assez que l’on décide pour moi et j’ai commencé à penser que je devais interpréter ma propre musique et ma propre vie. Cependant, c’est un travail difficile, associé à un certain degré d’humilité et à l’apprentissage des autres. Vivre, c’est faire des choix et prendre des décisions, tout comme improviser. L’improvisation est aussi une question de mémoire et d’anticipation. C’est la seule forme de musique sans hiérarchie, sans distinction d’âge ou de sexe. Ainsi, un trompettiste de vingt-deux ans peut dialoguer avec un contrebassiste de quatre-vingts ans. Dans une société à structure hiérarchique pyramidale, cette liberté et cette possibilité n’existent pas. C’est précisément sur cela que repose la politique. C’est ce qu’on appelle la « massification ». Mais entre les deux, il y a des individus qui veulent être eux-mêmes. « Be you, do it, go for it », c’est quelque chose que j’ai retenu des Américains. Pour être soi-même, il faut non seulement apprendre beaucoup, mais aussi désapprendre, et ce n’est qu’alors que l’on commence à se connaître et à atteindre une certaine liberté. Je joue de la contrebasse depuis l’âge de neuf ans et j’en ai soixante-douze aujourd’hui. C’est tout un parcours. Je ne connais pas le concept de vacances. Je suis une activiste.

Joëlle Léandre © Christian Pouget

À la « musique savante » s’oppose la « musique orale ». Cette dernière est négligée ou biaisée en Europe. Seules les « musiques savantes » sont considérées comme précieuses. Cela signifie que toute musique qui n’a pas été composée par une seule personne ne vaut rien. Je déteste cela. Je pense que chaque individu est créatif et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme pour cela.

Je voudrais aussi mentionner le compositeur italien Giacinto Scelsi dans ce contexte. Il a dit : « La musique a besoin de son mais le son n’a pas besoin de musique ». Fantastique après tout, une vraie leçon de vie. Ou John Cage : « Je n’ai jamais écouté un son sans l’aimer. L’erreur, c’est la musique ». C’est très profond. J’en ai encore les larmes aux yeux. L’improvisation, c’est aussi tout cela. Mais il y a de bons et de mauvais improvisateurs, tout comme il y a de bons compositeurs et des compositeurs qui ne le sont pas. Il en va de même pour les interprètes et les instrumentistes.

«Je n’ai pas eu de jeunesse tant j’ai travaillé avec ce bout de bois…»

On en revient toujours à la même chose, connaître son instrument. Je n’ai pas eu de jeunesse, tant j’ai travaillé avec ce bout de bois, ma contrebasse. Cela m’a permis de rencontrer d’autres personnes, car « être soi, c’est l’autre ». Il faut donc être ouvert. Pendant douze ans, j’ai travaillé avec des danseurs et des chorégraphes, j’ai participé à des festivals de poésie, à des expositions, j’ai côtoyé à peu près toutes les formes d’art. C’est ainsi que je suis devenue Joëlle Léandre, grâce aux autres.

Joëlle Léandre © Geert Vandepoele
Joëlle Léandre © Robert Hansenne

Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a des gens qui prétendent tout savoir. La nature humaine est d’une complexité et d’une beauté effrayantes. Nous savons quelque chose, mais pas tout. L’art consiste à rester étonné. Les artistes sont des éponges qui, il est vrai, doivent sélectionner et décider. La subversion en fait partie, sinon vous devenez un universitaire ou une institution. Ce n’est pas mon cas, même si j’ai reçu des distinctions telles que le titre de Chevalier des Arts et des Lettres et l’Ordre national du Mérite. La Chevalière n’existe d’ailleurs pas, les femmes ne comptent pas. Je suis et resterai toujours une rebelle. L’utopie de changer le monde est toujours en moi parce que les choses vont mal partout, depuis des années. C’est peut-être pour cela que certains qui me voient au travail sont surpris par la colère intense qui m’habite.

Régulièrement, vous chantez, vous criez et vous fredonnez. Est-ce prémédité, ou une intuition du moment ?

J.L. : C’est une chose très naturelle. Une émotion pure qui s’accumule du matin au soir. J’ai une voix lyrique, mais je peux aussi chanter des onomatopées ou prononcer des paroles purement dadaïstes. J’utilise ma voix très librement, je n’ai jamais pris de cours. Certes, tout cela est venu plus tard, avant tout je suis contrebassiste. Mais le public l’apprécie et je m’en réjouis, alors je continue. Ce n’est certainement pas systématique. Il y a quatre jours, je jouais avec Evan Parker. À un moment donné, j’ai commencé à chanter bluesy et gospel. Il a réagi en disant : « Génial ».

Une collaboration Jazz’halo / JazzMania

Joëlle Léandre
Zurich Concert
Intakt

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Georges Tonla Briquet