Giant Steps ou Impasse Musicale? (2)

Giant Steps ou Impasse Musicale? (2)

John Coltrane, “Giant Steps” :

des pas de géant ou impasse musicale ?

par Roland Binet

Deuxième partie

Certains naïfs ont pu croire que le solo de Coltrane dans Giant Steps était une création pure et admirer l’aisance avec laquelle ce jazzman improvisait librement sur la base d’une trame harmonique avec un accord toutes les deux mesures sur un tempo d’enfer (à 290, ce qui représente en fait 10 croches à la seconde!).  Hélas, il faut déchanter, ce qui, par ailleurs, ne retire rien à l’exploit ni à la fabuleuse technique de Coltrane dans ce morceau. Voici ce que dirent des auteurs au sujet de la préparation du morceau :

Frank Kofsky (1), l’un des meilleurs connaisseurs du jazz d’avant-garde:

…au contraire, Coltrane prépara à l’avance une série de motifs mélodiques qu’il pouvait déployer et manipuler à n’importe quelle vitesse, quel qu’en fût le tempo.”

Lewis Porter, citant Wayne Shorter  en visite chez Trane à la fin 1958 ou au début 1959 :

Et Trane s’installait et n’arrêtait pas de jouer ces “accords Giant Steps”.  Sans arrêt, vous voyez.’  Selon McCoy Tyner, également cité par Porter, tous les morceaux de cette structure nouvelle par tierces (‘Giant Steps, Like Sonny, Equinox’ et d’autres) ‘furent composés dès mai 1957  (…) je venais souvent chez sa mère à l’époque où il travaillait sur ces cycles.”  

Et, citant le cousin de Naima, Carl Grubbs :

“Nous arrivâmes vers onze heures ou midi, et il dormait encore.   Mais nous avons su immédiatement qu’il était réveillé car il s’est mis à travailler.  Je ne l’avais pas réalisé, mais il travaillait sur ces fameux intervalles de Giant Steps.  Il travailla sans doute pendant une heure avant de sortir et de parler à tout le monde.’  Et pour terminer, Porter ajoute : ‘Il n’y a rien d’étonnant à ce que Coltrane ait passé autant de temps à mettre au point Giant Steps.  Avec ses centres tonaux {sic, erreur de traduction, lire ‘changements’ ou ‘progressions’ d’accords} changeant si rapidement et son tempo d’enfer, le morceau requiert de l’exécutant d’avoir conçu le plus de matériau possible au préalable.  Le choix du saxophoniste fut de construire son solo essentiellement à base de patterns de quatre notes facilement transposables dans le contexte de chaque accord.  L’un de ces patterns de base apparaît de nombreuses fois et comprend les premier, deuxième, troisième et cinquième degrés de chaque tonalité {erreur de traduction, lire ‘gamme’ dans le cadre d’un accord préétabli}.” Ce que Porter appelle des patterns pentatoniques (2). 

Qu’en est-il de ce morceau qui a suscité tant de commentaires et d’exégèse ?

Un morceau court (selon les standards de Coltrane) de quatre minutes quarante-huit secondes en tout, joué sur un tempo casse-cou.  Le thème est mélodique, ‘chantant’, facile à identifier et même à retenir. Après l’exposé par Coltrane (à 00:26), le saxophoniste entame  son principal solo (de 00:27 à 02:54), ensuite il y a une tentative de solo du pianiste Flanagan – pourtant un superbe pianiste -, qui vire court (02:55 à 03:44); on devine son malaise car à la fin de son intervention, il passe en block chords, puis Coltrane prend le relais durant 25 secondes de solo avant de réexposer le thème (04:36), suivi d’une courte coda (04:37/04:42). Le tout compte 17 chorus d’improvisations y compris ceux de Flanagan, le 1er chorus de Coltrane comprend 114 notes différentes !

Pour analyser ce morceau, il faut, à mon sens, en distinguer la composante écrite (la retranscription du solo note à note) de l’effet sonore et émotionnel que produit cette musique sur un auditeur éclairé ou un aficionado de jazz, ou, comme dans mon cas, sur quelqu’un qui écoute Coltrane depuis plus de 50 ans et l’admire.

Primo la lecture : des passages entiers de son solo sont constitués de croches; on a presque l’impression d’examiner une partition de Bach.  En plus, ce sont souvent des traits peu aventureux du point de vue de l’harmonie.  Premier trait du solo, première mesure avant le premier chorus, sur l’accord de Mib mineur septième (tonalité en Sib pour ténor), il improvise (bêtement) l’arpège de la gamme soit Mib/Solb/Sib/Réb).  Sur l’accord de Mi septième, deuxième accord de la première mesure du thème, il joue Mi/Fa dièse/Sol dièse/Si) soit les premier, deuxième, troisième et cinquième degrés de la gamme de mi majeur.  Trait qu’il répète à l’identique absolu à la première mesure aux chorus 3, 4, 6, 7, 9, 10, 17. On sait à l’écoute des solos de Coltrane à partir d’une certaine époque (57/59), qu’il avait développé un stock de licks (3) personnels, des patterns qui lui étaient propres et qu’il utilisait parfois en cours de solo ou lorsqu’il était à court d’inspiration.  Ici, rien de tout cela, des traits réactifs (4) à n’en plus finir.

L’extrait ci-dessous montre à quel point il y eut des redites sur les mêmes accords dans le solo de Trane de Giant Steps. (5)


Un autre défaut qui transparaît à la simple lecture de la retranscription de ce solo, c’est que Coltrane n’y fait pas tellement preuve de diversité rythmique.  Une qualité que Trane avait commencé à développer de plus en plus et de mieux en mieux, et un des meilleurs exemples en est sans conteste son fabuleux solo dans ‘Blue Train’ qui, pour moi, constitue l’une des réussites majeures de cette période ‘harmonique’ du jazzman. Dans ‘Giant Steps’ et cela est conditionné par la difficulté harmonique du morceau joué sur un tel tempo ultrarapide, une bonne partie des traits est fondée sur des croches avec quelquefois des notes de valeur plus longue, comme un espace de respiration ou point d’arrêt (cf. par exemple la noire et le soupir à la septième mesure du premier chorus).

Une caractéristique du style de Coltrane où je le considère inférieur à Parker et au futur Dolphy, c’est qu’ici dans ‘Giant Steps’  tout comme dans nombre de ses solos de cette époque, il n’utilise presque jamais de grands écarts ou des sauts de tessitures importants (6).  Je qualifie souvent son style de linéaire sous-entendant par là qu’il joue tout comme on note la musique de Bach, Mozart, lignes ascendantes et/ou descendantes avec des graduations de degrés de notes sans grands écarts. Et, quand il introduit des variations à ces schémas ascendants ou descendants ordinaires, elles sont minimes.  Par exemple, on note souvent deux traits de quatre croches pour une mesure avec une variation minimale: le premier de 4 notes ascendantes (do/ré/mi/sol), le second également ascendant démarre un ton plus bas que la dernière note du trait précédent (fa/sol/la/do). (7)

Bon, cela c’est pour la théorie et la lecture de son solo.

 


(1) “John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s”, par Frank Kofsky, page 262, traduit de l’anglais.

(2) Lewis Porter, ouvrage cité  pages 170-172, des patterns ou gammes pentatoniques sont des gammes limitées à 5 notes, utilisées surtout dans les musiques chinoise et japonaise traditionnelles, certains Negro-Spirituals sont construits sur de telles gammes.

(3) Des licks sont des traits, des parties de phrases, des patterns propres à un jazzman.

(4) J’appelle ‘réactif’ dans mon ouvrage, le fait d’avoir le nez collé sur la trame harmonique, sans grande imagination.

(5) “John Coltrane Solos Transcribed by Carl Coan”, pages 83/89, il s’agit ici d’une partie du chorus 12 (ligne supérieure), du chorus 16 et de la 1e ligne du chorus 17 tout juste après l’intervention avortée de Tommy Flanagan.

(6) J’appelle ‘grands écarts’ des sauts d’une octave ou d’une octave et une tierce ou quinte comme on peut les trouver dans des retranscriptions de disques de Parker ou de Dolphy, ou à leur écoute.

(7) Ces deux traits apparaissent en haut à droite sur la 1e ligne de la copie de la retranscription.