John Coltrane At Village Vanguard
1961, John Coltrane au Village Vanguard
Seconde partie
Chasin’ the Trane est un morceau dont l’importance dans le parcours de Coltrane est à tout le moins aussi importante que Giant Steps et My Favorite Things. C’est un tour de force. Incontestablement. Mais de loin plus intéressant que Giant Steps, dans la mesure ce qu’il joue ici paraît original et totalement improvisé. D’ailleurs, l’aspect le plus intéressant de cette improvisation de 16 minutes, c’est sans doute l’incroyable diversité et inventivité rythmique dont il y fit preuve. Certains critiques musicaux qui virent et entendirent Coltrane et Dolphy jouer ensemble ne furent pas favorables, ignorant ou ne saisissant pas la nature audacieuse et pionnière de telles interprétations parfois débridées.
Quelques exemples.
John Tynan (Down Beat) cité par J.C. Thomas (auteur d’une excellente et complète biographie “Chasin’ The Trane – John Coltrane”), à propos d’une prestation en septembredu quintett e de Coltrane-Dolphy : «Quand des musiciens jouent ensemble, il devrait y avoir entre eux cette fusion collective qui transforme la musique en cet élément insaisissable qu’est le swing. Or Coltrane et Dolphy semblent avoir voulu détruire délibérément le swing, qui est pourtant l’essence du jazz, son élément vital. Ils semblent s’être obstinés à poursuivre une expérience anarchique qui ne pouvait aboutir qu’à de l’anti-jazz.»
Ben Ratliff (cf. sa biographie “Coltrane – The Story of a Sound”) : «Au contraire, le répertoire que Coltrane était anxieux de jouer incluait un blues trépidant suffisamment long pour prendre presque la moitié d’un set (‘Chasin’ the Trane’), et un morceau de bourdon similairement long avec un jeu de saxophone dense, gestuel, parfois dissonant (‘India’).»
Lewis Porter (cf. sa biographie “John Coltrane – Sa vie, sa musique”’) citant ce qu’écrivit Ira Gitler (critique à Down Beat) : « Il se peut bien que Coltrane soit à la recherche de nouvelles voies expressives, mais si cela doit prendre la forme de tels braillements, râles et autres innombrables répétitions de traits, alors il vaudrait mieux réserver tout cela pour le bûcher.» Notons que Frank Kofsky, qui se réfère également à ce fameux article de Gitler, indique que le terme ‘bûcher’ doit être compris comme étant l’endroit où un jazzman s’exerce puisque le terme original woodshed se réfère non pas à l’amoncellement de bois à brûler mais de l’endroit où ce bois est conservé.
Heureusement, d’autres auteurs et biographes de Coltrane ne se sont nullement trompés sur l’importance de ce morceau unique et à propos de l’ensemble des concerts au long de ces 4 soirées presque miraculeuses au Village Vanguard.
Ekkehard Jost (cf. son livre “Free Jazz”’) : « Bien que India fût une pièce modale – comme nous pouvons le deviner d’après le titre -, il constitue clairement un hommage symbolique à la musique indienne (que Coltrane appréciait beaucoup), plutôt qu’une tentative de fusion musicale (…) À nouveau, le thème est d’importance secondaire pour la progression du morceau. Il met en place le climat émotionnel, sans dispenser un fondement rythmique, harmonique ou formel. (…) Dans India, le mode {sol myxolidien indique l’auteur, comparable à un sol majeur et une septième mineure} est traité d’une manière beaucoup plus libre que dans les morceaux de type modal antérieurs de Coltrane. Cela est peut-être dû à l’influence de Dolphy, qui tend à s’écarter d’une stricte adhérence au mode; même le début de son chorus a un caractère bitonal. » L’auteur, continuant avec son analyse minutieuse de ce morceau indique deux modifications de style chez Coltrane qu’il pense avoir été inspirées par Dolphy. «La première est de jouer avec des notes isolées dont la coloration sonore est fréquemment réminiscente du son de la clarinette basse de Dolphy (…) La deuxième caractéristique du jeu de Coltrane, qui suggère également l’influence de Dolphy, est l’emploi d’intervalles plus grands, sixièmes et septièmes. »
Frank Kofsky (cf. son livre “John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s” était, lui, de loin plus positif quant à l’importance du fameux solo de 16 minutes de Trane : «Mais, même pour un blues, “Chasin’ the Trane” est exceptionnellement simple et direct. Dans celui-ci, il n’y a rien des denses textures harmoniques ou séquences compliquées d’accords caractéristiques des sheets of sound et de la période de “Giant Steps” (…). En effet, un examen attentif de cette sélection suggère que son créateur a choisi, probablement de manière consciente, d’éliminer toute trace d’une complexité inutile afin de se tenir et l’auditeur focalisés sur le contenu émotionnel de ce tour de force de près de seize minutes. Ainsi, par exemple, plusieurs des chorus de Coltrane {un chorus durait en moyenne 12 secondes} consistent de pas plus d’une note, jouée dans différents timbres en modifiant le doigté et/ou l’embouchure (…) C’est comme si le saxophoniste avait passé un contrat tacite avec l’auditoire: en échange de pouvoir utiliser les sons non-orthodoxes et rythmes pour transmettre la passion (…), il a taillé jusqu’à la moelle dans la structure harmonique et mélodique.» L’auteur loue également la diversité rythmique du solo ainsi que cette manière qu’a eue Coltrane de «réduire le cadre de son improvisation de jazz aux essentiels».
Lors d’une interview et discussion que Frank Kofsky eut subséquemment avec Coltrane, ils en vinrent à parler de ces critiques négatives parues, notamment dans Down Beat, après la sortie du disque Live at the Village Vanguard : «Bill Dixon et moi-même en avons parlé, aussi, assez longuement, et il dit “Eh bien, ces mecs, cela leur a pris des années pour assimiler ‘I Got Rhythm’ au piano, et maintenant cette nouvelle musique arrive et mine leur carrière tout entière, qui est fondée sur leur compréhension des choses basées sur des schémas d’accords”. Coltrane répondit «Eh bien, cela peut être ennuyeux pour un mec s’il pense que cela sera quelque chose qu’il ne pourra pas aborder. S’il ne peut pas écrire à ce sujet, il ne peut en tirer des moyens de subsistance.»
Ces quatre soirées de concerts au Village Vanguard furent exceptionnelles, même si une partie des critiques de jazz – blancs – les vilipendèrent. Coltrane introduisit une série de concepts d’improvisation, une nouvelle approche où la notion temporelle semblait avoir été révolue, à l’instar de ce qui se fait dans la musique orientale et d’Asie, et où le quartette créait et improvisait selon un climat déterminé : le but étant non plus de jouer des morceaux selon les schémas traditionnels (AABA, blues, etc.) mais de produire un tout musical dont l’atmosphère fût cohérente, innovatrice, et exciting sur le plan artistique, loin des concepts musicaux orthodoxes en vigueur à cette époque. Les enregistrements précédents du quartette à la Jazz Gallery ou avec un combo plus large au Sutherland, par exemple, que la postérité nous a légués avant ce gig de novembre 1961, étaient loin de nous présenter une image de Coltrane aussi accomplie qu’elle le fut au Village Vanguard en novembre 1961. Problèmes d’intonation parfois voire d’inspiration et morceaux ratés (I Can’t Get Started).
Outre l’adjonction d’Eric Dolphy au groupe, on peut ici tracer une date-charnière. Ce que les éléments de jazz d’avant-garde, que Coltrane avait déjà amorcés et intégrés en mars et avril 1960, lors de la tournée avec Miles Davis (solos très longs, couinements, harmoniques salies, honks, traits itératifs, diversité rythmique), prirent ici l’ampleur et la consistance d’un virage annonciateur d’une mutation musicale de base. Ce que peu de critiques de jazz ont mis en évidence à l’époque, hormis Kofsky, c’est qu’ici, tout au long de ces quatre soirées uniques dans les annales du jazz (retenons aussi le long engagement de plus de six mois avec Monk), beaucoup de morceaux se distinguèrent non seulement par leur approche modale, mais principalement parce qu’ils créèrent des climats parfois proches de cette musique indienne ou orientale à laquelle Coltrane commençait à s’intéresser.
Cette date-charnière de changement d’orientation musicale de Coltrane ne sera pas la dernière, puisque, perpétuellement, il se remettra encore en question, jusqu’à sa mort. Pensons à A Love Supreme, son nouveau quintette avec Sanders, Ali et Alice, le disque en duo avec Rashied Ali, le dernier concert Olatunji…
C’est ce qui fait de lui l’un des tout grands en jazz, cette manière perpétuelle de se remettre en question sur le plan musical depuis 1959 et le fait qu’il n’ait jamais hésité à choquer non seulement les critiques blancs de l’époque (n’oublions pas que le pouvoir de décision, en jazz, était entièrement aux mains de Blancs : propriétaires de clubs, de maisons de disque, de revues de jazz, critiques de jazz, etc.), mais aussi parfois son auditoire comme cela arriva lors de son concert en septembre 1965 à Seattle lorsque une partie des admirateurs de Coltrane, déçue par le choix et la longueur inhabituelle des morceaux, quitta la salle avant la fin du concert…
Coltrane lives…
Roland Binet
Ci-dessous, le trailer de “Chasing Trane : The John Coltrane Documentary” , de John Scheinfeld (USA, 2016), qui était à l’affiche le 20 novembre dernier dans le cadre de l’International Documentary Film Festival d’Amsterdam.