John Coltrane At The Village Vanguard

John Coltrane At The Village Vanguard

1961, John Coltrane au Village Vanguard 

Première partie

Le 01 novembre 1961, le quintette de John Coltrane – avec Eric Dolphy, mais aussi parfois avec d’autres musiciens d’appoint – entamait une série de quatre concerts au Village Vanguard. Et si j’ai envie d’en parler, ce n’est pas par nostalgie un rien naïve mais plutôt parce que cet engagement de 4 soirées dans ce célèbre club new-yorkais marqua le début d’une nouvelle période dans le développement stylistique de Trane.

On sait que, après sa période Giant Steps et la maximisation harmonique croissante qu’il s’était imposée (octobre 1960 et My Favorite Things) Colrane avait opté pour un jeu de plus en plus modal. Même si certains morceaux de son répertoire faisaient encore toujours référence à des grilles d’accords traditionnelles (par ex. Bye Bye Blackbird et Cousin Mary joués au Sutherland de Chicago en octobre 1961). On avait pu entendre les prémices d’un avenir plus libre dans lequel il s’engageait avec le très beau Africa enregistré le 7 juin 1961 (avec grand orchestre, disque Africa/Brass) dans lequel, durant ses solos au ténor, on entendit des fragments et traits qui présageaient déjà chez lui une expressivité musicale beaucoup plus libre et se détachant petit à petit des phrases linéaires que jouaient couramment ses confrères tels Sonny Rollins, Stan Getz, etc.  Une liberté mélodico-rythmique qu’il s’était déjà offerte au soprano notamment dans My Favorite Things quand des traits, riffs ou segments de phrases, itératifs ou non, constituaient des effets sonores plutôt que des développements mélodiques sur la base d’une grille harmonique. Son engagement de 4 soirées au Village Vanguard et ce tournant vers une plus grande liberté d’expression à l’instar de ce qui se faisait dans le free jazz, constitue un seuil artistique qu’il franchit d’autant plus aisément qu’il a à ses côtés Eric Dolphy. L’iconoclaste Dolphy que Miles Davis n’aimait pas du tout mais que Trane engagea non pas par pitié mais uniquement parce qu’il admire le talent inouï de ce jazzman qui est pour lui un ami et un frère.  Admettre Dolphy dans son groupe c’est comme si on y faisait entrer de la dynamite sonore avec risque d’implosion tant parfois certains des solos de ce multi-instrumentiste détonnaient au sens où l’entendaient les critiques de jazz de l’époque.

22 morceaux (4 cédés) furent enregistrés au long de ces quatre soirées inoubliables qui virent John Coltrane se produire au sein de groupes à moutures variables avec des percussionnistes d’appoint, un musicien jouant de l’oud, un autre du contrebasson, parfois avec deux bassistes ou des permutations de drummers. Certaines compositions – et non des moindres – telles India et Spiritual ne furent plus jamais jouées par la suite (sauf Spiritual joué une seule fois en concert en 1963 à Stockholm). Par contre, Coltrane, qui avait sans doute choisi de s’engager de manière délibérée dans une nouvelle voie musicale, ne joua pas une seule fois My Favorite Things. Les ballades eurent la portion congrue lors des concerts : deux fois Naima (avec solos de Dolphy), deux fois Greensleeves (est-ce une ballade d’ailleurs ?) et une fois Softly as in a Morning Sunrise.

Impulse sortit un premier disque avec trois titres : Spiritual, Softly As In A Morning Sunrise et Chasin’ the Trane.  Et il fallut attendre quelques décennies avant que ne sorte finalement le coffret de 4 cédés, que le recul historique permet de juger comme des concerts d’un niveau exceptionnel dans l’histoire du jazz moderne. Et ce fut peut-être Chasin’ the Trane, qui symbolisa le plus l’aversion d’une partie des critiques de jazz à l’égard de cette semaine au Village Vanguard. Chasin’ the Trane, une pièce iconique qui servit de paratonnerre aux décharges fielleuses de critiques à côté de leurs pompes artistiques. Ils n’aimèrent ni la direction musicale dans laquelle s’engageait nouvellement Trane, ni ces morceaux et solos trop longs  ni les interventions déjantées de Dolphy. L’anecdote est connue, le titre provenant de la poursuite effrénée de l’ingénieur du son, avec son micro portable, à cause d’un Coltrane qui ne restait pas immobile, et qui se baladait un peu partout sur la scène du club. (cité par J.C. Thomas dans sa biographie ‘Chasin’ the Trane – John Coltrane’). Cet auteur indique qu’il s’agit d’un blues en fa, ce qui est confirmé par la partition puisque Coltrane écrivit le thème. Coltrane confiera plus tard à Frank Kofsky (critique de jazz spécialiste du jazz moderne et de l’avant-garde, auteur de ‘John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s’) :

«J’ai écouté attentivement John Gilmore (saxophoniste au sein du Sun Ra’s Arkestra) avant que je fasse “Chasin’ the Trane”. Ainsi, certaines des choses là-dessus sont une influence directe d’avoir écouté ce jeune mec, vous voyez. Mais alors, je ne sais pas qui il écoutait lui…»

Comme on le voit donc, Coltrane n’était pas imbu de sa personne au point de négliger l’apport possible de jazzmen plus jeunes et moins connus que lui sur son jeu. Interprété en trio donc, sans piano le 2 novembre 1961. Notons d’emblée que le tempo est ici plus rapide que dans la première version (du 1 novembre), celle où Dolphy prit un solo.

Voici ce que j’écris dans ma propre biographie musicale de Coltrane :

Chasin’ the Trane

00:12, deuxième chorus avec variations
00:24, premier chorus en solo, au départ avec quelques traits de peu de notes (4)
00:44, traits courts, hachés, la sonorité parfois rauque, en registres moyen et grave
01:13, aigus/suraigus, certains impurs (01:14, couinement), revenant ensuite à des traits disloqués, itératifs et courts
01:50, traits de 4 notes, modulés, enrichis, thématiques
02:09/02:13, phrases plus longues, sinueuses
02:13/02:14, traits de 2 notes
02:18, phrases plus longues avec quelquefois des notes longues éventuellement déformées (ex. 02:24/02:31)
02:39, 2 phrases plus longues descendantes, partant d’une harmonique douce
02:45, retour à un phrasé déchiqueté
02:54, licks de 2 notes puis 3, puis 4, modulés
03:13, retour à un phrasé plus normal toujours haché
03:26, harmoniques étranglées, descente vers le registre plus bas, notes se terminant par un honk (03:34/03:35)
03:38, harmoniques étranglées et doigtés factices (03:41/03:43)
03:51, trilles sauvages en aigus et polyphonie (03:58/04:06)
04:14, un phrasé qui, curieusement, se rapproche de celui d’Ornette Coleman
05:01, harmoniques impures
05:12, phrasé un rien plus normal avec, souvent, des licks courts répétés
05:50, traits rythmés qui peuvent faire penser au blues ou au R’ & B’
06:09, retour à un phrasé monkien avec parfois utilisation des sons les plus graves qu’il joue détimbrés
06:42/06:43, arpèges descendants partant d’une harmonique
06:48/06:52, gammes descendantes répétées, sur un mode ironique
06:53, modulations et extensions de ces traits
07:00, phrasé haché mais swinguant avec quelquefois des incursions en harmoniques salies (07:23/07:24, 07:25/07:28, 07:30/07:32)
07:33/07:34, honk
07:36, notons que la puissance sonore augmente de volume ainsi que les harmoniques (07:46/07:52, 07:53, 07:54/07:55)
07:55, phrasé déchiqueté
08:09, notes parfois isolées et longues, triturées, comme agréments à d’autres notes
08:25, 3 notes modulées, parfois enrichies d’autres, ensuite improvisation hachée autour de ces notes de base
08:56, licks fortement rythmés ensuite à nouveau une prosodie déchiquetée
09:19/09:35 sons aigus growlés
09:35, traits courts, parfois de 2 notes à peine, augmentant ensuite la densité du phrasé, la sonorité souvent salie dans tous les registres
10:24, un passage différent avec des notes d’appui, des honks, un phrasé haché, des harmoniques presque désespérées (10:50/10:56) au sein desquelles il intercale des notes en registres inférieurs
10:59, honk
11:00, un phrasé exacerbé avec en apothéose des notes salies; on entend ici plus de fureur dans l’articulation
11:28, retour à une prosodie fragmentée
11:49/11:51, sons growlés, dénaturés
11:55, trilles complexes, itératifs
12:12, traits d’appel en registre moyen, bien rythmés
12:20, traits courts de peu de notes (2, 3, etc.)
12:40/12:53, sons détimbrés en graves aboutissant ensuite en suraigus
12:58/13:14, harmoniques étranglées intercalées dans des traits en registres inférieurs, les sons sont salis dans tous les registres
13:15, phrasé haché, certaines notes infléchies tant en graves (honks) qu’en registre moyen
13:47/13:49, gamme descendante se terminant sur un léger honk
13:50, modulations autour de cette gamme
14:02, traits de 2 notes parfois agrémentées de notes d’appoint
14:18, prosodie à nouveau hachée
14:28, trilles complexes après des notes d’appel par groupes de 2
14:39/14:41, fléchissement des hauteurs de sons
14:41, retour à une prosodie hachée
14:56/14:58, notes infléchies
14:59/15:00, légers couinements
15:04, honks et phrasé déchiqueté
15:16, légère paraphrase et continuation du phrasé désarticulé
15:50, morendo.

À remarquer que tout juste à la fin du morceau, Dolphy y va d’une note à l’alto. Et, ce qui est frappant, ce sont – au-delà des applaudissements nourris – les rires gras et appréciateurs, et, vers la toute fin de la prise de son, on entend une voix typiquement noire d’intonation qui commence une phrase par ‘Hey Man…’.  Ces deux mots résument à eux seuls l’effet que fit ce morceau, presque unique dans l’histoire du jazz, d’une improvisation pure continue de près de seize minutes, sur un auditoire sidéré et admiratif. Heureux ceux qui purent assister en direct à ce spectacle hors du commun. Ce qui frappe dans cet exceptionnel morceau, c’est que Coltrane flirte décidément avec l’avant-garde. Il a délaissé les solos de type post-bop ou hard bop axés sur une belle linéarité dont la norme était la croche avec des moments d’accélérations ou de ralentis, d’abondantes ghost notes et une certaine orthodoxie harmonique moderne inspirée par Parker et les apports de Gordon et Rollins. Ici, sur un blues, on n’entend rien de bluesy.

Ce qu’on entend par contre doit beaucoup à certains young cats tels Ornette Coleman, Don Cherry, Eric Dolphy, John Gilmore.  Et, ce qui est le plus remarquable peut-être, c’est de constater que maintenant Coltrane opte pour la diversité rythmique (ce qui n’avait pas toujours été son fort, lui qui est  issu du bop et post-bop), l’itération de trais quelquefois très courts (2 notes, 3, 4) et le travail sur le matériau sonore qu’il triture plus souvent à l’instar de ce que fait également Dolphy à l’alto et la clarinette basse surtout.  Nombre de notes dans ce morceau sont délibérément salies, infléchies, growlées, honkées ou couinées. Il avait déjà entamé ce travail d’expérimentation sonore notamment lors de sa tournée en Europe de mars/avril 1960 avec le quintette de Miles Davis. Ici, alors qu’il n’y a qu’un an qu’il a sorti un succès discographique majeur (My Favorite Things), il ose sortir d’une ornière qui aurait été toute tracée pour lui, il aurait suffi qu’il joue en permanence ce tube, un peu comme le faisaient les Jazz Messengers ou Dave Brubeck avec leurs hits planétaires.

Roland Binet

Deuxième et dernière partie mise en ligne le lundi 28 novembre dès 12H00.