Kathrine Windfeld : Compositrice effrénée et directrice d’orchestre structurée (#IWD 8/10)
« Je suis vraiment excitée par mon big band, avoir un tel grand orchestre pour jouer mes pièces » débute Kathrine Windfeld. Et elle a toutes les raisons d’être heureuse. Elle part en tournée en Europe, à la fois avec son propre orchestre et en tant que compositrice invitée. Elle a récemment enregistré l’album « Determination » avec le Big Band suédois Bohuslän, et elle a répété sa musique avec le Frankfurt Radio Big Band.
L’année dernière, avec sa musique pour grand orchestre, elle a remporté le prestigieux English Rising Stars’ Jazz Award avec une tournée européenne à la clé. Malheureusement, voyager avec un big band complet s’est révélé trop onéreux. Les deux ensembles ont permis à Kathrine de vivre ses visions en tant que compositrice, arrangeuse et pianiste.
Je peux profondément dormir la nuit : il est extrêmement satisfaisant de savoir que mes œuvres existent dans ce monde du jazz balayé par les vents.»
Kathrine peut maintenant exprimer exactement ce qu’elle veut en terme de compositions. En particulier, les titres de ses deux derniers albums, « Determination » et « Orca », sont, selon elle, d’une « bonne architecture » : « Je peux dormir profondément la nuit. Il est extrêmement satisfaisant de savoir que mes œuvres existent dans ce monde du jazz balayé par les vents. Je peux toujours ouvrir la partition et dire : « Voyez comme la musique est belle. » Peu importe ce qui se passe, je suis tellement contente de ces pièces. »
Cependant, Kathrine ne fait pas que dormir profondément. Elle investit la scène jazz de Copenhague entre autres lors de jam sessions et elle en parle avec beaucoup d’enthousiasme : « Je suis une musicienne sportive. J’aime que les choses soient à la fois cool et rapides, un peu comme monter sur des montagnes russes. Grâce aux jam sessions, vous acquérez une bonne technique, et quand vous jouez une ballade, vous avez aussi un joli son. Les choses sont liées mais peuvent donner des ambiances légèrement différentes. J’aime quand la musique est belle et sensible mais parfois, j’aime aussi quand c’est comme un match de football. »
Le piano est aussi important pour Kathrine : « J’ai fait le choix de ne pas être seulement compositrice-chef d’orchestre. Je veux vraiment jouer. » Comme Kathrine bénéficie de plus de temps pour s’exercer et pour « montrer aux gens qu’elle veut jouer », on lui demande fréquemment si elle veut être pianiste dans les projets d’autres musiciens. Cependant, son expérience en tant que chef de big band ne peut être éclipsée : « J’ai tellement l’habitude de diriger et de comprendre ce qui est difficile, que je m’impatiente si ça ne marche pas. Mais j’adore jouer le rôle de sideman. »
«Quand tu diriges un groupe, tu ne peux pas rendre tout le monde heureux tout le temps.»
Kathrine sait très bien où elle veut que la musique aille, quitte à ce que tout le monde n’apprécie pas : « Quand tu diriges un groupe, tu ne peux pas rendre tout le monde heureux tout le temps. » Entreprenante et énergique, il lui est naturel d’endosser le rôle de patron : « Mais ce n’est pas le rôle d’encadreur en lui-même qui m’attire. C’est la musique qui est en cause. Ce qui est cool, c’est de faciliter quelque chose où tout le monde se sent en évidence autant que possible. En réalité, le rôle du chef d’orchestre est d’accueillir tout le monde, pas de se mettre en scène. On devrait plutôt être le plus petit élément parmi tous les autres. »
Le travail solitaire du chef d’orchestre peut être difficile, mais il est aussi gratifiant : « Vous recevez tous les éloges – nous n’avons pas tout le big band sur Skype en ce moment » rit-elle. « J’ai appris à prendre une position de star. Quand je m’exerce, je suis sauvagement autocritique mais je ne m’excuse pas sur scène. Là, je souris et rayonne de joie. J’ai accepté le principe d’aller plus loin dans ma musique : un groupe bien entraîné, de beaux visuels et une bonne mise en scène de la musique. Nous atteignons les sommets lorsque nous sommes sur scène et nous créons le monde imaginaire derrière la mise en scène. »
«J’ai peut-être maudit le fait que je n’étais pas une musicienne de jazz-core depuis le début ou que je n’ai pas joué de be-bop depuis l’âge de mes quinze ans… Mais ça ne m’intéressait tout simplement pas à l’époque…»
Le chemin du jazz n’a pas été une ligne droite pour Kathrine. Elle a d’abord étudié la musicologie à l’Université de Copenhague. « J’ai peut-être maudit le fait que je n’étais pas une musicienne de jazz hardcore depuis le début et que je n’ai pas joué de be-bop depuis l’âge de 15 ans. Mais ça ne m’intéressait tout simplement pas à l’époque. Et j’y ai apporté des outils de la musicologie qui sont absolument inestimables. »
Son langage compositionnel, dit-elle, porte la marque de la musicologie : « Sur un plan harmonique, il y a infiniment à gagner chez Debussy et Schoenberg. Aussi en apprenant les mouvements, par exemple par une compréhension du principe de type Sudoku de l’écriture musicale qui doit fonctionner à la fois horizontalement et verticalement. »
«Pour développer mon langage musical, j’ai dû m’abandonner au jazz et à toute sa grammaire.»
Pourtant, Kathrine a choisi de quitter la musicologie parce qu’elle voulait se concentrer sur le jazz, et parce que la musicologie ne pouvait pas lui donner cette compétence de base. « Un mix entre The Bad Plus, plutôt free, et quelque chose des Balkans », ainsi Kathrine décrit-t-elle la musique qu’elle jouait à vingt ans, des compositions complexes, mais où tout sonnait un peu de la même manière : « Pour développer mon langage musical, j’ai dû m’abandonner au jazz et à toute la grammaire du jazz. »
Elle a postulé mais n’a pas été admise au Conservatoire de musique de Copenhague et a dû apprendre le jazz sur le tas : « Je suis allée à Fridhem [Folkhögskola] en Suède, où, pendant deux ans, j’ai pratiqué comme une folle. Ensuite, j’ai postulé au Conservatoire de Malmö. »
Pendant ses études à Malmö, Kathrine a reçu une proposition pour diriger un groupe de jeunes musiciens, mais comme elle écrit des choses assez « mordantes », elle devait avoir des musiciens de haut niveau : « Alors, j’ai plutôt pensé : je forme mon groupe. C’était complètement stupide. J’avais fait peut-être deux ou trois arrangements… ». Kathrine réfléchit et poursuit : « Une fois que j’avais monté un groupe, j’ai senti une obligation. J’ai ensuite composé d’autres arrangements. Et puis c’est allé très vite. »
Au printemps 2014, elle a créé une version du Copenhague Big Band. Au cours de la première année, elle sort un disque et obtient un engagement hebdomadaire au « The Standard » (un endroit qui n’existe plus, dans l’ancien bâtiment des douanes de Copenhague à Havnegade). « J’ai dû produire une quantité folle de musique. Ce coup de pouce m’a lancé et depuis, j’ai sorti quatre disques de big band et d’autre choses. Donc, le big band est soudainement devenu mon mode de vie en quelque sorte. »
L’initiation à la musique rythmique pour Kathrine c’était «la musique du monde, les mesures impaires, les passages de forme libre et l’agressivité. Sur « Latency », il y a un titre qui s’appelle « Double Fleisch ». C’est une mélodie amusante car elle va très vite et change de métrique : entendre cet air, c’est comme conduire follement. J’adore écrire des choses comme ça. »
La montée au pouvoir de Trump a changé la donne pour Kathrine, et bien qu’elle n’ait pas de visée politique avec sa musique, quelque chose de dystopique s’en est suivi : « En même temps, beaucoup de mes morceaux récents ont un caractère héroïque. »
«Le monde est si fou et mon esprit si mystérieux…»
Kathrine étend ses effets musicaux entre « sentir la voix tremblante et pleurante» et «éclater de rire» : « Le monde est si fou et mon propre esprit si mystérieux, donc ma musique doit sonner colorée, sauvage et contrastée. Sur « Orca », il y a un titre ombrageux, « Dark Navy ». Il contient vraiment des sonorités profondes et de superbes voicings rapprochés (la position relative des notes les unes par rapport aux autres) où les trombones viennent racler le fond. Surtout dans la dernière demi-minute, il y a une ligne descendante qui devient de plus en plus sombre et condensée. Je travaille beaucoup avec l’harmonie ascendante. Il y a une montée des basses et vous avez vraiment le soleil dans les yeux à la fin parce que vous pouvez créer tellement de luminosité dans la musique. »
Quand je demande à Kathrine quelle est la recette de son succès, elle revient à nouveau sur les contrastes : « J’ai un côté rationnel et un côté sauvage et idiot, et je ne pense pas qu’on puisse s’en passer. » Le maintien d’une structure dans la musique fonctionne bien chez elle : « Mais quand j’ai besoin d’être créative, je ne pense pas qu’il y ait de limites à la façon dont les choses peuvent être stupides et folles. »
La communication est également importante, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la musique : « Être authentique et naturelle, fonctionnelle et compétente, c’est bien, mais si vous voulez toucher un public, ce qui vous vend, c’est une bonne photo de presse, un texte pointu et un groupe qui a bien répété et qui ne fait pas trop de petits apartés sur scène. »
Et quand elle est à Francfort et qu’elle s’occupe seule de 17 musiciens professionnels allemands qu’elle ne connaît pas : « Vous devez vraiment être doué pour prendre des décisions qui ne concernent pas toujours la composition. »
Cette entrevue avec Kathrine ne laisse aucun doute sur son dévouement, son travail et sa détermination. Le travail a porté ses fruits et les résultats dépassent ses attentes. Elle poursuivra ses tournées européennes, tant avec ses orchestres qu’en tant que compositrice invitée : « Et puis, bien sûr, je suis prête pour le reste du monde. » Un blog sud-africain l’a approchée et un big band japonais a acheté une partie de sa musique : peut-être que le reste du monde est aussi prêt à l’accueillir.
Une publication Jazz Special
Kathrine Windfeld & Bohuslän Big Band
Determination
Prophone Records