Kit Downes ‐ rouge vif avec des nuances

Kit Downes ‐ rouge vif avec des nuances

On a l’habitude des albums ECM où la douceur touche à l’ennui, des albums qui se ressemblent souvent et dont on a du mal à sortir sans une certaine lassitude. Rien de cela avec ce poétique « Vermillion » du pianiste-organiste anglais Kit Downes. Certes, il ne faut pas y chercher des up tempos à vous donner des fourmis dans les jambes, mais il y a, tout au long de ce très bel opus, une finesse qui touche au groove, à une folk song apaisée, à un rock mesuré (on y trouve « Castles Made of Sand » de Jimi Hendrix dans une version étonnamment abstraite), un album qui donne des ouvertures vers le classique et nous fait découvrir un pianiste qu’on a eu envie de rencontrer (il se produit dans le quartet élargi de Félix Zurstrassen avec Antoine Pierre, Nelson Veras et Ben Van Gelder, et il se pourrait même que Kit Downes soit sur le prochain enregistrement du bassiste). Rencontre dans les Fagnes, chez Pirly Zurstrassen.

Kit Downes © Alex Bonney

Par quel chemin êtes-vous passé pour devenir musicien ?
Kit Downes : Je suis né dans un environnement musical : ma mère est professeure de musique, mon père joue de l’orgue et chante. J’ai donc été très tôt baigné dans ce milieu-là. A huit ans, je suis entré dans le chœur de la Cathédrale où nous chantions le matin et à l’office du soir, chaque jour de la semaine… J’ai fait ça pendant quatre ans et demi. Nous avions un répertoire varié avec un ensemble de cordes et je chantais d’oreille. Avec le temps, je me suis mis à l’orgue avec un professeur qui m’a appris comment fonctionnait l’instrument, comment il était construit, comment on orchestrait et il m’a encouragé à improviser sur celui-ci.

Ce qui n’est pas fréquent…
K.D. : En fait si car pendant les offices, il y a des moments où l’organiste doit remplir les espaces, les moments où rien ne se passe. Alors, il prend une pièce qu’il a composée ou une autre qu’il développe en passant d’une clé à l’autre avec des variations. Je n’étais pas très bon dans cet exercice, je n’avais que dix ans à l’époque, mais ça m’a ouvert à l’improvisation et m’a fait comprendre la liberté que ça permettait.

C’était un premier pas vers le jazz.
K.D. : En effet, c’est à cette période que ma mère a suggéré que je pourrais aimer le jazz à cause de l’improvisation. Je me suis mis à écouter des disques : les premiers étaient « Night Train » d’Oscar Peterson, le « Köln Concert » de Keith Jarrett. Ensuite Herbie Hancock et d’autres pianistes…

«D’une certaine façon, ma musique pour le label Edition ou pour le label ECM est assez similaire. C’est la façon dont nous l’abordons et dont nous l’enregistrons qui est différente.»

Comment se déroule votre formation ?
K.D. : A l’âge de quatorze ans, j’ai quitté Norwich où je suis né, pour aller à Londres étudier dans une école de musique pendant quatre années, puis l’université en musique aussi.

Quand êtes-vous passé au piano ?
K.D. : Je suis passé au piano après l’orgue. L’orgue vers neuf ou dix ans et le piano à douze ans.

A Londres, vous avez eu l’occasion de jouer en clubs ?
K.D. : Vers quinze-seize ans, j’ai commencé à jouer des gigs dans des hôtels à Londres, en accompagnant des chanteurs, mais aussi dans des jam-sessions. Ça pouvait être des standards, ou du funk, tout ce qu’on me demandait de jouer en fait.

Votre trio, on l’a découvert avec « Enemy » sur Edition Records, une atmosphère complètement différente.
K.D. : Oui, le premier disque a été enregistré pour Edition Records dans un esprit tout à fait autre. L’équipe du label a participé au mixage du disque, ce qui a donné des couleurs différentes. Il y avait aussi des invités, l’esthétique était plutôt agressive. En même temps, je travaillais aussi pour ECM avec des enregistrements pour orgue, et j’avais par ailleurs un disque en trio qui était prévu pour le label munichois. Il était clair, dès le départ, que le son et l’esthétique de l’album seraient dans un autre esprit. Manfred avait une vision pour le trio qui était évidemment proche de son esthétique. Pour préparer l’album ECM, nous avons alors joué sur scène, moins dans l’esprit du power trio enregistré pour Edition, et nous nous sommes concentrés sur une atmosphère plus proche de la musique de chambre et sur des tempos plus lents. D’une certaine façon, la musique est assez similaire, mais c’est la façon dont nous l’abordons qui change complètement, et la façon dont elle est enregistrée est totalement différente. C’est sans doute la différence la plus importante. Il n’y a pas de beats dans cette musique, la façon dont nous déclinons la musique est différente. Dans le premier album, c’était assez littéral avec une polyrythmie créé par les beats. Ici, tout le monde joue la polyrythmie, mais c’est un peu plus caché, sous-entendu.

Kit Downes © Paula Rae Gibson

«Ça n’aurait aucun sens de travailler avec un producteur et de suivre une autre ligne esthétique que la sienne.»

Le batteur a un rôle clairement différent.
K.D. : Oui, le rôle du batteur est différent. C’est aussi dû au lieu où nous enregistrions, l’auditorium de Lugano, où il n’y avait pas de casques, pas de monitoring. Tout sonnait naturellement, nous devions considérer la pièce comme un autre acteur de l’enregistrement, comme un autre musicien… Le son aurait sans doute été plus sec si nous avions enregistré dans un studio, la résonance y est tout à fait différente, moins naturelle. Tout comme nous devions considérer Manfred comme un autre musicien. Ça n’aurait eu aucun sens de travailler avec un producteur et de suivre une autre ligne esthétique que celle de sa propre vision. Nous étions évidemment excités d’enregistrer pour lui et il a apporté beaucoup de suggestions lors de l’enregistrement. Il repérait les éléments qui collaient le mieux à son esthétique.

L’enregistrement à Lugano a pris du temps ?
K.D. : Tout a été enregistré en un jour et le lendemain c’était mixé. Tous les morceaux sont des premières ou des secondes prises. Nous étions prêts avec ce matériel car la session avait dû être reprogrammée cinq fois à cause de la pandémie. Nous avions donc eu le temps de préparer un répertoire qui nous appartenait vraiment.

Quand vous avez parlé de musique de chambre, je dois dire que je n’ai pas eu cette impression en écoutant l’album où la fluidité du jazz domine.
K.D. : Quand j’ai parlé de musique de chambre, je voulais parler de la façon dont nous avons enregistré, plus que de l’émotion que procure la musique. C’était la grande différence pour moi, la configuration naturelle qui a changé la musique…

Kit Downes © Juliane Schütz

Il y a le côté groovy de « Sandilands », le côté folk song de « Sister, Sister », et aussi Jimi Hendrix.
K.D. : Quand j’étais enfant, j’écoutais beaucoup Jimi Hendrix.

James Madden est votre partenaire de longue date.
K.D. : Il est de Londres, James et moi avons étudié et beaucoup joué ensemble.

Petter Eldh a composé plusieurs titres.
K.D. : Petter avait aussi composé la moitié du répertoire sur « Enemy ». Quand j’ai entendu pour la première fois Petter jouer avec Django Bates, j’ai aimé la complexité rythmique qu’il mettait dans sa musique, de façon très libre, très expressive et très fraîche. Il y a eu une belle collaboration entre nous pour les compositions de cet album.

«Il n’existe en fait aucun genre que je n’aime pas écouter.»

Concernant le jazz au Royaume-Uni, ce sont surtout des noms de pianistes qui viennent en tête en premier lieu : Matthew Bourne qu’on a vu chez nous avec Trio Grande, John Taylor, Andrew Mc Cormack, Jason Rebello, y aurait-il une école du piano propre au Royaume-Uni ?
K.D. : L’influence de Bates et Taylor a sans doute été très forte, mais ça n’a rien de spécialement britannique. John Taylor a vécu à Cologne et il a beaucoup influencé Pablo Held, par exemple.

Quelles sont les musiques qui vous ont inspiré ?
K.D. : J’écoute beaucoup les pianistes déjà cités, mais aussi Teddy Wilson, Errol Garner, Monk, Mc Coy Tyner …. J’écoute beaucoup de musique classique : les impressionnistes français, Messiaen, Bartok, souvent des musiciens inspirés par leur folklore. Mais je m’intéresse aussi à l’ambient music, l’électronique, tout ce que mes amis me recommandent. Il n’y a en fait pas de genres que je n’aime pas écouter.

Kit Downes
Vermillion
ECM

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin