Le “Gaume” imbibé de jazz
Le Gaume imbibé de jazz.
Texte et photos de Jean-Pierre Goffin
Trente ans de Gaume Jazz Festival, c’est l’incontournable moment d’un bilan chiffré impressionnant : 592 concerts parmi lesquels 399 productions belges et 193 internationales, 58 créations, plus de 30 nationalités représentées. Une diversité artistique unique en Belgique et de multiples collaborations avec des structures étrangères, sans compter les ateliers des « P’tits Gaumais » du Jazz et les stages conduits par quelques-uns de nos meilleurs jazzmen (women) – cette année, entre autres, André Klenes, Eve Beuvens, Stephan Pougin…
Diversité esthétique qui se frotte forcément aux discussions sur les goûts de chacun et l’opportunité de programmer une tête d’affiche « grand public ». Débat stérile dans la mesure où le résultat est là : le public est nombreux et tout acquis, l’enthousiasme est réel et même si le son était plutôt quelconque ( et c’est gentil !) – on s’est d’ailleurs demandé pourquoi le moment le plus audible a été quand Michel Jonasz s’est assis au piano et a utilisé le micro de Jean-Yves d’Angelo… le public, lui, était aux anges et ne se privait pas de reprendre « Super Nana », « Les Fourmis Rouges » ou « Du Blues, du Blues, du Blues ».
Avant ça, on eut l’occasion de découvrir une nouvelle formule de MikMâäk, en formation élargie : Geoffroy de Masure (trombone), Niels Van Heertum et Michel Massot (tuba), Bart Maris, Jean-Paul Estiévenart et Laurent Blondiau (trompette), Gregoire Tirtiaux, Jeroen Van Herzeele et Guillaume Orti ( saxes), Yann Lecollaire (clarinettes), Pierre Bernard et Quentin Menfroy(flûtes), Joao Lobo (drums), Claude Tchamitchian ( contrebasse) et Fabian Fiorini (piano), soit quinze des meilleurs représentants de la scène jazz contemporaine franco-belge. Répertoire partagé entre les musiciens : « Nine » de Blondiau, « Estuarium » de Niels van Heertum avec d’impressionnants unissons de souffleurs, « Etoiles de Brumes Suspendues » de Guillaume Orti, « Souffle de Lune » de Michel Massot, et « Katsounine », une suite de Claude Tchamitchian entamée par un solo suraigu de Guillaule Orti rappelant les envolées d’Ornette Coleman, suivi d’incroyables riffs de trompettes et de barrissements de tuba pour une explosif final, avant l’apaisement de clôture, serein et introspectif. Du grand grand big big Mâäk !
On retrouvait la quasi-totalité du groupe ( moins Joao Lobo et Jean-Paul Estiévenart) le lendemain midi pour un concert off dans la Basilique d’Avioth, splendide bâtiment du 13e siècle niché de façon improbable dans un petit village français. Un autre moment d’anthologie puisqu’on y découvrait Fabian Fiorini aux grandes orgues, tous les musiciens se casant au jubé pour un nouveau moment de pur bonheur musical.
Une découverte du festival, le Big Band « Big Nowhere », concentré de jeunes talents belges (Vincent Thékal, Laurent Barbier,…) et de musiciens français, propose un répertoire de musique urbaine, parfois violente, parfois sombre, commentée par le slammeur américain Eli Finberg. Une grande formation aux sonorités originales faites de couinements, bruissements, bruitages divers déjantés. On attend la multiplication des concerts de ce prometteur ensemble pour que la fougue sonne avec plus de spontanéité encore. Un groupe à suivre dans les prochains mois.
Après ce joyeux chaos sonore, on retrouvait Jean-Paul Dessy dans l’église pour un concert solo au violoncelle. Introspection totale, concentration qui créait de longs silences entre chaque pièce, la musique de Jean-Paul Dessy touche à la fois à la grâce et au spirituel, sans qu’on ne ressente un instant combien cette musique nécessite de technique. Sur un répertoire entièrement de sa plume, le violoncelliste directeur artistique de l’ensemble « Musiques Nouvelles » a littéralement envouté le public de l’église de Rossignol.
La première création 2014 mettait à l’honneur le pianiste Igor Gehenot, devenu en peu de temps un des pianistes-phare de la scène belge. Pour l’occasion, Igor avait invité le quatuor à cordes polonais « Atom String » à joindre son trio, Teune Verbruggen à la batterie et Philippe Aerts à la contrebasse. Le concert débutait par une pièce du quatuor seul en scène avant l’arrivée du trio qui allait nous régaler de nouvelles compositions de son prochain album « Motion » à paraître chez Igloo : « Crush » tout d’abord, pièce enlevée, quasi électrique tant les arrangements du quatuor portaient le trio, et « After The Big Rush » donnaient l’impression de sonner comme des standards, tout comme « Joe’s Dream » : après une intro de Teun Verbruggen qui se servait d’objets divers et jouets placés sur ses caisses, Igor entamait un thème aux fortes réminiscences bop. Le guitariste Lorenzo Di Maio rejoignait la bande pour « Santiago » et d’autres pièces aux accents plus romantiques, un climat qu’Igor affectionne particulièrement. Pendant tout le concert, on eut l’agréable impression de naviguer en terrain connu tant les compositions du pianiste sonnent comme des (futurs) standards, avec un trio brillant à la cohérence complètement maîtrisée. On attendait beaucoup de cette création et elle répondait à l’attente… Vivement la sortie de ce nouvel opus !
Petit coup d’œil ( un mini-set de 30 minutes) à un groupe de tout jeunes musiciens : Ofri Nehemya a à peine 19 ans et est déjà le batteur d’Avishai Cohen et… est l’aîné du quartet qu’il présentait à Rossignol : Gadi Lehavi (16 ans !) au piano, Tal Mashiach à la contrebasse et Shachar Elnatan à la guitare ont produit un set énergique, sur un répertoire essentiellement original et terriblement bien mis en place.
La nuit tombée, Majid Bekkas clôturait cette deuxième soirée dans la sérénité absolue d’une musique aux sonorités magiques. Khalid Kouhen aux percussions vertigineuses de technique et Manu Hermia dans un climat qu’il affectionne, ajoutaient de magnifiques couleurs au jeu tout en finesse de Majid. « Al Qantara » déjà sorti sur le label Igloo fournissait l’essentiel d’un répertoire qui a ravi les oreilles du nombreux public.
Le pianiste Jean-Philippe Collard-Neven navigue avec une aisance confondante dans toutes les eaux de la musique, ce qui en fait un artiste tout à fait à part. Alternant compositions personnelles souvent aux effets percussifs ( on pense parfois à Chick Corea) et quelques une de ses pièces favorites, le pianiste réussissait le pari tenté par Jean-Pierre Bissot d’offrir ce récital dans le grand chapiteau plutôt que dans l’intimité de la petite salle. Un hommage à Charlie Haden avec « First Song », à Henri Mancini avec « Moon River » ou à un de ses complices de scène le contrebassiste Michel Donato avec « Petite Brise », Jean-Philippe Collard-Neven joue sur tous les climats avec une aisance rare. Evoquant dans une de ses compositions l’influence de la musique de Cesaria Evora, on y perçoit aussi la douceur des mélodies et les images d’un film italien. Si on jouait au petit jeu ( bien bête, je le concède) du best of gaumais 2014, sûr que ce récital y aurait une belle place.
Après Igor Gehenot, un autre de nos enfants prodiges du jazz s’était vu offrir une création cette année : avant son départ pour New York, Antoine Pierre avait réuni pour l’occasion un fameux line-up. De son propre aveu, lorsque Jean-Pierre Bissot lui a proposé cette carte blanche, Antoine n’avait jamais imaginé un projet de cet acabit… Et dire qu’il ya peu, il ne connaissait pas l’existence d’Enrico Pieranunzi ! Il l’a rencontré lors d’un concert avec Philip Catherine et a pensé pour ce concert jouer des pièces du pianiste italien extraites de son dernier album sur lequel Antonio Sanchez tient la batterie… L’idole d’Antoine ! Le rêve, quoi ! « Blue Waltz » d’abord en trio puis « Detras Mas Alla » avec Alain Pierre en invité étonnent par leur spontanéité, par le contraste aussi entre le phrasé fluide et léger du pianiste et la frappe sèche et surprenante du batteur. Le très bop « Keep Hope Alive » de Philippe Aerts emmène Steve Houben et Jean-Pol Estiévenart vers les sommets, alors que le plus complexe « Winter Flags » de Steve Houben développe des harmonies plus singulières et contemporaines. Antoine Pierre y va aussi de sa composition au tempo énergique ( ce sera d’ailleurs le fil bleu de tout le concert) avant que le père reviennent pour un bis de sa composition. Un tout grand concert, lumineux et très libre, le jazz dans toute son essence, celle où la spontanéité de l’improvisation peut toucher au septième ciel. « So Long Antoine and don’t stay over there too long » aurait dit Mingus.
Etonnant projet suédois aussi que ce GUBB : déplacé de la scène du parc vers le chapiteau pour cause de trombes d’eau qui empêchèrent toute poursuite des concerts en extérieur, ce big band de jeunes artistes scandinaves forme une espèce de formation des Jeunesses Musicales comme on aimerait en connaître chez nous. Présentant le résultat de trois années de travail, ce bel orchestre était animé de façon plutôt ludique par Al Möller, multi-instrumentiste à la bonne humeur communicative.
Après avoir écouté le CD « Monk’n Roll » du saxophoniste italien Francesco Berzeatti, combinaison audacieuse de thèmes monkiens avec quelques grands titres du rock, on se réjouissait d’entendre ça sur scène. Et finalement, on eut la sensation décevante d’entendre un copié-collé de l’album auquel se greffaient quelques flops (involontaires ou préparés ?) du côté technique : le trompettiste réclamait des retours plus puissants, le batteur se retrouvait avec la pédale grosse caisse défectueuse, le leader comblait le vide par des commentaires humoristiques… Et musicalement, on ressentait surtout l’agression sonore d’une surcharge insupportable de décibels dont on attendait finalement qu’une chose : laissons Monk à Monk et le rock aux rockeux.
Le Gaume 2014, édition du trentième anniversaire d’un festival unique en son genre en Belgique, nous a offert comme à son habitude un florilège de découvertes comme on en voit qu’ici, dans ce petit village gaumais. Un festival qui construit des ponts reliant des mondes musicaux souvent improbables, mais ô combien passionnants. Souhaitons au Gaume Jazz trente nouvelles années à nous ravir les oreilles.