Lew Tabackin, flûtiste d’exception
Lew Tabackin, un flûtiste d’exception.
J’écoute rarement des flûtistes en jazz, bien que je sois moi-même flûtiste.
Quand on écoute Parker, Gillespie, Coltrane voire Jarrett, on réalise que le jazz n’a rien à envier au répertoire classique ou contemporain sur le plan de la technique pure. On attend encore toujours l’œuvre de compositeurs “sérieux” qui, sur le plan technique, irait plus loin que les solos de Parker dans Koko, Gillespie dans Night in Tunesia ou Coltrane dans Venus.
Pour la flûte, en jazz, le constat est amer. À deux points de vue. Pour commencer, un certain dénuement sur le plan de la technique d’improvisation. Rien parmi les flûtistes jazz en vue dans les années 1950 et au début des années soixante – jusqu’à Dolphy – qui puisse être comparé à ce que jouaient couramment des Rampal, Pahud, Galway… Je pense ici, entre autres, aux pièces de Bach, au concerto de Jacques Ibert, Syrinx de Debussy, Density 21.5 de Varèse etc.
Ensuite, sur le plan sonore, peu de profondeur et largeur de sonorité pour le registre le plus bas, absence de vibrato, registres moyen et aigu souvent métalliques, voire criards, suraigus peu purs, voire même peu utilisés. J’avais retenu pourtant certaines belles plages : l’introduction et le solo de Bobby Jaspar dans Never Let Me Go (avec J.J. Johnson), la très belle Première Gymnopédie par Youssef Lateef et Arvanitas au piano malgré une sonorité en graves un rien terne. Mais aussi le superbe What’s New par Jeremy Steig, avec Bill Evans au piano. Steig, doté d’une des plus belles sonorités à l’époque, perceptible par ces beaux graves vibrés. Il y eut aussi un incroyablement beau solo de piccolo de Pharoah Sanders dans To Be sur l’album Expression de Coltrane. Coltrane jouait lui-même de la flûte (celle de Dolphy, déjà mort), mais de manière médiocre et avec une sonorité peu attrayante. J’aime aussi beaucoup la manière personnelle et originale d’improviser de Hosan Yamamoto au shakuhachi, comme sur l’album Otoño, ainsi que celui avec le vibraphoniste Karl Berger.
En 1968, ce sera le choc. J’achète un disque d’Eric Dolphy et j’entends “Glad To Be Unhappy“. Je suis sidéré, et deviens immédiatement l’un de ses plus fervents admirateurs. Un grave chaud, large, épais, profond, résonnant, avec vibrato, une sonorité de toute beauté, et cette étourdissante technique qui lui permet d’improviser en quadruples ou quintuples croches sur tempo lent de ballade, et pas simplement en égrenant des gammes ou des chromatismes aller/retour, mais en notes avec altérations au sein d’une même mesure, et chromatismes. Et, Dolphy, c’est sans doute la raison pour laquelle j’admire Lew Tabackin qui – fait rare en jazz – fit des études de flûte traversière au conservatoire de Philadelphia. Je l’avais noté dans Wise One à la flûte, cette composition de Coltrane diffusée sur l’album I’ll Be Seeing You (1992), une version vraiment transcendante.
Le 3 avril dernier, je saisis l’occasion d’aller écouter Lew Tabackin à l’Archiduc (Bruxelles), en trio, avec Philippe Aerts à la contrebasse et Mourad Benhammou à la mini-batterie. Avant le concert, j’ai écouté l’album “Soundscapes”, sortie en février 2016, avec attention. Je n’aborderai ici que le flûtiste, pour la simple raison que son jeu au saxophone ténor, personnel et doté d’une très belle sonorité – encore un peu trop sous l’influence de maîtres comme Hawkins et Rollins – fait preuve de moins d’innovations que quand il s’exprime à la flûte. À l’Archiduc, Lew Tabackin ne joua malheureusement que deux morceaux à la flûte durant le premier set, puis il la rangea. Accompagné chaque fois par un étudiant japonais de classe de flûte du conservatoire d’Anvers pour l’exposé des thèmes, il interpréta donc Delilah et un autre morceau inconnu. Tous deux d’un cru incomparable, d’une fabuleuse sonorité chaude dans les graves, éthérée dans les registres moyen et suraigu, improvisant de beaux solos, avec une aisance, une diversité, des effets contemporains qui m’ont fait penser – et je le lui ai confié ce soir-là – qu’aucun autre flûtiste depuis Dolphy n’avait réussi à atteindre.
Quant à son album Soundscapes, paru en février, il comprend trois morceaux interprétés à la flûte. Garden At Life Time qui fait référence à la fois à un jardin au Japon et à un club de jazz adjacent. Pour la petite histoire, le Japon est sa seconde patrie sur le plan culturel, mais aussi dans sa vie privée, avec son épouse Toshiko Akiyoshi, pianiste et co-leader de leur big band !
Garden At Life Time commence par des effets typiquement contemporains : phrasé haché, traits courts et disparates, suraigus fortement sifflés ou légèrement vrillés. Boris Kozlov arrive ensuite, à la contrebasse (> 01 :10), par des traits orientaux du plus bel acabit, avant un solo de flûte d’une beauté indicible, luxuriante, captivante, lyrique, aéré et sauvage, sur un bel écrin d’accompagnement de contrebasse et de batterie (Mark Taylor). Le standard de Jerome Kern Yesterdays voit un exposé à la flûte d’une admirable beauté, avec une sonorité dans tous les registres : vibrato lent de type classique, et un lyrisme à fleur de peau, sur accompagnement délibérément parcimonieux du duo rythmique. Puis, le tout démarre en mode animé (> 01 :29), en partant d’un riff comme on a pu les entendre chez Parker ou Gillespie. On remarque, dans certaines phrases, que Tabackin est capable d’une époustouflante virtuosité, comme dans ce passage à 04 :17/04 :28, que je puis presque assimiler à des “sheets of sound”(terme utilisé par Ira Gitler à propos de Russian Lullaby sur l’album Soultrane de Coltrane avec Red Garland, en 1958), tant les notes sont à peine esquissées, tout en conservant une homogénéité de sonorité exemplaire. Ici, aussi, Kozlov est intéressant dans son solo. Dans Sunset and the Mockingbird (Duke Ellington), Tabackin produit des effets de musique contemporaine en introduction, mais durant l’exposé du thème, il joue également des embellissements en idiome moderne : trilles, effets dans des registres différents, flutters, traits rapides, etc. Son solo est excellent, agrémenté de bruits de gorge qu’il articule sans doute involontairement tant il met de l’enthousiasme – à presque 75 ans ! – dans ce qu’il joue. Kozlov à la contrebasse ici aussi dans un bon solo parfois en notes multiples après un début un peu trop orthodoxe.
Lew Tabackin, un flûtiste à découvrir, doté d’une fabuleuse technique, d’une sonorité parfaite, digne de flûtistes classiques ou contemporains. À écouter également, Wise One, une composition de Coltrane, où il réussit à introduire des touches zen – comme il me le confia, puisque c’est là son but – et, peut-être aussi, parmi ses plus grandes réussites, les albums “I’ll Be Seeing You”, “Live in Paris”, ainsi que celui enregistré au château présidentiel de Prague en 2009.
Roland Binet