Majid Bekkas : Le «Je» sans frontières

Majid Bekkas : Le «Je» sans frontières

Auteur d’un magnifique album paru chez Igloo ces jours-ci, Majid Bekkas nous raconte les fondements de ce « Joudour », ces racines qui ne demandent qu’à s’entremêler avec celles d’autres cultures.

Majid Bekkas © Hugo Lefèvre

«Je dois avouer que sur le moment, je n’ai pas pris la proposition de Daniel Sotiaux au sérieux…»

« Joudour » que l’on traduirait par « racines » pourrait signifier « un retour aux sources ». Considérez-vous que la boucle est bouclée ? Vous qui avez multiplié les rencontres et les expériences avec d’autres cultures…
Majid Bekkas : Non, ce n’est pas la fin de l’histoire. Par contre, c’est bien un retour aux sources. Lors de la période de pandémie, je me trouvais seul, enfermé à la maison. J’ai pensé faire ce disque à ce moment-là, je voulais vivre cette expérience d’échanges pour arriver à ce projet commun qui tournerait autour de ma culture, avec des apports extérieurs.

Un retour également auprès du label Igloo qui vous a révélé il y a vingt ans…
M.B. : Tout à fait. « Joudour » représente l’évolution de ma musique depuis « African Gnaoua Blues », mon premier album qui date de vingt ans. C’est une commémoration.

Comment s’est faite cette rencontre ?
M.B. : J’ai rencontré Daniel Sotiaux à Rabat, à une époque où il était délégué auprès de la Fédération Wallonie Bruxelles. J’étais invité à me produire avec d’autres artistes au cours d’une fête à laquelle il était présent. A la fin du concert, il est venu me féliciter et m’a demandé s’il était possible de m’acheter un disque… Mais je n’avais encore jamais enregistré. Ma musique n’intéressait pas les producteurs locaux. Elle vivait essentiellement lors des fêtes, de mariage notamment. Daniel m’a dit qu’il souhaitait m’enregistrer… Je dois avouer que sur le moment, je n’ai pas pris sa proposition au sérieux, j’ai pensé qu’il m’oublierait rapidement… Quelques jours plus tard, Daniel m’a appelé et effectivement, grâce à lui, j’ai pu enregistrer mon tout premier disque.

Brötzmann Gania Drake © Geert Vandepoele

Ces racines que vous évoquez symbolisent-elles aussi une certaine forme de nostalgie ?
M.B. : Oui, une nostalgie envers la ville de Zagora, dans le Sud du Maroc où j’ai mes attaches, même si j’ai grandi et que je vis encore tout au Nord, à Salé. Je me suis rendu que très rarement à Zagora, où se trouve le désert marocain. Mais cette région est importante pour moi. Là et plus loin encore vers l’Afrique de l’Ouest, plus particulièrement le Mali où je puise mon inspiration musicale.

Vous le chantez d’ailleurs : « le blues africain vit dans mon esprit ».
M.B. : Oui, le blues africain, c’était Ali Farka Touré, c’est Habib Koité… Je fais partie de cette famille-là.

Le Maroc est un pays charnière entre cette Afrique dont vous parlez et l’Occident…
M.B. : Oui, tout à fait : Alcantara… Le pont !

On perçoit clairement dans votre œuvre cette volonté de mixer le Nord et le Sud…
M.B. : Oui, au travers du Maroc qui en est le pont…

C’est flagrant avec votre album précédent, « Magic Spirit Quartet » que vous avez enregistré avec des musiciens scandinaves…
M.B. : Je fais partie de l’organisation d’un festival à Rabat : Jazz au Chellah, qui accueille des groupes européens. C’est à l’occasion d’une jam à l’hôtel que j’ai rencontré les musiciens avec lesquels nous avons formé le Magic Spirit Quartet. Nous sommes partis en tournée et nous avons enregistré ce disque…

Et sur « Joudour » encore on retrouve des musiciens venus d’un peu partout, sur les continents africain et européen…
M.B. : Ma musique gravite autour de ces rencontres. C’est une musique traditionnelle africaine qui reste ouverte au reste du monde. C’est ça le « Joudour ». C’est aussi un jazz d’origine africaine.

«Cette expérience m’a permis d’apprendre beaucoup de choses par rapport aux techniques de studio.»

« Joudour » a été enregistré à distance suite à la crise sanitaire. N’était-ce pas frustrant pour vous qui aimez les rencontres ?
M.B. : C’est la première fois que je vis cette expérience. D’habitude, nous nous retrouvons pour quelques jours en studio. Tandis qu’ici, je devais récolter tous les enregistrements dans mon propre studio, à la maison. Je l’avoue, je l’appréhendais… Et je suis surpris du résultat (sourire). Cette expérience m’a permis d’apprendre beaucoup de choses par rapport aux techniques de l’utilisation d’un studio. Mais je n’avais pas d’autres choix. Bien sûr, j’ai choisi les musiciens en fonction de la perception qu’ils ont de ma musique. Il n’y a pas de hasard. Il y a de vieux amis de route, comme Manu Hermia ou comme le percussionniste Khalid Kouhen. Il y a aussi des musiciens qui apportent une couleur que j’apprécie, celle du Weather Report. Michael Hornek, le claviériste, est présenté comme étant le nouveau Joe Zawinul… dont Karim Ziad a été le batteur.

D’un autre côté, pas de frontières… Ce qui facilite de nombreux échanges.
M.B. : Tous ces musiciens étaient disponibles. Ils enregistraient et m’envoyaient leurs fichiers. Parfois, nous apportions quelques corrections après en avoir discuté. Je suis très satisfait du résultat.

Brötzmann Gania Drake © Geert Vandepoele

«La musique venait en vérité en second lieu car elle ne vous permet pas de vivre, surtout au Maroc.»

Parlez-nous un peu de votre jeunesse. Qu’attendait-on de Majid quand il était un enfant ? Et lui, à quoi rêvait-il ?
M.B. : Comme tous les enfants… J’allais à l’école. Mais j’avais aussi un oncle et un grand cousin qui préparaient des spectacles : de musique, mais aussi de théâtre. J’assistais aux répétitions. Il y avait des instruments : l’oud, la guitare… La musique a été présente autour de moi très tôt. Grâce à eux, je me suis inscrit au Conservatoire où j’ai suivi les cours de guitare classique.

Quand avez-vous compris que la musique ferait partie de votre destin ?
M.B. : Il y avait la musique, mais aussi les études. La musique venait en vérité en second lieu car elle ne vous permet pas de vivre, surtout au Maroc. (il demeure pensif) Ah, le destin ! J’ai terminé mes études avec un diplôme en information. J’ai été recruté au Ministère de la culture comme bibliothécaire puis j’ai demandé ma mutation au Conservatoire où j’ai créé un centre de documentation musical. Parallèlement, j’enseignais la guitare classique. Et enfin, je me suis retiré de tout cela pour me consacrer entièrement à la musique.

«J’ai un vrai regret, celui de ne pas avoir pu jouer avec Don Cherry.»

Vous avez joué avec beaucoup de grands noms du jazz. Qui d’autre auriez-vous aimé rencontrer ?
M.B. : (il devient grave) J’ai un vrai regret, celui de ne pas avoir pu jouer avec Don Cherry. Je suis certain qu’on l’aurait fait s’il n’avait pas connu la mort si tôt. Nous avions un ami commun, Hamid Drake, qui était son batteur. Souvent, il me disait que nous devions travailler ensemble, que nous étions faits pour cela. Sinon, j’ai joué avec Archie Shepp, Joachim Kühn, Pharoah Sanders… A ce propos, nous avons enregistré un disque live, à la Philharmonie de Berlin. J’ai toujours les fichiers sur moi (il montre son téléphone), mais malheureusement, ce n’est plus possible que cela se concrétise. C’était magnifique !

« Joudour » se termine par une très belle chanson que vous interprétez seul à la guitare. Cela me rappelle un peu le « Redemption Song » de Bob Marley. J’y perçois beaucoup de spiritualité…
M.B. : C’est une chanson qui rentre parfaitement dans le répertoire Gnaoua. Je l’ai travaillée à la façon mandingue. C’est étonnant : dès que je joue ce type de répertoire avec une guitare classique, elle prend directement la couleur et les saveurs du Mali. C’est moins le cas si je joue du guembri.

Outre le concert de demain à Paris (notre rencontre a eu lieu à Bruxelles le 16 novembre), comptez-vous tourner et aurons-nous la chance de vous voir en Belgique prochainement ?
M.B. : Oui, nous ferons vivre ce projet. Nous mettons des choses en place.

Sous quelle configuration ?
M.B. : Celle du disque, en quintet.

Majid Bekkas
Joudour
Igloo Records

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Yves Tassin