Martial Solal : la dernière séance

Martial Solal : la dernière séance

De Django Reinhardt en 1953 à Dave Liebman en 2020, Martial Solal les a tous rencontrés. A lui seul, il est l’Histoire du jazz, y mettant une touche personnelle reconnaissable entre toutes. Comme il nous le confirme dans cet entretien, ce « Coming Yesterday » enregistré à Gaveau sera bien le dernier concert en public, s’ajoutant à une centaine d’albums enregistrés avec le gotha du jazz international. Il le dira en prélude à cet entretien prévu au départ par mail : ses doigts glissent plus facilement sur un clavier de piano que sur un ipad… C’est donc au téléphone qu’a eu lieu cette conversation.

Martial Solal ‐ North Sea Fest 2004 © Geert Vandepoele

«Je me doutais bien que je n’allais pas continuer à faire des gammes durant des heures toute ma vie et que ce serait mon dernier concert.»

Revenir à Gaveau pour votre dernier concert, là où vous avez joué au début des années 60 avec Daniel Humair et Guy Pedersen, c’est une chose à laquelle vous avez pensé avant ce concert du 23 janvier 2019 ?
Martial Solal : Il faut dire que je suis revenu entre-temps quelques fois dans cette salle, dans des conditions différentes, avec des ensembles pour lesquels j’avais composé des pièces pour des pianistes classiques. Mais comme vous le dites, en ce qui concerne le jazz, les souvenirs essentiels de Gaveau, ce sont les deux concerts que j’ai donnés avec Daniel Humair et Guy Pedersen. Ce n’est pas par hasard si je suis revenu à Gaveau… Je me doutais bien que je n’allais pas continuer à faire des gammes durant des heures toute ma vie et que ce serait mon dernier concert. J’ai choisi Gaveau un peu symboliquement parce que c’est la meilleure salle de Paris pour le piano, celle où tous les grands pianistes du monde se sont produits.

Quel souvenir gardez-vous de ces concerts ?
M.S. : Cette salle m’a rappelé de très bons souvenirs, nous étions très jeunes, habillés en smoking parce que nous imitions le Modern Jazz Quartet. Et puis le deuxième concert a été un peu une forme inédite de concert, il n’y avait aucun standard, le répertoire était uniquement constitué de mes compositions, contrairement à ce qui se faisait à l’époque, où tout le monde ne jouait que des standards.

Sauf « Jordu » de Duke Jordan qui ouvrait le concert…
M.S. : Rappelez-moi quels sont les titres de mes compositions sur ce disque ?

« Averty, c’est moi », « Nos Smoking », « Aigue-Marine », « Gavotte à Gaveau », « Dermaplastic », …
M.S. : Oui, c’est bien de ce concert qu’il s’agit, mais j’avais oublié que j’avais débuté par « Jordu ». « Dermaplastic », pour l’anecdote, c’était la marque des peaux de batterie de Daniel Humair, je crois que je n’avais encore jamais dit ça dans une interview, vous avez la primeur !

«C’est très important de ne pas se prendre au sérieux par le biais de l’humour.»

Déjà à cette époque vous mettiez beaucoup d’humour dans les titres de vos compositions et cet humour transparaît aussi dans votre musique qui contient beaucoup d’espièglerie, de surprises dans les improvisations. Mais curieusement, vous avez souvent été catalogué comme un musicien sérieux.
M.S. : Ce qui prouve que l’humour, c’est sérieux. C’est très important de ne pas se prendre au sérieux par le biais de l’humour. Mon humour est très relatif, je ne suis pas Raymond Devos que j’admirais beaucoup et auquel je n’arrive pas à la cheville… Par contre au piano… Il jouait pas mal d’instruments mais en amateur, de l’accordéon, de la guitare… Il était fou de musique. Bon, revenons-en à notre sujet…

«J’ai toujours adoré la Belgique… Et je ne dis pas ça parce que vous êtes belge, évidemment…»

Bien avant les concerts à Gaveau, vous aviez enregistré un album avec des musiciens belges.
M.S. : J’ai toujours adoré les musiciens belges, certains étaient mes musiciens fétiches à l’époque, Bobby Jaspar et René Thomas principalement. Il y avait aussi Benoit Quersin qui avait moins d’importance à mes yeux parce qu’un contrebassiste c’est moins excitant qu’un saxophoniste. Et depuis, j’ai toujours adoré la Belgique… Et je ne dis pas ça parce que vous êtes belge évidemment, ce serait trop facile ! Quand je venais à Bruxelles, je logeais toujours dans la rue des Bouchers. Je me souviens d’un événement qui n’a rien à voir avec la musique… Je venais à Bruxelles en voiture, il fallait cinq heures de Paris à cette époque, pas d’autoroute et je me garais dans cette petite rue très étroite, trop étroite même puisque le matin de mon premier jour, ma voiture a été embarquée par la police. A part ça, je venais pour jouer et je m’y sentais très bien. Chaque fois que j’y suis retourné par la suite pour un concert, j’avais un petit pincement au cœur en pensant à ces amis musiciens qui avaient disparu beaucoup trop tôt, c’étaient des musiciens de première classe.

Il y avait aussi Sadi sur ce premier disque.
M.S. : Bien sûr, je l’avais oublié, Sadi, avec qui nous avons enregistré ce disque et c’est finalement celui avec qui j’ai le plus souvent joué. Il jouait régulièrement au Blue Note, on se voyait régulièrement. Je l’ai revu bien plus tard dans un festival à Anvers.

«Ce que j’ai toujours préféré, c’est l’ambiance des petits clubs intimes, comme dans la rue des Lombards.»

Lorsqu’en 1985, Radio France et l’INA sortent un coffret de quatre 33tours consacré à des enregistrements publics, vous avez écrit : « Je regrette d’avoir si peu fait de disques en public ». Vous avez depuis rattrapé ce manque.
M.S. : Enregistrer en public a forcément quelque chose de stimulant, mais ça ne veut pas dire nécessairement dans une grande salle. Ce que j’ai toujours préféré, c’est l’ambiance des petits clubs intimes comme dans la rue des Lombards (en décembre 2016, Martial Solal jouait encore en duo avec Jean-Michel Pilc au Sunside – NDLR), j’adorais jouer là. J’ai fait deux disques aussi au Village Vanguard, mais j’y ai joué bien d’autres fois. A ce sujet, comme je sais que les journalistes aiment les anecdotes, en voici une (rires). Après ma dernière visite au Vanguard, la patronne Lorraine Gordon, une dame de quatre-vingt-cinq ans, m’a demandé de revenir jouer pour ses quatre-vingt-dix ans ! Elle m’a téléphoné plusieurs fois depuis New York, mais j’ai dit non parce qu’on y joue une semaine et c’est très fatigant. J’aimais beaucoup cette femme.

Dans ce même coffret, vous faites une réflexion interpellante à propos du concert de Chick Corea et Herbie Hancock qui vous suivaient sur la scène de Juan-les-Pins en 1979 : « Plus ils jouaient mal, plus les gens déliraient, je me suis demandé si le public avait aimé ce que j’ai joué… »
M.S. : (il m’interrompt)  Oui, bien sûr que les gens ont aimé ce que j’ai joué aussi, mais ce que je voulais dire, c’est que ce n’est pas leur talent que je mettais en cause, c’était leur envie de plaire au public avant tout. Ils faisaient des choses faciles alors qu’ils sont capables de jouer des choses très intéressantes. De là est venue cette réflexion.

«Le jazz évolue en fonction d’apports ou de simplifications qui en enlèvent souvent l’intérêt.»

Martial Solal ‐ Gent Jazz Fest 2013 © Geert Vandepoele

Un des grands plaisirs qu’on ressent en vous écoutant jouer, ce sont les références à l’histoire du jazz du 20e siècle, les standards, les grands créateurs : où s’arrête pour vous votre histoire du jazz ?
M.S. : Je l’explique dans les notes du livret : (extrait – NDLR) « le jazz reste pour moi celui du XXe siècle, celui qui a vu naître le New Orleans, le middle jazz, le be-bop, le free jazz. Les trois premières de ces époques du jazz ont été bâties sur une rythmique ternaire. Charlie Parker a peut-être été le premier à utiliser les doubles croches sur un tempo moyen, faisant oublier la nécessité de ce balancement permanent qu’on appelait le swing, ce balancement-là ayant disparu sous cette forme avec l’arrivée des rythmiques et des phrasés binaires. Ce style de rythmique ne correspond plus à ce que je considère comme essentiel… » Mais le jazz ne s’arrête jamais, il évolue en fonction d’apports ou de simplifications qui en enlèvent souvent l’intérêt.

Vous aimez introduire des comptines dans vos improvisations, un peu comme si c’étaient nos standards.
M.S. : Il y a trente ou quarante ans, j’avais déjà écrit un morceau qui s’appelle « Fluctuat Nec Mergitur », qui est la devise sur le blason de Paris, et j’y ai introduit « Il était un Petit Navire ». Pendant un certain temps, j’ai joué ce morceau et vingt ans plus tard, je ne le jouais plus. Récemment, lors d’un concert en Allemagne, pendant la balance, j’ai sympathisé avec l’organisateur et je lui ai demandé ce que je pourrais jouer que les Allemands connaissent vraiment bien et il m’a répondu : « une chanson d’enfants ». Alors, j’ai proposé « Au Clair de la Lune » et d’autres choses qu’il ne connaissait pas et quand j’ai joué « Frère Jacques », là il m’a dit que tout le monde connaît ça ! Ça a démarré comme ça il y a cinq ans environ. J’ai joué « Frère Jacques » à Munich, à Berlin, à Vienne, et c’est resté dans mon répertoire. C’est intéressant parce que les gens connaissent et ils peuvent apprécier comment on peut transformer un morceau. C’est ce qui me parait indispensable dans le jazz, la possibilité d’aller au-delà du thème.

«Plus le public connaît le morceau, et plus il peut profiter de la déformation que je lui fais subir.»

Vous avez même joué deux fois « Sir Jack » lors d’un concert enregistré à Gütersloh…
M.S. : Oui en effet, j’étais tellement satisfait de moi (entre guillemets) et je m’étais tellement amusé que j’ai décidé de le rejouer. Aussi pour montrer qu’on peut jouer deux fois un morceau de façon tout à fait différente.

Vous avez aussi joué « La Marche turque » de Mozart lors de ce concert.
M.S. : Oui ça a dû m’arriver, j’ai dû la massacrer (rires). J’essaye d’intéresser le public en paraphrasant sur le morceau, et plus un public connaît le morceau, plus il peut profiter de la déformation que je lui fais subir.

«Ce qui est fatigant, ce ne sont pas les concerts en eux-mêmes, mais tout le travail, les heures d’entretien permanent que cela suppose.»

Selon les versions qu’on a pu lire dans les journaux, certains disent que vous aviez décidé avant le concert de Gaveau que ce serait votre dernier en public. Qu’en est-il ?
M.S. : Non, j’ai pris la décision juste après. Ce qui est fatigant, ce ne sont pas les concerts en eux-mêmes, mais tout le travail, les heures d’entretien permanent que cela suppose. A quatre-vingt ans, il faut une énergie considérable pour s’exercer pendant des heures au piano. J’ai estimé que ça suffisait… et que de toute façon, on n’allait plus m’appeler longtemps… Le nombre d’années que j’ai passées devant un piano, c’est tout de même pas mal…

Martial Solal ‐ Amsterdam 2013 © Lutz Voigtländer

La vivacité d’esprit sur cet enregistrement ne donne pas l’idée de votre âge.
M.S. : Merci. Mais j’étais arrivé à une sorte de tournant. Avec dix ans de moins, j’aurais continué surtout après ce concert-ci parce qu’il ne ressemblait à aucun autre. C’est une espèce d’évolution qui va dans deux sens apparemment opposés : celui de la simplification tout en ayant l’hypocrisie de faire croire que c’est simple alors que c’est de plus en plus compliqué, au point de vue harmonique, au point de vue des ruptures. Le but est de simplifier parce que dans mes jeunes années, j’étais un peu boulimique. On m’a d’ailleurs souvent reproché de jouer trop de notes, mais pas dans ce dernier concert. Comme je le dis dans le texte du livret, ce concert est une sorte de testament.

«Depuis ce jour de concert à Gaveau, je n’ai pour ainsi dire plus touché mon piano.»

Ne plus jouer en public ne veut pas dire que vous n’allez plus jouer pour vous, pour le plaisir.
M.S. : Eh bien, vous faites erreur. Depuis ce jour du concert à Gaveau, je n’ai pour ainsi dire plus touché mon piano. Par contre, j’ai toujours beaucoup écrit de musique. On ignore souvent dans mon parcours ce côté écriture. J’ai écrit plusieurs concertos, des choses très sérieuses pour orchestre symphonique. La dernière chose que j’ai faite c’était pour Radio France avec orchestre symphonique en octobre 2020. La composition est une partie de ma vie qui a été moins connue, une cinquantaine d’œuvres hors jazz. Ça tient beaucoup aux agents qui me vendaient plus facilement comme pianiste de jazz que dans le monde classique parce qu’ils n’avaient pas les réseaux correspondants. Ce n’est pas péjoratif, mais c’est leur métier.

Photos : Lutz Voigtländer et Geert Vandepoele (merci à Jazz’Halo)

Une collaboration Jazz’halo / JazzMania

Martial Solal
Coming Yesterday ‐ Live at salle Gaveau 2019
Challenge Records

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin