MoonJune : Bonnes nouvelles de la lune

MoonJune : Bonnes nouvelles de la lune

MoonJune Records est un label indépendant spécialisé dans les musiques de fusion sans aucune frontière de style. Cela donne souvent des disques brillants que l’on a tendance à cataloguer comme « prog » ou « jazz-rock » par facilité. Installé à New York depuis sa création en 2001 par Leonardo Pavkovic, le label a décidé de migrer (pour des raisons de coûts de gestion) en 2022 vers Tolède, en Espagne. MoonJune Records n’étant pas une grosse structure, ce déménagement a quelque peu perturbé son bon fonctionnement, notamment dans la distribution des disques. Tout semble maintenant en place et le label nous présente 3 disques, ayant un point commun : la présence du guitariste allemand, spécialiste de la touch guitar (instrument hybride avec des cordes de guitare et de basse qui sont frappées), Markus Reuter. Ce qui ne signifie nullement que Reuter est le responsable artistique de ces différents projets : chacun de ces groupes fonctionne de façon très démocratique, sans leader.

Stick Men
Tentacles
MoonJune Records

Commençons avec le projet le plus connu, Stick Men. Il s’agit d’un trio, actif depuis 2007, composé du joueur de stick (instrument à 10 ou 12 cordes qui sont frappées par les deux mains. Il est utilisé pour jouer des lignes de basse, mais également des lignes mélodiques) et bassiste américain Tony Levin (il a collaboré avec tellement de monde… Citons Peter Gabriel, dont il est le bassiste depuis le début de sa carrière solo en 1977, Pink Floyd, Yes, John Lennon, Paul Simon… Et surtout King Crimson depuis 40 ans), du batteur américain Pat Mastelotto (ex-Mr. Mister et surtout membre de King Crimson depuis 1994) et donc du guitariste allemand Markus Reuter (disciple de Robert Fripp, leader de King Crimson. Il a mis au point de nombreuses touch guitars). Voici 6 ans que Stick Men ne proposait plus d’album en studio. Depuis lors, de nombreux enregistrements live sont parus, souvent avec des invités (citons le violoniste David Cross ou le saxophoniste Mel Collins, musiciens gravitant dans la sphère King Crimson). Ce « Tentacles » est un mini-album de 30 minutes, une sorte d’apéritif pour un nouveau disque studio qui devrait paraître dans l’année. Les cinq compositions sont communes aux trois membres du groupe et continuent dans la voie qu’ils ont tracée : une musique essentiellement instrumentale, obsédante et élégamment féroce (le jeu de la section rythmique est des plus vigoureux), complexe et technique (où chaque musicien interagit avec les autres), tout en cherchant à demeurer harmonieuse. Si l’influence de King Crimson est évidente, on notera chez Stick Men une volonté d’improvisation plus développée, même s’il s’agit au départ de vraies compositions aux structures bien établies. On peut définir cette musique comme du prog moderne (cela n’a plus rien à voir avec un prog quelque peu poussiéreux des années 70), du free-rock ou toute autre étiquette qui a si peu d’importance : ce groupe développe une fusion toute personnelle, exigeante et intelligente.

Reuter, Motzer, Grohowski
Bleed
MoonJune Records

En août 2019, Markus Reuter et ses amis, le guitariste Tim Motzer (que l’on a pu entendre auprès de David Sylvian, Jaki Liebezeit du groupe Can, David Torn ou encore Kurt Rosenwinkel) et le batteur Kenny Grohowski (également batteur de Brand X et de Pakt), présentaient lors d’une soirée organisée par MoonJune Records une première de ce projet (qui est sorti en disque sous le nom de « Shapeshifters ») : ils jouèrent quatre longues (entre 8 et 22 minutes) improvisations avant-gardistes où les instruments s’entremêlaient de façon apparemment chaotique. Souhaitant prolonger cette expérience, le trio nous propose cet album enregistré en studio. Lors de longues sessions, ils ont concocté ces huit nouvelles improvisations aventureuses (flirtant le plus souvent autour des dix minutes), aux sonorités parfois futuristes, une musique tumultueuse avec des passages très sombres, voire sinistres (le mellotron, l’Hammond et le Rhodes joués par chacun des musiciens renforçant ces ambiances), mais qui peuvent également être à d’autres moments très harmonieux. Cette œuvre tantôt planante, tantôt frénétique, tantôt dépressive, est forcément indéfinissable (cela va du free-rock à l’ambient), mais son résultat est définitivement captivant, même si le manque de structures bien claires pourrait effrayer certains.

Anchor & Burden
Kosmonautic Pilgrimage
MoonJune Records

Dernier projet en date de Markus Reuter, Anchor & Burden a démarré son activité en 2021 en enregistrant 5 albums, uniquement disponibles en digital. Ce « Kosmonautic Pilgrimage » est donc leur premier enregistrement physique. Derrière ce Anchor & Burden, on retrouve, outre Markus Reuter, son vieux complice, le claviériste allemand Bernard Wöstheinrich (ces deux-là sont à l’origine du groupe Centrozoon, qui proposait une musique électronique improvisée et qui a sorti 8 albums entre 1996 et 2012), le guitariste allemand Alexander Paul Dowerk (qui ne joue, comme Reuter, que de la touch guitar) et le batteur israélien Asaf Sirkis (par ailleurs le nouveau batteur de Soft Machine) qui remplace Shawn Crowder, batteur américain présent sur les cinq enregistrements digitaux. Anchor & Burden propose une musique puissante, avec ses deux touch-guitaristes et un claviériste qui utilise de nombreux effets électroniques. Au départ d’ébauches de compositions, le groupe improvise largement et navigue fréquemment vers des sonorités intenses, parfois à la limite du métal, organisant un certain désordre sonore qui peut paraître confus (mais qui est en fait extrêmement réglé). On croirait parfois entendre King Crimson (qui est clairement une référence absolue pour Markus Reuter) dans son registre le plus extrême (les improvisations lors des concerts de 1973-74 ou leurs « ProjeKcts » de 1997-1999) ou encore Pakt (autre groupe récent signé par MoonJune Records). Même lorsqu’Anchor & Burden propose un titre plus « conventionnel » (si l’on peut dire…) comme « Secret Laboratory », on est transporté vers un voyage musical étrange, cosmique, plein de bizarreries. On l’aura compris : comme pour les deux autres projets présentés, Anchor & Burden ne propose pas une musique facile d’accès. Cependant, ce « pèlerinage cosmonautique » ravira tous les amateurs d’œuvres hybrides, inclassifiables… Je veux bien essayer : une fusion entre prog, jazz-rock, métal, post-rock, avec beaucoup d’improvisations…

Sergio Liberati