Nouvelle ère pour ONJ
Olivier Benoît
Rencontre avec Olivier Benoît autour de son avenir à la tête du prochain Orchestre National de Jazz mais aussi de ses expériences passées. Olivier Benoît a été nommé cet été Directeur Artistique de l’Association pour le Jazz en Orchestre National. Une première qui va lui conférer une liberté accrue et l’occasion de développer toute l’expérience qu’il a acquise en dirigeant de grandes formations comme La Pieuvre ou Circum Grand Orchestra. Figure incontournable du jazz et des musiques Improvisées dans l’Hexagone, le guitariste évoque la mandature à venir, mais revient également sur sa démarche et ses récentes collaborations.
- A partir du 1er janvier, vous serez Directeur de l’ONJ. Pouvez vous nous parler de cette nomination ?
Je suis nommé directeur artistique de l’Association pour le Jazz en Orchestre National, et non de l’Orchestre National de Jazz, à compter de janvier 2014. C’est une « révolution » culturelle entamée récemment à l’initiative du conseil d’administration de l’AJON. Pour résumer ces changements, ma fonction est plus large que celle de directeur musical. Elle englobe plusieurs projets musicaux de différentes tailles, dont l’ONJ. Mon rôle principal est de donner une cohérence à tous ces projets tout en m’assurant de la qualité artistique, de l’engagement et de l’exigence des productions qui seront mises en place. Par ailleurs, je jouerai dans la plupart des projets et composerai une partie du répertoire. Je prends la suite de Daniel Yvinec. J’entends prolonger l’ouverture et les changements entamés sous sa mandature et développer des projets qui seront les reflets de ma personnalité puisque que je vais assumer la direction artistique.
- Vous annoncez un projet très européen. Est-ce le fait d’être à Lille, au cœur de l’Europe, ou est-ce votre musique qui s’inscrit dans la famille de l’improvisation européenne ?
Je suis certes né dans le nord de la France, mais je suis parisien depuis 20 ans ! Mon projet ne s’articule pas autour de Lille, ni autour de l’improvisation européenne, mais sur des territoires géographiques. ONJ Europa est une résidence itinérante en Europe sur les quatre années de ma mandature, un « quintiptyque » pour lequel nous sommes en train de mettre en place un partenariat artistique aussi bien que technique ou en terme de production.
- Vous avez joué dans l’ONJ de Paolo Damiani. Cette expérience particulière va-t-elle vous servir ?
Je n’y ai passé qu’un an, le « casting » était incroyable : Paul Rogers, Médéric Collignon, Thomas de Pourquery, Jean-Marc Larché, Gianluigi Petrella, Didier Havet, Régis Huby, Christophe Marguet, Alain Vankenhove. Je connais donc le fonctionnement de l’ONJ de l’intérieur, mais la structure a beaucoup évolué. Oui ça va me servir, tout comme mon expérience au sein de groupes tels que Circum Grand Orchestra, la Pieuvre, ou encore des projets de Christophe Marguet ou Régis Huby.
- Parlez-nous un peu de cet orchestre et de vos choix.
Le choix à été long (300 candidats !), extrêmement difficile, mais j’ai joué le jeu jusqu’au bout : J’ai écouté toutes les candidatures, sans en privilégier aucune. Ça m’a pris presque trois mois. Bruno Chevillon m’a été d’une aide précieuse. Je rêvais d’un orchestre intergénérationnel qui témoigne de la diversité du jazz d’aujourd’hui. Mais avant tout, les musiciens ont été choisis pour leur qualité artistique, leur engagement, avec l’arrière-pensée de créer un groupe. C’est une alchimie complexe. Je suis comblé !
- Parlez-nous de ses membres…
Il y aurait beaucoup à dire tant leur parcours est riche, diversifié et passionnant ! Il y en aurait pour des heures… Mais pour illustrer le propos, je vais évoquer le plus jeune de l’équipe, et peut-être le moins connu : Jean Dousteyssier. Je l’ai découvert au CNSM de Paris. Son concert m’a littéralement subjugué – sa musique est complètement originale, à la fois proche et éloignée d’Eric Dolphy, avec toutes sortes d’influences, mais aussi très personnelle. Et puis Jean m’est apparu comme quelqu’un très mûr pour son âge, et très conscient des enjeux de la création aujourd’hui.
- Avez-vous conçu l’orchestre comme une somme d’individualités ou dans l’esprit d’un collectif en devenir ?
Les deux à la fois, si ce n’est qu’il ne s’agit pas d’un collectif ! Mais j’ai la volonté de donner la possibilité à chacun de s’exprimer dans la structure au sein de projets personnels ; c’est un volet très important pour moi. La plupart des musiciens du prochain l’ONJ sont des créateurs de projets, mais ils savent aussi se mettre au service d’une musique qui n’est pas la leur.
- Parlons un peu de vous maintenant… Lorsqu’on écoute vos productions, on entend beaucoup de choses disparates, du métal au jazz en passant par l’électronique, avec une réelle cohérence d’ensemble. Un goût pour les synthèses ou l’écriture d’un nouveau langage sans barrières factices ?
Ces productions reflètent bien sûr ce que j’aime. J’ai un goût immodéré pour la curiosité. J’écoute de tout, j’ai parfois des coups de foudre pour des sonorités, des formations à créer, des artistes, d’autres choses me lassent, je les reprends plus tard ou bien je les abandonne définitivement… Bref, pas de règle. Je vais où le vent me porte, c’est-à-dire où je trouve du plaisir, de l’émotion, et où j’ai envie de proposer quelque chose. Je ne pense pas la musique, ou l’art en général,de manière sectorisée. C’est un tout dont je ne peux me défaire, et je fuis toute idée de cloisonnement. Cela dit, ça ne m’empêche pas d’être extrême et exclusif sur certains sujets : j’ai besoin d’une ligne forte, pas d’une musique « fourre-tout ». Nous sommes aujourd’hui de plus en plus nombreux à être « transgenre », chacun à sa manière. Je ne pense pas que ce soit une qualité, c’est juste une nécessité pour moi. En tout cas l’histoire se répète, les jeunes générations ont souvent ce goût du syncrétisme, il suffit d’écouter les projets des différents collectifs actuels : Coax, Musique en Friche, 1name4acrew, Muzzix, le Doc, le Surnatural orchestra, Onze heure Onze, le Grolektif, les Vibrants Défricheurs….
- On a souvent parlé d’énergie rock au sujet de votre musique. Est-ce votre statut de guitariste ? Cette énergie ne vient-elle pas plutôt d’un goût pour les motifs répétitifs ?
Un peu tout ça, probablement. Cela dit, beaucoup de guitaristes ont une approche différente de l’instrument, heureusement. Mais il est vrai que cette énergie est centrale dans mon travail d’instrumentiste, comme au sein de La Pieuvre d’ailleurs. Par ailleurs, je viens d’une famille de musiciens classiques. Ayant fait un peu de contrebasse et joué en orchestre symphonique, j’ai été subjugué par cette force tellurique, cette énergie, justement, très proche de ce que l’on peut entendre dans le jazz, le rock ou la musique improvisée. La musique de La Pieuvre vient certainement de cette force granulaire et vibratoire que j’ai pu ressentir à l’intérieur de ces orchestres symphoniques. Concernant la guitare, ayant fait aussi un peu de hautbois très jeune, j’ai été marqué par le processus de production du son : le son joué vibre dans tout le corps instantanément. Le rapport est plus distancié avec la guitare. Mon disque solo cherche probablement, à l’extrême, à retrouver cet état fusionnel entre l’instrument et le corps. Tout ce que je dis là est une analyse a fortiori, certainement pas un concept, une démarche intellectuelle… Ma démarche de création est avant tout alimentée par le corps et l’esprit, la réflexion s’y mêle, bien sûr. Les vibrations ressenties aussi bien en tant qu’instrumentiste qu’auditeur vont bien au delà des questions de style.
- Feldspath, votre dernier disque en date avec Muzzix (ELU Citizen Jazz) réunissait deux orchestres, pour un total de 32 musiciens ; qu’est-ce qui pousse vers le grand orchestre ?
Ça s’est fait tout naturellement ! J’aime autant jouer en grand qu’en petit orchestre, être musicien de pupitre, improvisateur ou simplement interprète – ce qui est déjà beaucoup. Mais il est vrai que j’ai une appétence particulière pour ces grandes formations et surtout, je travaille in situ. Concernant Feldspath, je connais tellement bien les deux orchestres (14 ans de vie commune !) et les musiciens qui les composent que ce projet est devenu une évidence… En tout cas maintenant qu’il est réalisé ! Lorsque je suis en situation de créer un nouveau projet, je fais un état des lieux à l’aide de quelques questions, par exemple : quelle est la singularité de la formation (grande, petite, musiciens lecteurs ou non, expérimentateurs, jazzmen, bruitistes ou mélodistes …) ? Quel terrain vais-je pouvoir défricher ? Quelles sont les limites de l’ensemble et comment les dépasser tout en gardant à l’esprit ce plaisir du jeu instrumental ? Comment tirer au mieux la substance de l’orchestre, des musiciens ? Car tout est question de plaisir et d’inconfort ! C’est un dosage intuitif.
- Pouvez-vous nous parler du travail de composition spécifique à cet album ?
Comme je le disais, je connais parfaitement les deux orchestres. C’est un répertoire bicéphale, puisqu’il réunit deux facettes de ma personnalité musicale, que j’avais déjà composé en 2007. Sa particularité a consisté à rassembler un orchestre de jazz et un orchestre d’improvisation dirigée, d’un côté un travail oral qui demande une présence sur scène intense, car je suis en quelque sorte la partition vivante, de l’autre une écriture pour le CGO, très précise, ciselée, totalement à l’opposé de la masse sonore tellurique de La Pieuvre. Les musiciens n’ont pas la même culture, et pourtant, ils se connaissent bien et s’apprécient, c’est rare !
- Quelles sont les spécificités de chaque orchestre ?
Circum Grand Orchestra est un big band de jazz qui a été crée en 1999 et s’est progressivement positionné sur le jazz contemporain. Je l’ai quitté début mai 2013, tout comme Muzzix. La Pieuvre est un orchestre d’improvisation dirigée, pour lequel j’ai créé un ensemble de signes spécifique à chaque répertoire. J’ai toujours mis un point d’honneur à pousser l’orchestre dans ses retranchements pour le plus grand plaisir des musiciens et du public, qui est très fidèle ! Ainsi, il y a un monde entre la forme classique de La Pieuvre, Ellipse, une pièce écrite basée sur le pouls des musiciens et qui se transforme en forme multirythmique qui nous fait entrer en transe, Follis, forme plus légère avec soliste, et Démocratie (sorte de performance improbable où le message politique est probablement celui que chacun veut bien lui donner). J’ai imaginé chaque projet comme à contrepied du précédent, car l’épanouissement des musiciens est une préoccupation centrale. Je me suis toujours efforcé de tenir compte de leur individualité. Dans Ellipse, les voix étaient un peu les martyrs ! C’est une pièce très difficile pour eux. A contrario, Follis a été une libération je crois !
- Pouvez-vous nous expliquer le travail sur les signes que vous avez développé avec La Pieuvre ?
A l’époque des musiciens improvisaient à 10 ou 15 à la Malterie de Lille. Souhaitant structurer cela, en 1998, ils m’ont proposé de donner une cohérence à un orchestre que voulaient créer des musiciens insatisfaits de la pratique libre en grand groupe. Nous avons commencé à travailler, la nouvelle formation s’est rapidement appelée La Pieuvre ; très vite m’est apparue la nécessité d’utiliser des signes, et donc de les créer, car j’avais une idée précise de ce que je voulais entendre. Je n’imaginais même pas utiliser un vocabulaire existant, je ne connaissais Butch Morris que de nom. J’ai donc élaboré un signe pour chaque élément musical. Souvent, à force de travail – et cela va faire 15 ans que je pratique -, mon corps tout entier exprime ce signe : le regard, la manière de poser le geste, de le retirer, et même certains déplacements ; donc c’est à l’opposé d’une mécanique.
- Sur le dernier album du CGO, Le ravissement, on distingue des statues de marbres ; dans Feldspath, il est question de roches… Peut on parler de rapport au minéral ? Ou d’application concrète de la masse orchestrale ?
Pour Feldspath, c’est lié à la structure bi-matière du minéral. Cela fait référence à l’aspect volcanique, tellurique de l’orchestre, de mon approche tout en énergie. La pochette est aussi une photo de « matière » car il s’agit d’une photo de détail que j’ai prise à la base sous-marine/blockhaus de Saint-Nazaire, un lieu incroyable. Concernant Le ravissement, j’ai pris la photo dans un musée à Toulouse. Elle exprime de manière un peu inattendue le titre du disque, qui lui même fait référence au livre de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein. La musique suit trait pour trait un passage précis, très émouvant, une histoire d’amour qui n’a jamais eu lieu. Dans la première version, d’ailleurs, le texte était lu en direct.
- Ce sont des thèmes, des pistes ou des méthodes que vous allez explorer avec le futur ONJ ?
Je veux partir sur un projet totalement neuf ! Feldspath a 6 ans, j’ai d’autres musiques en tête, ce sera très différent je pense ; d’une part parce que l’écriture sera liée aux musiciens que je vais solliciter, d’autre part parce que je laisse mes projets lillois à Lille et que j’ai quitté Muzzix. Je peux juste dire que je recherche des individualités, des musiciens ouverts, différents et complémentaires de ce que Bruno Chevillon (qui sera mon conseiller artistique et bien sûr le contrebassiste de l’orchestre) ou moi-même pouvons représenter. L’orchestration à ce titre est totalement ouverte.
- Votre disque solo Serendipity, contient une musique radicale, avec beaucoup d’énergie et de masse, là aussi. La démarche est-elle la même qu’en orchestre ?
Oui ! Mais ce disque est particulier car il ne reflète pas mon travail en live (cf les vidéos live de mon solo à Sonic Protest en 2010). Je l’ai pensé comme un objet autonome, une pièce électroacoustique sans en être une. La temporalité est très différente, j’ai voulu aller jusqu’au bout. Ce disque n’est pas un « produit » qui sert à obtenir des concerts. C’est le fruit d’un désir personnel à un moment donné. J’ai mis 7 ans à le publier.
- Il a été diversement apprécié, et à même fait l’objet de charges violentes. Ça construit ? Ça renforce ?
Les critiques – ou plutôt la critique – dont vous parlez ne m’ont pas choqué, vraiment pas. Elles sont venues de gens totalement hermétiques à cette musique, et c’est parfaitement leur droit. Ces gens s’attendaient à entendre du jazz, évidemment ça peut dérouter… Ce qui me surprend par contre, c’est le jugement à l’emporte-pièce lorsqu’on est amené à formuler une critique, plus encore lorsqu’elle est assassine. Personnellement, face à quelque chose qui me choque de la part de quelqu’un que je ne connais pas, j’aurais tendance à creuser la question avant de mettre ma prose sur la place publique.
- Vous allez sortir prochainement sortir un disque avec Sophie Agnel, qui est donc la pianiste de cet ONJ, vous avez joué entre autre avec Joëlle Léandre, Carlos Zingaro ou dans divers projets avec Régis Huby et Guillaume Séguron. Votre nomination est-elle une forme de revanche d’une certaine famille du jazz français ?
Une revanche, surtout pas ! Certes, le jazz et la musique improvisée en France fonctionnent beaucoup trop par chapelles à mon goût ; je n’ai jamais été hostile aux formes de jazz que je ne pratique pas actuellement. J’en ai beaucoup écouté et j’en écoute toujours. Jacques Mahieux a été à ce titre un guide. Par ailleurs j’ai joué des années avec Christophe Marguet (j’en garde un très beau souvenir), je joue toujours avec Jacques Mahieux. Je crois qu’on peut les qualifier de jazzmen ! Cela dit, en termes d’ouverture, chacun voit midi à sa porte. Je n’ai en aucun cas à me porter juge ou garant d’une quelconque légitimité de ce qu’est le jazz ou non. En tant que musicien (la question est différente pour les musicologues), je fuis en courant les tentatives d’étiquetage ou de recherche de traçabilité, d’identité. On l’oublie parfois, mais c’est bien l’usage qui fait la langue, donc ce sont les artistes actuels qui dessinent le présent de cette musique. Certains marqueront l’histoire, d’autres le présent, ou les deux, d’autres encore sombreront dans l’oubli pour réapparaître plus tard. Bref, il n’ y a aucune règle et ça, la société n’aime pas ! Car paradoxalement, nous avons un besoin vital de simplification, de filtrage de l’information pour ne pas tout remettre en question en permanence, ce qui nous permet de gagner du temps. Mais cela a de gros inconvénients !
- Quels vont être les premier pas de ce nouvel ONJ ?
Le démarrage de la résidence itinérante en Europe, avec tout naturellement la première étape, « Paris », qui sera créée au festival Sons d’hiver. C’est un défi car le temps de création est extrêmement court. Ce sera aussi un concert « fondateur » d’une formation toute nouvelle. Je suis déjà impatient de travailler avec ces musiciens extrêmement talentueux, une force vive dont j’attends beaucoup ! Cela mêlé au travail avec l’équipe de production de l’AJON dans une dynamique de partage, d’échange.
(À suivre…)
Propos recueillis par Franpi Barriaux pour