Phil Maggi : La purification

Phil Maggi : La purification

A l’automne dernier, nous vous présentions « The Encrimsoned », le dernier album de Phil Maggi. À la même époque, épaulé par le batteur Tom Malmendier et Pavel Tchikov (thérémine et modulaire), il en dévoilait la version live au centre d’art contemporain Les Brasseurs, au cours d’une prestation mémorable et remarquée, témoignant d’une maturité atteinte au gré des années et des épreuves. L’univers de Maggi évoque la musique sacrée, le rituel, la dévotion, la réminiscence. Il s’arrime aussi à des références littéraires très particulières. Il était temps pour nous de nous arrêter un instant sur le travail de ce musicien liégeois inclassable et inclassé.

Phil Maggi © Geoffrey Meuli

«C’est évidemment frustrant de sortir un disque qui ne nous appartient déjà plus puisque entre temps, un autre a déjà été enregistré et attend lui aussi son tour.»

Ton album « The Encrimsoned » paru à l’automne dernier a été enregistré à Montréal et à Bruxelles. Sa conception, mais aussi sa réalisation, ont pris un certain temps. Pourrais-tu décrire comment et dans quel contexte ce disque a été réalisé ?
Phil Maggi : Lorsque j’ai débarqué à Montréal avec Tom Malmendier (qui officie sur l’album en tant que batteur), j’avais un seul morceau à enregistrer, « Will the Night Ever End ». Nous avions une journée complète de studio avec Radwan Ghazi Moumneh. Lors d’une pause, profitant d’un superbe piano et d’un orgue dans le studio nous avons enregistré une improvisation que nous avons gardée telle quelle : « The Hidden Pole ». Je suis donc revenu à Liège avec deux morceaux pour un nouvel album. J’étais alors très inspiré et j’ai composé la pièce maîtresse « The Encrimsoned » en une après-midi, en la complétant avec des improvisations issues d’autres moments, car j’improvise et je travaille mes sons en permanence. J’avais donc une base pour l’album mais ce qui a pris du temps, c’est d’inviter les différents collaborateurs pour ajouter leurs parties respectives sur les compositions. Depuis « Animalwrath », c’est comme ça que je procède : je crée la structure du disque puis j’ajoute les invités en fonction de ce dont j’ai besoin. Nous avons enregistré la batterie de Tom et ma voix à Hôtel2tango, à Montréal. Le reste a été fait au Laboratoire Central, à Bruxelles, avec Gabriel Séverin. L’album a été terminé fin 2019. Il a ensuite fallu penser à l’artwork. J’ai utilisé la peinture d’un ami écrivain français, Jacques Tallote. Enfin, Sub Rosa sort beaucoup de disques, j’étais prévu dans la liste mais le Covid a ralenti la production en usine des vinyles, donc tout ça a pris énormément de temps. C’est évidemment très frustrant de sortir un disque qui ne nous appartient déjà plus puisqu’entre temps, un autre a déjà été enregistré et mixé et attend lui aussi son tour.

«Parfois, je me dis que je ne devrais pas faire autant de musique, je me demande si ça a encore du sens. Mais c’est vital pour moi.»

N’est-pas une gageure de réaliser un disque vinyle aujourd’hui, sachant que le disque se vend de moins en moins… ?
P.M. : C’est une remise en question permanente. J’ai la chance de pouvoir faire vivre ma musique sur un support physique et je ne m’en prive pas. J’ai grandi en écoutant des K7, des CD, des vinyles aussi. Le support physique est important pour moi, mais je ne veux plus sortir de cd-r ou des choses de mauvaise qualité. Par contre, je produis beaucoup de musique et je ne peux pas tout sortir sur des labels, donc j’ai aussi une page Bandcamp avec ma discographie complète (NDLR : https://philmaggi.bandcamp.com). Il y a tout de même une quinzaine d’albums. Mais pour chaque album, la question se pose. Mon nouveau projet Iva Bedlam n’existe que via Bandcamp par exemple car pour l’instant aucun label ne semble intéressé de s’en occuper et il me semble que le monde de la musique underground est dans une impasse. Il y a tellement d’artistes et tellement de musiques. Parfois, je me dis que je ne devrais pas faire autant de musique, je me demande si ça a encore du sens mais c’est vital pour moi, mon existence est façonnée par mon univers sonore, je suppose que j’en ai terriblement besoin.

Ce n’est pas la première fois que tu convie Radwan Ghazi Moumneh (Jerusalem In My Heart), le batteur Tom Malmendier, et la performeuse Maja Jantar. Comment les as-tu rencontrés ? Pourquoi les avoir choisis eux ?
P.M. : J’ai rencontré Radwan lors d’un concert à Liège en 2015 où nous partagions l’affiche, nous sommes devenus amis. Nous avons depuis souvent joué ensemble et collaboré. Pareil pour Tom Malmendier qui, toujours en 2015, m’a contacté pour qu’on fasse des choses ensemble. Nous sommes devenus amis et nous avons collaboré pas mal depuis, c’est un merveilleux batteur et quelqu’un que j’aime beaucoup. J’écoute énormément mon intuition pour mes projets musicaux et j’aimais beaucoup la voix et ce que dégage Maja Jantar. Je lui ai donc proposé de travailler sur mes deux derniers albums. Elle est très concentrée dans le travail et c’est humainement très facile de collaborer avec elle. Un véritable plaisir ! J’ai adoré toutes ces personnes qui ont donné vie à ma musique.

« Animalwrath » / « Blue Fields in Paramount » / « Ghost Love »

« The Encrimsoned » peut-il être vu comme une suite logique d’« Animalwrath », ton précédent album ?
P.M. : C’est en effet un diptyque avec des thèmes récurrents sur les deux albums, et aussi beaucoup d’invités. Je le vois comme sa suite logique, mais je le trouve plus abouti. L’ensemble raconte le cheminement d’une vie, comme un voyage alchimique qui s’inspire de mes croyances, parle de la foi et du monde invisible qui nous entoure, les forces de l’âme.

Avec le temps, tu as pris de plus en plus d’assurance, notamment en ce qui concerne ton chant et ta voix. Y as-tu travaillé seul ?
P.M. : Je chante depuis 1997 dans différents projets et de manière purement autodidacte. Et je n’avais jamais réussi à intégrer le chant (la voix était présente mais de manière minimaliste) dans mon projet solo, sûrement par manque de confiance. Intuitivement, des gens m’ont poussé à le faire, notamment à partir de 2015 où j’ai commencé à collaborer avec des tas de gens différents, Tom Malmendier, Pavel Tchikov, Sébastien Schmit, Philippe Cavaleri. Tous ces gens m’ont inconsciemment poussé à utiliser ma voix autrement et j’ai travaillé et cherché à la faire apparaître autrement dans mes différents projets. Auparavant, je me servais surtout de ma voix dans le domaine du rock, avec mon groupe Ultraphallus. Je pense que ma voix doit encore beaucoup évoluer et c’est le domaine que j’ai le plus envie de travailler en ce moment.

Phil Maggi © Jonathan Heuschen

Tu cites des références littéraires assez pointues sur ton dernier disque. Quelles sont les lectures qui t’ont le plus marqué ou influencé au cours de ces dernières années ?
P.M. : Je lis énormément mais très peu de romans. Je suis assez sélectif dans cette matière. Par contre, j’aime beaucoup les mystiques, depuis longtemps : François d’Assise, Jean De La Croix, Maître Eckhart, pour ne citer qu’eux. En 2004, j’ai vécu une expérience mystique intérieure et très personnelle. Ce n’était ni une vision ni une révélation mais une transformation majeure d’un point de vue philosophique. Parallèlement à cette période, je lisais « L’Enfer » d’Henri Barbusse que j’ai découvert grâce à une interview de Mike Patton, et ça m’a conforté dans la transformation que je vivais. J’ai commencé à trouver une voie, un chemin, dans la conception globale de mes créations artistiques. Je ne me suis plus senti uniquement musicien à ce moment-là : je peux peindre, dessiner, écrire ou faire des films. Ma vie a eu plus de sens à partir de ce moment-là. Beaucoup de choses ont changé, je me suis mis à écrire et ma vie créative est devenue très satisfaisante mais au niveau de mes croyances et de la foi, j’étais un peu désorienté. Vers 2007, j’ai découvert l’œuvre de Henry Corbin, un penseur orientaliste français, en écoutant des interviews du musicien Trey Spruance (Mr Bungle, Secret Chiefs 3) et ça m’a ouvert les yeux. J’ai traversé une porte qui était probablement déjà entrouverte avec la découverte du « Mundus Imaginalis », concept inventé par l’orientaliste. Depuis cette période, tous mes disques sont inspirés par des personnages mystiques ou des penseurs que j’ai découverts grâce à Corbin. Je peux citer Farid od’din Attar, Sohrawardi, Ibn Arabi entre autres. Et je continue à lire Corbin car son œuvre est immensément riche. Dernièrement, j’ai beaucoup relu des choses qui m’ont marqué jeune et qui m’influencent toujours : l’œuvre complète de JD Salinger, Lautréamont et ses « Chants de Maldoror » et encore et toujours Henri Barbusse.

S’il t’était donné le choix de collaborer avec un musicien ou une musicienne avec lequel ou laquelle tu n’as jamais travaillé, qui choisirais-tu ?
P.M. : J’aimerais beaucoup faire quelque chose avec JG Thirlwell avec qui je suis en contact depuis un moment, mais je ne veux pas forcer les choses. J’aimerais aussi collaborer avec Sote, un artiste iranien dont j’admire le travail. J’adore Weyes Blood aussi, faire quelque chose avec elle relève du rêve mais j’aime beaucoup l’idée. Enfin je peux aussi citer quelque chose qui me semble irréel mais j’aimerais beaucoup chanter un jour ou collaborer avec Alim Qasimov. On peut rêver !

«Les endroits reculés, sacrés ou peu probables m’attirent très fort.»

Il y a-t-il des endroits du monde où tu aimerais particulièrement jouer ?
P.M. : Les pays qui m’intéressent depuis longtemps et où j’aimerais me rendre pour proposer quelque chose en lien avec ma musique sont l’Iran, le Liban, la Turquie, l’Egypte, la Palestine. Les endroits reculés, sacrés ou peu probables m’attirent très fort. J’ai eu la chance de me rendre à Istanbul pour une performance en 2009 et ça a été une expérience bouleversante. Je pense aussi aux pays de l’Est, la Pologne, l’Estonie, par exemple, car il me semble qu’il existe un réel intérêt à échanger avec les communautés artistiques de ces régions. Je suis allé pas mal en Pologne, en Tchéquie, en Hongrie, en Autriche, il y a quelques années et les gens de là-bas me manquent beaucoup.

Qu’en est-il du groupe Ultraphallus dans lequel tu officies également ?
P.M. : Ultraphallus est un groupe qui travaille à son rythme. On aime se retrouver quand on le sent, avec toujours la ferme intention de casser la baraque, à notre façon. C’est un groupe cathartique, je pense, qui nous fait beaucoup de bien à chacun. Nous sortons notre cinquième album prochainement sur le label Jaune Orange et Head Records. Il s’intitule « No Closure » et quelques concerts sont prévus à partir d’avril, mais je ne peux en dire plus pour l’instant. C’est un très bon disque qui montre vraiment ce qu’est le groupe, aujourd’hui, après vingt ans d’existence.

Ultraphallus en concert le 27 avril au KulturA (Liège) avec Oiseaux-Tempête.

Phil Maggi
The Encrimsoned
Sub Rosa

Chronique JazzMania

Eric Therer