Reggie Washington – Jef Lee Johnson, hommage.

Reggie Washington – Jef Lee Johnson, hommage.

« Rainbow Shadow »

Jef Lee Johnson mis en lumière par Reggie Washington.

Reggie Washington (c) Yann Cabello

Le nouveau cédé de Reggie Washington vient de sortir sur le label Jammin’colors. Le bassiste qui a joué et enregistré très souvent avec Steve Coleman, Roy Hargrove, Branford Marsalis… est bien connu chez nous pour ses rencontres avec des musiciens belges comme Stéphane Galland, Erwin Vann, ou récemment avec le groupe de Fabrice Alleman. Partenaire et ami du guitariste Jef Lee Johnson, décédé trop tôt en janvier 2013, il lui rend un bel hommage dans son nouvel opus « Rainbow Shadow ». Rencontre à la Maison du Jazz à Liège.

Reggie, pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec Jef Lee Johnson ?

J’ai travaillé un certain temps dans le groupe de Roland Shannon Jackson, et trois ou quatre mois après mon départ, le saxophoniste Eric Person qui jouait dans le groupe, me dit : «  Hey Reggie, il y a un nouveau guitariste dans l’orchestre, c’est une bête, son nom est Jef Lee Johnson. » C’était en 1986, je crois. Ils jouaient à l’ancienne « Knitting Factory » à New York et j’y suis allé pour l’écouter. Je me suis rendu dans les coulisses et j’ai vu ce gars jouer de la guitare et il m’a dit : « Salut mec, je te connais, tu es Reggie Washington, tu es bon… tu es bon ! »  Quand je l’ai vu jouer sur scène, j’ai tout de suite pensé que ce gars était spécial, très spécial… Et j’ai commencé à l’écouter, à chercher des trucs sur lui… Le premier CD que j’aie écouté était « Blue » : c’était inspirant, pas vraiment nouveau, mais c’était frais, musicalement performant, ça n’allait pas dans la direction dans laquelle beaucoup de guitaristes de l’époque se dirigeaient, une musique de haut niveau, qui jouait autant avec la beauté que la laideur, avec toutes les émotions que la musique contient ; c’est la première chose qui m’a attiré chez Jef.

Black Sands vient justement de l’album « Blue ». Sur l’album, vous reprenez  différents morceaux déjà enregistrés par Jef : Reckless de “Things Are Things”, Cake de “Wordy Mimes”, As Free et Move Shannon de “Hype Factory”, Finding de “Laughing Boys”, Take The Coltrane de “News from the Jungle”… Vous aviez déjà enregistré tout ce matériel auparavant…   Pourquoi n’y a-t-il pas de nouvelles compositions ?

Ce n’était pas nécessaire. C’était un tribut pour Jef, pour sa musique et le souvenir qu’il mérite… Quand j’ai enregistré la musique pour cet album, j’ai fait les choses simplement : j’ai choisi les morceaux que j’aimais. J’adorais  « Black Sands ». Quand Jef était encore là, je lui ai demandé de jouer « Black Sands », mais il m’a répondu « Oh tu sais, personne ne veut entendre ça ! »… ou alors, il répondait : «  Je ne me souviens pas des paroles… » Comment ça ? Tu ne les écris pas ? « Non, personne ne lirait ça ! » Et après un petit temps, il me disait : « Joue-le,  toi ! Tu le feras mieux ! » J’ai alors commencé à jouer sa musique qui contient tant de facettes, de personnalité. Tu sais, Stevie Wonder ou Herbie Hancock ont écrit des choses auxquelles on ne touche pas, on les joue comme ça ou en restant proche du morceau et on l’ apprécie  pour la façon dont ils l’ont écrit. « Cake », par exemple, je le joue en public comme il le jouait, « Black Sands » pas très loin de sa manière… 

Reggie Washington (c) JP Goffin

Vous avez ajouté un « interlude » à « Black Sands »…

Je voulais qu’Alex (Tassel) fasse un solo,  alors je lui ai dit : «  Joues-en un autre… Ok ! Encore un autre… Encore un autre… » On expérimentait de la même façon que Marvin Gaye l’a fait sur les « vocals » de « I Want You », je l’ai fait aussi avec Roy Hargrove… Je voulais poser des couleurs dans la musique, et finalement, ce fut plus facile que je ne le pensais. 

« Take The Coltrane » est une autre pièce que vous avez jouée avec Jef Lee Johnson et sur le cédé, vous reprenez un extrait d’un concert avec lui.

Oh mon Dieu ! Nous avons joué un concert à Paris en 2002 avec Jef et Michael Bland. Nous l’avions appelé « le plus fameux concert que personne n’ait vu » Ce fut un concert magique ! Tant de choses se sont passées ce soir là !….  Des frères de nouveau  ensemble !  La façon dont Jef a joué « Take The Coltrane » en 7/4 m’a scié, la façon dont il plaçait de l’espace dans le groove… C’était un gros challenge et un énorme sentiment à la fois.

Cette version n’est jamais parue sur un album auparavant.

Non, nous l’avions joué sur « News From The Jungle », « The Mooche » aussi. Nous avons voulu le jouer avec Gene Lake en 7/4  comme Jef, mais c’était un peu difficile… On a alors décidé d’y mettre un groove à la James Brown… En fait, l’extrait du concert avec Jef vient du concert au festival « Sons d’Hiver », ça a été enregistré avec un walkman, j’ai pris cet extrait parce que c’était vraiment très fort. 

Reggie Washington (c) Yann Cabello

J’ai remarqué que vous n’aviez pas repris de thème de « Freedom », l’album avec Jef… Seriez-vous déjà en train de penser à réserver de la matière pour un volume 2 ?

L’enregistrement fut un grand moment, très amusant, et on a laissé quelques morceaux de côté…  J’étais vraiment inquiet de les publier…. Et je les ai réécoutés il y a quelques jours, je ne les avais plus entendu depuis deux ou trois ans, et j’ai pensé que nous devrions creuser ces pièces. Pour l’instant, j’ai quatre ou cinq morceaux pour un volume 2 de « Rainbow Shadow », des choses que je n’ai pu mettre sur le volume 1 parce qu’il y avait déjà 14 morceaux. De plus, je voulais garder l’esprit de Jef : j’ai ajouté des overdubs chez moi comme Jef le faisait.  Il enregistrait chez lui dans sa cave, il avait un studio 24 pistes, il y avait encore des trucs sur les bandes après sa mort… Je voulais savoir ce qu’il y avait sur ces machines… Et j’ai beaucoup de chance  d’être en contact avec sa famille, avec ses sœurs et son frère qui étaient très proches de lui. Ils m’ont donné carte blanche : « Tout ce que tu veux avoir de nous, pas de problème ! » Ils me connaissaient seulement de ce que Jef disait de moi, je ne sais pas ce qu’il disait de Stefany et moi,  mais dès que j’ai contacté ses sœurs, elles m’ont dit : « Nous savons qui tu es. Jef nous parlait tout le temps de toi, tu étais très spécial pour lui… »  Elles étaient très surprises que je veuille faire quelque chose en mémoire de Jef.  Quand Léda Le Querrec (directrice de la programmation au festival « Sons d’Hiver »)  m’a demandé ce que nous pourrions faire comme hommage à Jef après son décès, nous avons joué à Paris, Jean-Paul Bourrely, Patrick Dorcéan et moi. Après le concert, nous avons d’abord pensé « voilà, c’est fini », mais j’ai pensé à ce que Jef disait : « Les gens parleront de moi quand je serai mort ! » Il avait raison ! Il avait raison ! J’ai alors pensé que cet homme méritait une reconnaissance plus large, et j’ai voulu tout faire pour réaliser ce projet car Jef m’ appris tous les concepts que j’utilise aujourd’hui dans ma musique : la façon dont j’enregistre vient de toutes les choses de lui que j’ai écoutées, c’était des choses techniques, mais aussi comment visualiser la musique, juste comme un canevas sur lequel vous peignez, fermez les yeux et vous pouvez voir la guitare bouger… Et c’est en grande partie ce que Patrick Hardy et moi avons voulu faire pour ce projet : nous étions en train de peindre, de bouger dans l’espace, vous pouvez sentir ce mouvement sur l’album et plein d’autres choses… 

Jef Lee Johnson (c) All About Jazz

Cela sonne un peu comme un paysage musical avec, entre autres, ces cris de corbeau : c’était une idée de DJ Grazzhoppa ?

Non, en fait, il n’avait pas vraiment ça en tête, mais je lui ai dit qu’il devrait mettre les sons et l’esprit de Jef dans la musique. En fait, je lui donné des bandes sons, des images video de Jef et moi en train de discuter et je lui ai dit quoi utiliser pour l’enregistrement. Nous nous sommes assis pendant quelques heures et nous avons discuté. Il a repris des voix, des sons de guitare et le corbeau qui provient d’une fable indienne nord-américaine… Jef  a donné tant de choses à la musique au détriment de sa carrière, de sa renommée, … Je connais beaucoup de musiciens que je respecte, mais Jef était plus pur que n’importe lequel d’entre eux.  Les gens préféraient le charme d’un guitariste plutôt que le bien de la musique ; ce qu’il jouait était ce qu’il fallait pour l’amour de la musique, et c’est ainsi que je veux jouer. Vous savez,  des journalistes disent que je ne joue pas aigu, que je ne me fais pas remarquer,  et je réponds : «  Ce n’est pas nécessaire pour le bassiste de jouer haut, parce que la basse est juste supposée être une partie de l’orchestre, le frisson ce n’est pas le bassiste, c’est le groupe. Quand quelqu’un me demande si je peux jouer plus fort, je dis que ce n’est pas nécessaire, que ma musique vit et respire pour le bien de la musique . 

Ça a été un vrai challenge de trouver un guitariste pour cet album.

Ce n’est pas vraiment moi qui ai choisi Marvin Sewell, C’est Jef. Jef et moi étions d’excellents amis, mais nous ne discutions beaucoup . Quand nous le faisions, nous parlions de la vie, de cinéma, de science-fiction, du passé – tous les deux avions perdu une épouse assez proche l’un de l’autre, Je disait en blaguant que nous étions  membres d’un club spécial !  Jef parlait de gens qu’il respectait ou qu’il ne respectait pas… Marvin revenait souvent dans la conversation, il me disait que je devais l’écouter. Marvin à son tour a écouté Jef et il a flippé, il voulait tout savoir sur lui, il était un des rares gars qui suivait Jef, il cherchait à parler avec lui… Lorsque j’ai proposé à Marvin de jouer dans ce projet il a répondu : « J’adorerais le faire ! » Marvin connaissait tous les morceaux de Jef. 

Je me rends compte que je me suis trompé : il y a bien un nouveau titre sur l’album, « Sewell in the Grazz », avec Wallace Roney en guest !

J’ai travaillé avec Wallace dans un tribut à Miles Davis, c’est tombé à l’improviste : nous nous sommes rencontrés à Skopje et il avait besoin d’un bassiste et nous avons fait quelques gigs ensemble… « Sewell in the Grazz » est arrivé ainsi : j’étais en studio derrière la console et je disais à l’ingénieur du son  Jonathan Marcoz  comme chaque fois : « Toujours presser sur le bouton d’enregistrement, toujours ! »  David Sanborn avait l’habitude de faire comme ça, Miles aussi, tous les gars faisaient ça… Et les musiciens étaient juste en train de jouer,  et c’était pas mal, alors j’ai dit de garder cette partie.  J’ai ensuite demandé à Wallace de jouer dessus, « T’as une pédale wah-wah ? », et Wallace a joué sur cette bande, et waaaw ! C’était génial, c’était l’inspiration… J’ai alors ramené les bandes à la maison et j’ai ajouté la basse, aussi simple… Tu sais, Wallace est de Philadelphie, comme Jef, et je voulais sur l’album des gens qui connaissaient Jef et des gars de Philadelphie. 

JAMMINCOLORS.COM

Vous avez souvent joué avec des musiciens belges, vous connaissez la scène belge plutôt bien : comment la voyez-vous ?

Il semble qu’il y ait deux sortes de musiciens : des gars comme Aka Moon, Octurn ou Pierre Van Dormael, j’ai aussi beaucoup aimé jouer avec Paolo Radoni… Les jeunes musiciens… il y a des promesses… Ce que j’attends des musiciens, c’est qu’ils partagent  quand ils sont enthousiastes pour des choses allant dans une nouvelle direction : des gars comme Jozef Dumoulin, il connaît son instrument, il cherche  à aller ailleurs… C’est ce que je cherche. Beaucoup de jeunes musiciens restent dans leur bulle, ça n’aide pas la scène belge… Partager avec d’autres cultures est important… Fabrice Alleman, je l’adore, il est un frère, Nathalie Loriers est géniale aussi, Lionel (Beuvens), je l’ai vu grandir comme musicien, je l’aime parce qu’il écoute. C’est le genre de jeune musicien que j’aime, il ne se cache pas. C’est ce que je dis aux jeunes musiciens belges : ne vous cachez pas, il y a un héritage ici ! Il y a un langage de la musique ici comme partout en Europe, en France, en Italie,… Tout comme aux Etats-Unis : la scène est différente à Philadelphie, à Atlanta, à Los Angeles, à Chicago, à Oakland,… Et tout le monde sonne différemment.  En Europe aussi, on peut entendre leur histoire.  Ce qui est important, c’est la question : que peux-tu faire pour la musique ? Que peux-tu faire pour la placer au niveau supérieur ? C’est à nous de guider la musique dans une direction qui dure. Que Dieu nous bénisse.

Interview réalisée par Jean-Pierre Goffin.

Merci à Claude Loxhay pour la recherche discographique.

 

Dans son édition du 20 décembre 2006, Jazzazround publiait un premier entretien avec Reggie Washington.

Le magazine, au tirage de 10.000 exemplaires, était également encarté, au rythme bimensuel, dans l’hebdomadaire “Le Journal du Mardi”.

 

Reggie Washington INTW 20 DEC 2006