Robert Johnson : un géant du blues (1/2)
Les biographes se déchaînent sur le « cas Robert Johnson » ces temps-ci… Cela ne pouvait échapper à Robert Sacre, notre spécialiste du blues… Analyse en deux temps !
Coup sur coup, 3 livres sont parus en 2019, 2020 et 2021 (1) pour faire le point sur un des bluesmen mythiques, le plus emblématique du blues : il s’agit de Robert Johnson, né en 1911 à Hazelhurst, MS et mort à l’âge de 27 ans, à Greenville, MS en 1938, après avoir enregistré 29 morceaux (2) pour la compagnie Vocalion Records, dont une dizaine se trouvent encore de nos jours au répertoire de tous les blues bands (comme « Dust My Broom », « (At The) Crossroads Blues », « Sweet Home Chicago », « Walking Blues », « Stop Breaking Down », « Terraplane Blues », « Phonograph Blues », etc… etc… Mais la plupart des autres titres sont également repris régulièrement par les mêmes groupes ou par d’autres. Parmi les fans inconditionnels, on compte Eric Clapton, Keith Richards et les Rolling Stones, Bob Dylan, Bonnie Raitt, Ben Harper et bien d’autres.
1. « Up Jumped The Devil – The Real Life of Robert Johnson » par Bruce Conforth et Gayle Dean Warlow. Omnibus Press , 2019 ; ISBN 9781787602441 ; en couverture, la deuxième photo connue de Johnson à ce jour. En Français : « Et le Diable a surgi ‐ La vraie vie de Robert Johnson », Editions Le Castor Astral, 2020;
2. « Brother Robert ‐ Growing up with Robert Johnson » par Annye C. Anderson with Preston Lauterbach ‐ Hachette Books, New York, 2020. En couverture, la troisième photo connue de Johnson;
3. « La Ballade de Robert Johnson » par Jonathan Gaudet ; Leméac Editeur, Canada, (2020) et Le Mot Et Le Reste, France (2021) ; Références ISBN 978-2-36139-713-5.
Le premier ouvrage est le plus complet à ce jour. Les auteurs ont passé une cinquantaine d’années à se documenter, à consulter des tonnes d’archives et à traquer tous les témoins possibles et imaginables. Ils ont pu élucider un paquet de mystères… Est-ce à dire que la quête est finie et que tout est connu, élucidé ?… Sans doute pas, il y aura d’autres découvertes , d’autres témoignages mais la somme d’infos contenues dans ce livre est quasiment exhaustive. On y reviendra dans la deuxième partie de cette chronique, dimanche prochain.
Le deuxième livre est un témoignage authentique et émouvant d’une demi-sœur de Johnson. En couverture, elle nous offre la troisième photo connue de Johnson souriant et fier, là où la seconde photo faite au photomaton le montre un peu désabusé et ironique à la fois, cigarette aux lèvres. Son point faible : Annye C. Anderson n’avait que 12 ans en 1938 quand Johnson est mort, ce sont donc des souvenirs de petite fille qui sont évoqués par cette nonagénaire (95 ans !) (3). Mais ils sont précis, vivaces et précieux car ils donnent une idée de ce que son demi-frère, adolescent et jeune homme, vivait au jour le jour, comment il s’habillait, se comportait à l’école, en famille et avec ses amis. Ce sont des souvenirs complètement inédits, étonnants. On y reviendra aussi prochainement.
Enfin, et nous nous concentrerons sur celui-ci cette semaine, le troisième livre est un tour-de-force de l’auteur ! Il est construit sur un concept original et judicieux : raconter la vie de Johnson dans le cadre d’une fiction romanesque relatant, sous forme de monologues le plus souvent, les témoignages de 29 acteurs majeurs dans la vie du musicien (des parents, des amis, des musiciens, des professionnels de la musique,…) sur une solide base de faits authentiques et avérés. C’était un pari risqué mais il est amplement réussi, la réalité des faits rejoint la fiction de la forme. Il y a donc 29 chapitres correspondant aux 29 faces enregistrées par Johnson (2). J. Gaudet imagine ce que ces témoins pourraient raconter à un interlocuteur curieux d’en savoir plus, voire à un interviewer. C’est magistral et réussi au-delà des espérances. C’est vivant, épique, varié, passionnant, le livre se lit d’une traite tant l’intérêt reste soutenu tout du long.
Dans le premier chapitre (« I Believe I’ll Dust My Broom ») le producteur John Hammond prépare un festival « From Spirituals to Swing » à New York en 1938 en hommage à Bessie Smith avec, en vedette, Robert Johnson… Mais il apprend la mort brutale et soudaine du bluesman! C’est encore lui qui fait la conclusion du volume avec le chapitre 29 (« Sweet Home Chicago »), racontant le déroulement de son Festival… sans Robert Johnson, et donnant la parole à Big Bill Broonzy, le remplaçant de Johnson. Parole donnée aussi, virtuellement, à Johnson lui-même, pour évoquer ses nombreuses conquêtes féminines et les jalousies générées (ce qui conduira à son assassinat), ses rencontres avec ses idoles Son House et Willie Brown, son ambition de devenir célèbre et d’enregistrer sa musique, de son addiction à l’alcool et de la violence brutale que cela engendrait, etc… Le deuxième chapitre (« Milkcow’s Calf Blues ») rapporte l’accouchement très pénible, douloureux et ardu de Julia Dodds, la mère de Johnson, en 1911, dans un champ de coton, du moins tel que l’imagine l’auteur du livre, avec une verve et un réalisme incroyable… Tout le reste est à l’avenant, du chapitre 3 (« Little Queen of Spades ») où Carrie, une autre demi-sœur de Johnson étale ses états d’âme avec un chat, en 1913, jusqu’au chapitre 6 (« Preachin’ Blues (Up Jumped the Devil) ») où, en 1965, Son House évoque des souvenirs de Johnson, dans une reconstitution imaginaire mais remarquable car vraisemblable de J. Gaudet. Il en va de même pour d’autres témoignages « reconstruits » de musiciens comme Willie Brown en 1931 (Chap.14, « Stop Breaking Down »).
On découvre encore d’autres anecdotes fascinantes dans les autres chapitres, avec Ike Zimmerman, le professeur de guitare de Johnson que Gaudet imagine raconter, en 1962, comment il a transformé un piètre guitariste en génie, sans intervention du Diable (Chapitre 12 « From 4 Till Late »). D’autres musiciens qui ont été des partenaires musicaux de Johnson sont mis à contribution comme Calvin Frazier en 1933 (chap. 17 « Hellhound On My Trail ») et Johnny Shines en 1934 (Chap. 18 « Ramblin’ On My Mind »). D’autres bluesmen témoignent aussi, comme Robert Lockwood Jr., fils d’Estella Coleman avec laquelle Johnson entretint une relation amoureuse sérieuse. Il est donc le beau-fils de Johnson et ce dernier en fit un guitariste hors pair comme lui. En 2006, Lockwood a évoqué sa propre expérience et le poids de cette filiation qui l’a poursuivi toute sa vie (Chap.22 « Traveling Riverside Blues »), sans oublier des journalistes comme Pete Welding (Down Beat) qui, en 1966, traita le grand mythe associé à Johnson à savoir sa rencontre avec le diable à une croisée de chemin, là où il lui vendit son âme en échange de son talent de guitariste (Chap.13 « Crossroad Blues »). Ou encore H.C. Speir, (1936, Chap. 20 « Stones in My Passway ») le chasseur de talents qui introduisit Robert auprès du producteur Ernie Oertle (Chap. 21 « Walkin’ Blues ») et de l’ingénieur du son Don Walk qui orchestra les deux séances d’enregistrement pour Vocalion Records, à San Antonio et Dallas, Texas) en 1937 (Chap 23, « 32-20 Blues »). Notons particulièrement le chapitre 19 (« They’re Red Hot ») qui rapporte, en ses propres mots, la mésaventure de Steven « Zeke » Schein, qui croyait avoir acheté sur eBay une photo inédite de Johnson, laquelle fut contestée puis rejetée par tout un panel de spécialistes (David Evans, Bruce Comforth, Elijah Wald, Steve Tracy, Gayle Dean Wardlow,…).
Sur le plan personnel il y a des témoignages émouvants recréés par Gaudet, comme la rencontre en 1929 de Johnson avec Virginia Davis, sa première épouse, qui mourra en couches de même que le bébé (Chap.9 « Kind Hearted Woman Blues »), la rencontre avec Virginie Jane Smith, en 1931, qui sera sa maîtresse et lui donnera son fils Claud (chap.15 « Phonograph Blues ») et un compte-rendu non romancé de la vie de ce fils qui, en 2000, récupéra enfin ses droits à l’héritage de son père devant la Cour Suprême de l’Etat du Mississippi (4) après plus de 10 ans de batailles juridiques exténuantes et frustrantes (chap.16 « Last Fair Deal Gone Down »). Les chapitres 24 à 28 sont poignants et portent, de manière dramatique, sur la tragédie de la mort de Johnson par empoisonnement. Basé à Greenwood en 1938, près de la plantation Star of West, un trio composé de Johnson, Honeyboy Edwards et Sonny Boy Williamson (Rice Miller) se produisit dans la région et dut, un samedi, animer un concert dans un juke joint, The Three Forks Shop à Baptist Town, non loin de l’intersection des Highways 49 et 82. Johnson rencontra Gloria Humma (5) dont il fit sa maîtresse (Chap.24, « La Femme, Love in Vain ») mais elle était l’épouse de Ralph Shaeffer (5), le propriétaire de la Three Forks Shop. Un homme très jaloux qui découvrit l’infidélité de sa femme et décida de se venger en empoisonnant l’amant en mettant de la mort-aux-rats (6) dans son whiskey (Chap. 25, « L’Homme, Drunken Hearted Man »). Les partenaires de Johnson furent témoins des diverses phases de l’opération, de l’agonie et de la mort qui s’ensuivirent. Honeyboy Edwards qui restera jusqu’au bout mais partira juste avant l’enterrement (Chap. 27, « 1938 , Dead Shrimp Blues »), Sonny Boy Williamson 2 qui s’en ira avant la mort de Johnson mais dont J.Gaudet imagine un témoignage en 1965 (Chap. 26, « Malted Milk »).
Il y a encore beaucoup d’anecdotes fascinantes dans les autres chapitres que je vous invite à découvrir. Répétons que ces monologues, dialogues et évocations sont imaginés par J.Gaudet et sont recréés par lui mais avec beaucoup de pertinence et de fidélité à la réalité historique, sauf (5) et (6)… Bref, c’est passionnant, haletant et on ne s’en lasse pas, j’ai déjà commencé une deuxième lecture de cette grande fresque attachante qui prend la forme d’un roman mais rapporte des faits (presque tous) avérés et contrôlés. Belle prouesse !
A Suivre…
Jonathan Gaudet
La ballade de Robert Johnson
Leméac Editeur, Canada, 2020 et Le Mot Et Le Reste, France 2021
379 pages sans illustrations
ISBN : 978-2-36139-713-5.
(1) D’autres ouvrages ont vu le jour au fil du temps mais tous souffraient d’un manque d’informations sur la jeunesse, l’adolescence et les débuts musicaux du chanteur/guitariste/compositeur légendaire, ainsi que sur les circonstances exactes de sa mort tragique, en 1938 à l’âge de 27 ans ! Citons, notamment :
• « Love In Vain ‐ The Life And Legend of Robert Johnson » par Alan Greenberg ‐ A Delphin Book, Doubleday & Co, Inc., New York 1983;
• « Searching For Robert Johnson » Peter Guralnik ‐ Obelisk Books/ Penguin Books, New York, 1989. En couverture, la première photo connue de R. Johnson (assis, sourire conquérant, chapeau, cravate et complet veston à rayures, guitare bien en mains). Traduction française : « A la recherche de Robert Johnson » Le Castor Astral , 2008;
• « Robert Johnson Lost And Found », Barry Lee Pearson & Bill McCullouch, University Of Illinois Press, 2003.
(2) Le coffret Columbia Roots & Blues référencé C2K 46222 « Robert Johnson ‐ The Complete Recordings » (1990) contient 2 CDs et 41 faces , comprenant 12 prises alternatives. On peut également trouver dans le commerce le double CD Columbia Legacy référencé 88697 85907 2 (2011), qui contient 42 faces avec 13 prises alternatives.
(3) Ms Anderson a fait une carrière de professeur et vit maintenant à Amherst, Massachusetts.
(4) Une fortune estimée à 1,3 million de dollars…
(5) Il est curieux de constater que Gaudet falsifie l’identité de ces 2 personnages. Les véritables noms du couple sont correctement donnés par Conforth et Wardlow dans « Up Jumped the Devil » paru un an avant ce livre-ci. Gaudet aurait donc dû les connaître (sauf s’il n’a pas lu ce livre !) : il s’agit, en réalité de Beatrice Davis, épouse de R.D. « Ralph » Davis.
(6) J. Gaudet incrimine la strychnine de la mort au rat, mais Conforth et Wardlow mettent en cause un poison couramment utilisé dans le Deep South, le « passgreen », en fait une boule de naphtaline ajoutée à une boisson, un produit rarement mortel mais destiné à « donner une bonne leçon » à un adversaire, provoquant de graves troubles digestifs, nausées, vomissements, douleurs intestinales intenses, etc… Wardlow qui est né dans le Mississippi est très au courant de toutes les coutumes locales, incluant les poisons. Dans le cas de Johnson, ce poison aurait provoqué des hémorragies mortelles tant de son ulcère à l’estomac diagnostiqué le mois précédent, que de ses varices à l’œsophage. R.D. Davis ne fut jamais inquiété mais il soutint toujours par la suite, en privé, que son intention n’était pas de tuer Johnson mais bien de lui donner une leçon de bonne conduite envers les femmes mariées.