Roberto Fonseca, la diversité du jazz cubain.
Dans un hôtel bruxellois, Roberto Fonseca arrive décontracté, toujours avec un chapeau – j’oublierai de lui poser la question du pourquoi. On s’installe à une table à l’écart, je lui demande s’il veut faire l’entretien en anglais, mais non, il souhaite exercer son français.
«Ibrahim Ferrer, c’était un peu le Michael Jackson de Cuba, mais avec beaucoup d’humilité.»
En quoi le Buena Vista Social Club a-t-il été déterminant dans votre parcours ?
Roberto Fonseca : Avant d’entrer au Buena Vista Social Club, j’avais beaucoup d’autres influences : jazz hip hop, funky… Et pour moi, la musique traditionnelle me paraissait être quelque chose de facile et donc pas très intéressant. Ma première avec le Buena Vista Social Club, c’était pour l’enregistrement de l’album avec Manuel Guarijo Mirabal, et quand je suis entré dans le studio et que j’ai vu Ibrahim Ferrer, Galban… Je ne m’étais pas imaginé que je verrais ces légendes ! Je croyais que la musique de ce groupe était facile à jouer : il y a l’ambiance, la patience, le silence, c’est tout calme, mais il faut jouer très bien du piano, il faut sentir quand il faut jouer plus, quand il faut jouer moins. Il m’a fallu apprendre à maîtriser la musique traditionnelle, quelque chose que je ne connaissais pas avant. Pour moi, le BVSC est l’école de la musique traditionnelle, parce qu’il y avait Cachaito Lopez, Manuel Mirabal, Ibrahim Ferrer, Omara Portuondo… C’est la vraie école de la musique cubaine. Ibrahim c’était un peu le Michael Jackson de Cuba, avec beaucoup d’humilité, il n’est pas du tout une star. Sa simplicité m’a beaucoup marqué.
Vous dites que vous aviez l’impression que la musique traditionnelle était facile. Je crois qu’en Europe, c’est aussi le sentiment qu’on a à propos de la musique cubaine : le mambo, la salsa, le son, la habanera, c’est un peu la même chose pour nous, mais qu’est-ce qui fait la différence ?
R.F. : La différence vient surtout de la rythmique, les motifs rythmiques sont différents. Le mambo est un tempo moyen, le son montuno est plus calme, la cucaracha est rapide. C’est important pour nous de maîtriser toutes les différences rythmiques. Et puis, il y a la façon de jouer avec le cœur qui compte beaucoup.
Vous dites avoir commencé par le jazz. Comment joue-t-on cette musique dans un pays où elle est interdite ?
R.F. : C’est le mystère ! À l’école c’était interdit. Si j’y jouais avec un ami, le professeur intervenait tout de suite. C’était bizarre parce qu’on savait qu’aux États-Unis, Dizzy Gillespie jouait du jazz sur des rythmes cubains. À Cuba, c’était surtout la musique « classique », sur des rythmes qui venaient d’Afrique, qui comptait. Alors, on jouait du jazz à la maison sans se faire remarquer.
«Oscar Peterson, c’était tellement exceptionnel que je me suis dit que je devais arrêter le piano !»
Sur « Abuc », il y a un morceau de Ray Bryant que vous jouez deux fois. Quels sont les pianistes de jazz qui vous ont influencé ?
R.F. : Ray Bryant évidemment, mais surtout Oscar Peterson. Il y a aussi Ahmad Jamal, Bill Evans, Thelonious Monk, Chick Corea, Keith Jarrett, Chucho Valdes, Lily Martinez,… Il y en a plein qui ont une place dans ma musique. Mais Oscar Peterson est spécial, c’est pourquoi je lui dédie « Please Oscar Stop » sur le disque. C’est ma mère qui m’a fait entendre ce pianiste. Quand je l’ai entendu, c’était tellement exceptionnel que je me suis dit que je devais arrêter le piano ! Mais ma mère m’a dit que je pouvais trouver la manière de jouer pour me rapprocher de Peterson. J’ai voulu une seconde fois arrêter le piano quand mon professeur de musique classique m’a fait écouter Glenn Gould dans les Variations Goldberg. Là, je me suis vraiment dit qu’il fallait que j’arrête, c’était impossible d’arriver à une telle technique, la mélodie… Mais ma prof de piano m’a encouragé à continuer, et ce morceau sur l’album est à propos de cette histoire.
Ce morceau vous le jouez en piano solo et avec un joueur de congas.
R.F. : Il y a deux joueurs de congas. Ce sont des musiciens incroyables. Pour jouer ainsi, c’est important de s’entendre, car s’ il y a la technique, il y a aussi la passion, la communication…
Pour jouer ainsi, il ne faut pas se tromper…
R.F. : Si, ça peut arriver, mais pour nous, j’appellerais ça des « happy mistakes ».
« Mercedes » est une mélodie très douce : aussi un titre dédié ?
R.F. : Il y a une histoire très forte dans ce morceau. C’est dédié à mon père et à ma mère. Quand j’étais jeune, j’étais un étudiant difficile. À l’école de musique classique, on commençait à 8 h du matin et on terminait à 17h, du lundi au jeudi. Les vendredis, samedis et dimanches, on restait à la maison pour étudier le piano et le solfège, mais aussi les maths, la physique. Pendant ce temps-là, mes amis jouaient à la plage. C’était difficile pour moi et je voulais arrêter l’école. Malgré tout, je continuais pour la musique. Mais un de mes professeurs a voulu me renvoyer de l’école et ma mère l’a rencontré, l’a persuadé de me garder pour la musique, alors qu’il disait que je ne serais jamais un bon pianiste. À ce moment-là, j’ai décidé que j’allais prouver que je pourrais être un vrai musicien. Si le morceau s’appelle « Mercedes », c’est parce que c’est le prénom de ma mère. Et la personne qui parle sur la chanson, c’est ma mère : « Be the best ! », dit-elle.
Que signifie le titre de l’album, « La Gran Diversion » ?
R.F. : Ça veut dire qu’on doit profiter de toute la musique, de la mélodie, de la rythmique, de la danse, qu’on peut pleurer et rire à la fois. Et tout cela ensemble forme la musique. C’est pour ça que ce disque est le plus personnel que j’aie fait, je veux expliquer ma vie, mon histoire.
«Quand je vois les gens danser ou pleurer en entendant ma musique, je suis heureux.»
C’est aussi un hommage à un club de Paris.
R.F. : L’idée est venue parce que dans les années 30-40, il y a eu à Paris des clubs avec la même ambiance qu’à Cuba, dont « La Cabane Cubaine ». Et je me dis parfois que je suis né au mauvais moment, que j’aurais aimé vivre la musique à cette époque. Et comme j’ai vécu l’expérience du Buena Vista Social Club, je voulais recréer cette ambiance, cet esprit dans mon projet. En même temps, je ne voulais pas faire du Buena Vista Social Club numéro deux. Ce n’est pas parce que j’avais été directeur musical pour Ibrahim Ferrer que je pouvais me permettre de faire ça. En même temps, je voulais prendre le risque de créer de nouveaux morceaux, mais dans l’esprit de cette époque. Ce n’était pas facile, mais quand je vois les gens danser ou pleurer sur ma musique pendant les concerts, je suis heureux.
La musique est partout à Cuba, c’est incroyable ! On a parfois peine à croire que le peuple cubain a beaucoup souffert et souffre toujours.
R.F. : La musique, c’est la vie, la musique sauve notre existence. J’ai la chance d’exprimer les sentiments par la musique. Même pendant le covid où il n’y avait pas de concerts, on entendait de la musique partout dans la rue. Il y a toujours de la joie de vivre dans notre musique.
De quel style de musique cubaine êtes-vous le plus proche ?
R.F. : Pour moi, c’est le son montuno.
Qu’on pourrait comparer à quelle musique que nous connaissons ici ?
R.F. : Tu peux comparer ça à la bossa-nova, une bossa-nova très lente. Il y a beaucoup de spiritualité, d’émotion dans cette musique.
Les paroles sont aussi importantes ?
R.F. : Oui. C’est l’amour, la nostalgie, c’est un style avec beaucoup d’émotion.
«A Cuba, les gens deviennent fous quand on est en scène.»
Sur scène, cette musique est-elle perçue différemment à Cuba et en Europe ?
R.F. : À Cuba, les gens deviennent fous quand on est sur scène. Ici, on a besoin d’un peu de temps pour que le public chauffe, mais ça se termine souvent comme à Cuba ! C’est la fête, tout le monde danse à la fin ! C’est important pour nous que les gens se sentent bien.
Qu’écoutez-vous d’autre à la maison ?
R.F. : Un peu de tout, ça dépend comment je me sens : jazz, classique, rock… Je prends tout ce qui m’intéresse dans tous les styles : reggaeton, rap,… Souvent quand j’entends quelque chose qui me plaît, je branche shazam et je découvre quelque chose de nouveau. J’écoute aussi un peu de chanson française, un morceau qui me plaiî beaucoup… c’est de Gainsbourg. (il chante la mélodie…)
La Javanaise !
R.F. : Oui, c’est ça ! je le joue parfois en piano solo en concert. La mélodie est très belle et les harmonies aussi. C’est un morceau que je trouve exceptionnel !
Roberto Fonseca
La Gran Diversión
Wagram Music
Merci à Jazz’Halo et à Serge Braem pour les photos.