Rüdiger Carl Inc, King Alcohol

Rüdiger Carl Inc, King Alcohol

Rüdiger Carl Inc, King Alcohol

(New Version)

FREE MUSIC PRODUCTION

Après la série de rééditions historiques des albums FMP de Brötzmann et Schlippenbach, de Sun Ra, Fred Anderson, et les inédits incroyables parAtavistic/Unheard Music Series sous sa conduite, le journaliste et chercheur John Corbett s’est lancé plus avant dans cette entreprise via son label Corbett vs Dempsey en exhumant des trésors vinyliques comme les solos de Joe McPhee (“Glasses”,”Variations On A Blue Line”), le “Tips” de Lacy avec Steve Potts et Irene Aebi et le “Push Pull” de Jimmy Lyons, tous publiés initialement par Hat Hut. Mais aussi des inédits de McPhee en solo et de Brötzmann, dont un “1971” avec Han Bennink et Fred Van Hove. Tout récemment, “Esoteric” d’Olu Dara et Philip Wilson, “There’ll Be No Tears Tonight”, l’album “Alt Country” d’Eugene Chadbourne enregistré en 1980 (avec Zorn), un duo de Joe McPhee avec André Jaume, des solos de Leo Smith, Billy Bang et d’Hans Reichel datant des seventies, un “Tortured Saxophone” de Mats Gustafsson. Cela frise parfois la collectionnite aigüe : des intégrales des enregistrements complets  du Nation Time/Black Magic Man  (4cédés) et du Vassar College 1970 (2 cédés) de Joe Mc Phee, et des curiosités du même en multitracking, sans parler de mini cédé où on trouve un ou deux  morceaux de 5 minutes. Corbet vs Dempsey est particulièrement focalisé sur Joe McPhee, Peter Brötzmann, Mats Gustafsson et Ken Vandermark. Et Alan Wilkinson, Michel Doneda, Stefan Keune, Paul Hubweber, Gianni Gebbia. Je dis ça, je dis rien. Mais,  je ne vais pas me plaindre de la parution du “King Alcohol” (double cédé avec inédits) duRüdiger Carl Inc, le sixième album du label FMP réunissant Rüdiger Carl au saxophone ténor, le tromboniste Günter Christmann et le percussionniste Detlev Schönenberg, enregistré en janvier 1972, à la légendaire Akademie der Künstende Berlin. Là se déroulaient les extraordinaires festivals “Total Music Meeting” organisés collectivement par Jost Gebers, Peter Brötzmann, Alexander von Schlippenbach, Peter Kowald et cie. Citoyens de Wuppertal tout comme Brötzmann, Kowald et Hans Reichel, Carlet Schönenberg formait un trio relativement agressif avec Günter Christmanndans, dans la lignée de la panzer musik du Peter Brötzmann Trio ou Octet, des groupes de Schlippenbach ou du Peter Kowald Quintet où on trouvait déjà Christmann avec Paul Lovens, une génération d’écluseurs de fûts de bière avec des choppes d’un demi-litre ! Les albums brûlots de ces groupes furent les premiers à être publiés par FMP et les connaisseurs les appellent par leur numérotation. Ici, le FMP 0060, “King Alcohol” est dédié aux consommateurs d’alcool : “This Record is dedicated to any drinker, friends and enemies + to all dead musicians”. King Alcohol : “A hymn on him, the last mighty confederate against cold, soberness, hunger, sleeplessness, and a special kind of ghosts”. Une qualité remarquable du Rüdiger Carl Inc. est la grande lisibilité de la musique et ses équilibres parfaits, malgré l’(abus d’)alcool. L’écoute mutuelle est poussée très loin : les musiciens combinent leurs jeux dans une construction aussi sophistiquée et dynamique que leur musique est expressionniste et violente. Il faut dire que Christmann et Schönenberg évoluèrent par la suite dans une musique plus « sérieuse » : leur  duo remarquable, plus proche de la musique contemporaine, fut une des premières formations « continentales » à se rapprocher du courant de la musique improvisée radicale britannique. Quant à Rüdiger Carl, il continua son parcours avec Irene Schweizer durant plus d’une décennie avant de muer avec la clarinette et le concertina dans une expression arty, dont le groupe COWWS fut l’accomplissement. Schönenberg abandonna la musique au début des années 1980. Tout çà pour dire que ce King Alcohol du R.C.Inc. constitue un court passage free « free-jazz » dans l’évolution de ces musiciens, offrant de véritables points communs avec l’exubérance du New York Art Quartet (John Tchicaï, Roswell Rudd et Milford Graves), et la fureur du  “Live at Donaueschingen” d’Archie Shepp, les mélodies thématiques et la prégnance du blues en moins. En effet, leur musique est quasi-complètement improvisée (free free-jazz), si ce ne sont des énoncés – signaux avec des intervalles particuliers, motifs propices aux échanges.

Même si Carl et Christmann abandonnèrent cet idiome énergétique, une voie musicale qu’ils ont totalement récusé – tout en assumant l’avoir incarnée durant leurs jeunes années -, leur concert de janvier 1972 est vraiment exemplaire. Carl m’a déclaré assez récemment ne plus vouloir jouer du sax ténor du tout, cet instrument étant pour lui la marque de cet ultra expressionnisme banni. S’il avait continué sur cet instrument, il aurait pu rivaliser avec Larry Stabbins ou John Butcher et se profiler comme un authentique challenger historique d’Evan Parker. Il faut rappeler que Rüdiger Carl a enregistré et tourné avec la pianiste Irene Schweizer et le batteur Louis Moholo, alors que Parker était (et est toujours) associé avec Alex von Schlippenbach et Paul Lovens, tout comme Brötzmann l’était avec Fred Van Hove et Bennink. Les albums fort appréciés de ces musiciens dans leurs trios respectifs faisant alors office de fil rouge du label FMP et le fonds de commerce du label. Un sérieux pedigree ! En bref, Rüdiger Carl ne se contente pas d’hurler, mais il joue en profondeur avec les sons, les intervalles, les doigtés, l’articulation des sonorités, les harmoniques, se révélant à l’époque un des saxophonistes les plus convaincants de la free-music. Quant à Günter Christmann, il assume de manière rare tous les aléas de son instrument ingrat, avec une puissance étonnante qui rivalise avec celle de feu Hannes Bauer. Il a l’intelligence musicale pour négocier  les changements de cap de l’improvisation collective, tels que passer du jeu en trio vers le duo avec le batteur en poursuivant son discours, sans une fraction de seconde d’hésitation. Dans le jeu de Christmann en duo avec le souffleur (“ALT KA #2”), on entend clairement qu’il a écouté soigneusement celui d’Albert Mangelsdorff, dont il reproduit les nuances avec émotion et une superbe précision pleine de musicalité. Detlev Schönenberg avait développé une démarche voisine de celle de Pierre Favre à la même époque, un album de ce dernier dans une instrumentation similaire en compagnie du saxophoniste Jouk Minor et du tromboniste Eje Thelin, “Candles Of Vision”, faisant foi. Une maîtrise des frappes, accents et roulements coordonnés dans une conception des rythmes libres et flottants gérés simultanément avec une palette de petits sons détaillés qui s’inscrivent avec précision dans le flux. Un orfèvre dont l’art tenait superbement la route face aux Tony Oxley, Paul Lytton, Paul Lovens et Han Bennink, intimidants virtuoses qui faisaient eux aussi partie de la même scène. Il suffit d’entendre son solo dans “ALT KA # 2”, pour se faire une idée du phénomène. Hormis sa collaboration avec Christmann, les 4 albums qui en découlent et un éphémère duo avec le percussionniste Michael Jüllich, on ne lui connaît aucun autre association. Il existe un album solo chez FMP (“SAJ” – 04), un des premiers albums SAJ publiés vu la haute qualité de son jeu étincelant (D.T. Spielt Schlagzeug). Pour des raisons trop longues à expliquer ici, il a fini par faire l’impasse sur une carrière musicale. Pour un tas de raisons, je ne saurais que recommander ce “King Alcohol”, dont la séquence des plages originales figurent sur le premier cédé (39’28), et parce qu’aussi, Corbett vs Dempsey a ajouté  70’21’’ de musique jamais publiée jusqu’à présent sous le titre ALT KA # 1 jusque # 7. Les détails de la pochette ne précisent pas si ce deuxième enregistrement a été réalisé lors du même concert ou festival à Berlin. Toutefois, la qualité sonore du document est aussi bonne que celle de l’album FMP. On découvre ici et là les amorces de la collaboration intensive du duo Christmann–Schönenberg, qui fut à mon avis un des groupes phares de la free music européenne, de l’improvisation libre des années 1970. Dans l’évolution du free-jazz, “King Alcohol” (New Version) est un témoignage de haute volée concernant un tromboniste. Il n’y avait encore aucun enregistrement free-jazz à cet égard (avec un trombone) aussi concluant du côté US à cette époque. Même si j’apprécie sincèrement Roswell Rudd, il est évident que l’alors très méconnu Günter Christmann était un  tromboniste plus complet, au jeu plus varié et plus raffiné tout en étant aussi lyrique et sonore. Günter Christmann fait quasiment jeu égal avec Mangelsdorf, le tromboniste le plus doué du jazz-free avant l’arrivée de George Lewis. Il suffit de compter les séquences où les trois musiciens combinent leurs efforts dans des formes et des échanges renouvelés pour s’en convaincre. Christmann étant à mon avis un artiste qui propose une démarche de l’improvisation libre aussi singulière et originale que celles de Bailey, Prévost, Parker, Stevens, Van Hove etc., et comme les témoignages des débuts de ces artistes ont été réédités de manière exhaustive, il n’est que justice de contempler la pochette originale du FMP 0060 sur cet album cédé cartonné, tel qu’à l’époque de la Mierendorfstrasse, pour en goûter tout le suc musical, souvent plus convaincant que certaines publications complétistes. Je possède le LP FMP 0060 réédité avec la photo rougeâtre et vitreuse de la bouteille et des verres des débuts de l’ère FMP- Behaimstrasse, l’édition originale étant hors de prix. Amen !
Jean-Michel Van Schouwburg