Shirley Tetteh : Hors-jeu (6/6)
Femme, Femme, Femme… Fais-nous voir le ciel… C’est bien volontiers que JazzMania se soumet cette année à une couverture commune de « la journée de la femme », une action dispersée sur la toile entre quelques magazines de jazz européens. Mieux, nous leur consacrerons entièrement la semaine #10, celle du 8 mars… A chaque jour son interview (six musiciennes en tout seront présentées), il y aura des chroniques, des portfolios, … Aujourd’hui, en clôture d’une série de six portraits féminins, London Jazz News nous présente une guitariste / compositrice à suivre de très près…
Shirley Tetteh © Gérard Boisnel (Citizen Jazz)
Elle évoque les heures de sommeil rattrapées grâce à la pandémie, son émerveillement pour les podcasts neuro-scientifiques, ses rêves de football féminin et d’une vie aux Etats-Unis. Enfin, elle nous parle de son tout nouvel « amour » pour Miranda July. En temps normal, Shirley Tetteh est extrêmement occupée. Avant la crise sanitaire, elle était en tournée intensive avec le collectif féminin Nérija qu’elle a cofondé, le groupe afro-jazz Maisha et le collectif de dix musiciens mené par Cassie Kinoshi, SEED Ensemble. Guitariste extrêmement recherchée, elle jouait dans beaucoup d’autres groupes tout en portant son projet solo Nardeydey, fusionnant jazz et electro-pop.
«Ecrire en gérant tout le reste était difficile, ça fait des années que je néglige le repos.»
Quand je lui demande comment elle a traversé la pandémie, elle me répond immédiatement « En dormant ! » – se référant à son emploi du temps chargé avant le premier confinement. « Trop de tournées, pas assez d’heures de sommeil », déclare-t-elle. « Écrire en gérant tout le reste était difficile, ça fait des années que je néglige le repos. » Comme pour beaucoup d’entre-nous, l’année écoulée a été l’occasion pour Shirley Tetteh de ralentir le rythme. Elle avoue d’ailleurs être curieuse de voir « si les tournées reviendront avec la même intensité ». A-t-elle réussi à se reposer enfin ? Heureusement, oui. Tetteh en profite pour faire l’éloge des podcasts d’Andrew Huberman, professeur en neurosciences : « Il propose des outils pour nous aider à mener une vie plus heureuse et plus saine. L’épisode consacré au sommeil et au réglage de notre horloge biologique m’a beaucoup aidée. » L’année dernière, en plus de regagner le sommeil, Shirley Tetteh s’est également vu attribuer une nomination aux Jazz FM Awards 2020 en tant que « musicienne de l’année » aux côtés de Binker Golding et Mark Kavuma. Sa réaction ? « Un peu surprise ». Derrière cette modestie, elle admet tout de même qu’il est « agréable de penser que sa musique a eu cet impact sur les auditeurs ».
Shirley Tetteh © Gérard Boisnel (Citizen Jazz)
«Je sais à présent ce que signifie arrêter quelque chose quand ça devient difficile, alors je ne laisserai jamais plus cela se reproduire.»
Pourtant, la vie aurait pu la conduire ailleurs que sur la voie musicale. Jusqu’à l’âge de 16 ans, elle était destinée à devenir footballeuse professionnelle et son rêve était de partir aux États-Unis poursuivre sa carrière. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Une blessure l’a finalement amenée à choisir un nouveau parcours. « Je suis bien revenue vers le football au départ », dit-elle. « Mais pour devenir l’athlète que je rêvais d’être, il me fallait suivre un entraînement très strict et je n’étais pas sûre d’avoir la discipline nécessaire. En plus, je ne savais pas demander de l’aide pour y parvenir ». Regrette-t-elle d’avoir renoncé à sa carrière sportive ? « Avec le recul, oui. C’était une erreur d’abandonner comme ça », admet-elle. « Mais cela m’a permis de me concentrer sur la musique. Je sais maintenant ce que signifie arrêter quelque chose quand cela devient difficile, alors je ne laisserai plus jamais ça se reproduire. »
«Je pensais que les cours de musique classique étaient gratuits. C’est pour cela que j’y allais. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé que ma mère les payait.»
Ce n’est qu’à l’âge de 11 ans qu’elle commence la guitare, après avoir essayé d’autres instruments. Lorsque la guitare électrique est devenue une évidence, elle a commencé les cours de musique classique. « Je pensais que les cours étaient gratuits, c’est pour cela que j’y allais. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé que ma mère les payait. Elle me le cachait ! ». Il a fallu quelques années avant que le jazz n’apparaisse dans son jeu. « Jusqu’à mes 18 ans, j’écoutais Eric Clapton. Je jouais beaucoup de guitare acoustique et je travaillais diverses techniques de picking, mais je voulais élargir le champ des possibles, j’avais besoin de nouveauté, de nouveaux challenges. C’est là que le jazz est arrivé ».
«Vous n’êtes pas ce que vous jouez, quelle qu’en soit la qualité.»
Pour son projet solo Nardeydey, elle est aussi chanteuse, mais une fois lancée dans le jazz c’est le jeu qui a pris le dessus. Elle avoue avoir « arrêté de chanter pendant quatre ans ». Il était important de dissocier le fait de faire de la musique et sa propre personne : « Il m’a fallu des années pour comprendre, mais cela a amélioré ma pratique. Je peux désormais me concentrer sur ce que j’ai besoin d’apprendre, sans me soucier de l’image que cela donne de moi ». Une révélation transformatrice. « Vous n’êtes pas ce que vous jouez, quelle qu’en soit la qualité », dit-elle. « Il s’agit d’apprendre à se dissocier de la critique, à ne rien prendre de manière trop personnelle. » Jouer avec Nubya Garcia et Sheila Maurice-Grey à South Bank quand elle était plus jeune lui a vraiment permis d’explorer ce dont elle était capable. « À ce stade, ça pouvait être difficile de trouver ma place aux jam sessions. Je sentais que je n’avais peut-être pas le niveau, mais j’étais consciente de tout ce que je voulais apprendre et cette période m’a donné l’espace pour le faire ».
«Je suis tombée amoureuse de Miranda July. Je plonge dans sa discographie, ses courts métrages, ses performances artistiques… Son travail est fascinant.»
Alors que nous évoquons la Journée internationale des droits des femmes, je demande qui l’inspire en ce moment. Elle répond en riant qu’elle est récemment « tombée amoureuse de Miranda July », artiste pluri-disciplinaire américaine. « Je plonge dans sa discographie EP et albums, ses courts métrages mais aussi ses performances artistiques et beaucoup de choses basées sur le mouvement. Son travail est fascinant. » Tetteh évoque un grand nombre de femmes de la scène jazz actuelle, dont beaucoup jouent avec elle au sein du septet Nérija. Elle ajoute : « Quel privilège de les connaître ! ». Son actualité ? Sélectionnée parmi les artistes du programme de soutien aux artistes émergents Sound and Music’s New Voices, elle nourrit sa musique d’art visuel : « Il ne s’agit pas seulement d’ajouter de superbes images à la musique mais de trouver le point de rencontre qui fait que l’on ne peut séparer les deux. Être à l’endroit où la composition musicale reflète image et son, et que l’un ne puisse être compris sans l’autre. » Modeste et curieuse, Shirley Tetteh a toujours une grande soif d’apprendre et de grandir, non seulement musicalement, mais aussi personnellement. Explorant continuellement sa connaissance d’elle-même et comment cela affecte ce qu’elle produit. Elle nous donne l’impression qu’elle s’efforcera d’exceller dans tout ce vers quoi elle tend. Sans aucun doute, elle y parviendra.
Propos recueillis par Amy Sibley-Allen pour London Jazz News / Traduction en français : Anne Yven