Soft Machine : Third
Après le départ de Kevin Ayers, Soft Machine transcende son rock psychédélique par une sévère injection de Jazz moderne et va de l’avant. Peu de musiciens de rock, même progressif, auraient disposé des compétences techniques pour réussir une telle mutation, mais ça ne semble pas avoir posé trop problèmes à des hommes comme Hugh Hopper, Robert Wyatt et Mike Ratledge et encore moins au dernier venu, le saxophoniste Elton Dean, transfuge du Keith Tippett’s Jazz Band. A l’époque, le Soft donnait encore la fausse impression d’être un collectif convivial, même si leurs problèmes d’ego étaient déjà probablement aussi gros que des zeppelins gonflés à l’hélium. Quoiqu’il en soit, « Third », enregistré dans les premiers mois de l’année 1970, est un double LP (réédité sur un compact unique) avec un morceau par face mettant en évidence les qualités de compositeur et d’interprète de ses membres. Ce genre d’entreprise n’a pas toujours donné des résultats probants (rappelez-vous « Works Volume 1 » de ELP) mais « Third » s’avère pourtant être une totale réussite et reste aujourd’hui le chef d’œuvre incontesté de Soft Machine.
« Facelift » de Hugh Hopper, qui occupe la première face, est un collage de deux enregistrements live réalisés à Birmingham en janvier 1970 avec Elton Dean à l’alto, le flûtiste / saxophoniste soprano Lyn Dobson en invité et un solo d’orgue menaçant de Ratledge en ouverture. La qualité sonore n’est peut-être pas au top mais la musique elle est intense, définissant un genre (Canterbury ?) jamais entendu ailleurs et si le jazz-rock de Miles Davis est parfois évoqué comme référence pour cette expérience ultime, il s’agit plus d’une vague inspiration que d’une véritable influence. « Slightly All the Time » de Ratledge est encore meilleur, avec sa basse fuzz, les cuivres (qui font penser au big band de Frank Zappa sur « The Grand Wazoo ») et le sax virevoltant de Dean, les signatures rythmiques improbables (7/8, 9/4…), les solos d’orgue, la flûte de Jimmy Hastings sans oublier les thèmes mémorables surgissant du passé et qui seront souvent explorés plus tard en concert ou par d’autres groupes de la même mouvance comme Caravan dans leur fameuse suite « L’auberge du Sanglier »/ « A Hunting We Shall Go » (« For Girls Who Grow Plump in the Night », 1973).
La troisième face est la plus célèbre, peut-être parce qu’elle est encore plus étrange et originale que les autres : « Moon In June » fut assemblé par Robert Wyatt à partir d’anciennes chansons enregistrées au DeLane Lea Studio en 1967 avec le producteur Giorgio Gomelsky. C’est la seule composition chantée de l’album et Wyatt pendant toute la première partie est seul aux commandes, accompagnant sa voix aigüe au piano électrique, à l’orgue, à la basse et à la batterie, faisant rimer liberté, virtuosité et légèreté. Ratledge et Hopper entrent dans le jeu par la suite ainsi que le violoniste de Jazz Rab Spall mais Elton Dean n’apparaît à aucun moment, annonçant déjà la fracture entre les deux hommes.
Finalement, la seconde composition de Ratledge, « Out-Bloody-Rageous », termine cet album de façon atmosphérique avec ses boucles à la Terry Riley et des solos de Dean étourdissants (prémisse de ce que deviendront essentiellement les deux albums suivants). A l’arrivée, « Third » résonne comme une révélation et procure le grand frisson de la découverte, celle d’une musique fusionnelle et insolite dont on sait qu’elle hantera à jamais les esprits de ceux qui l’ont entendue.
En collaboration
avec le magazine DragonJazz