Teun Verbruggen : La ration d’âme
Figure percussive et percutante d’une scène jazz décloisonnée, déterritorialisée, en constante évolution, interrogeant ses codes et pratiques, Teun Verbruggen incarne une génération de jeunes musiciens dont le talent se déploie sur plusieurs fronts. Depuis le début de l’année, il vient de réaliser plusieurs disques : « Cram Ration » en formule trio jusqu’alors inédite, « Live at Bimhuis » en quatuor sur le label gantois Consouling Sound tandis que, comme batteur attitré du combo Flat Earth Society, il a participé à son nouvel album qui sort cette semaine. Un bref état des lieux s’imposait.
«Cela faisait longtemps que je voulais créer un groupe ne comportant que guitares et batterie… Au départ, j’envisageais six guitaristes !»
Ton nouveau disque, sous le nom de « Cram Ration », vient de sortir. C’est une formule trio que l’on ne connaissait pas jusqu’à présent. Peux-tu nous en dire plus ?
Teun Verbruggen : Cela faisait longtemps que je voulais créer un groupe ne comportant que guitares et batterie. Initialement, je voulais former un groupe avec six guitaristes ! J’ai revu mes prétentions et je me suis dit que j’allais d’abord tester la formule en duo ou en trio. Je me suis tourné en premier lieu vers Vitja Pauwels, un guitaristeVitja Pauwels Vitja Pauwels que je connaissais depuis longtemps. Ensuite, c’est à Cesar De Sutter-Pinoy que je me suis adressé. Je l’ai connu en officiant comme remplaçant dans le groupe qu’il a formé avec son frère. J’avais eu l’occasion de découvrir son jeu, une façon de jouer très inspirante. Avec Vitja et Cesar, nous avons donné un petit concert à Bruxelles, une sorte de test sous forme d’improvisation, qui s’est très bien déroulé. Peu après, le premier confinement lié au covid est arrivé, on s’est retrouvé dans l’impossibilité de jouer. Après quelques mois, alors que je travaillais chez moi pour divers enregistrements, je les ai sollicités à nouveau. Nous nous sommes réunis pour une session, une journée d’improvisation qui s’est déroulée dans ma salle de répétition à Bruxelles. C’est Simon Plancke, avec lequel je travaille habituellement, qui s’est chargé de l’enregistrement avec la table de mixage dont je dispose. Nous nous sommes retrouvés avec trois/quatre heures de musique. J’ai vraiment aimé cette session.
«J’ai envoyé les quatre heures de sessions à Joe Talia en lui donnant carte blanche pour opérer une sélection en vue de réaliser le disque.»
Seuls quatre morceaux figurent sur le disque. Comment s’est opéré le choix ?
T.V. : Il a fallu effectivement opérer un choix. J’ai un ami batteur, Joe Talia, en qui j’ai grande confiance pour ses choix musicaux. Il a déjà réalisé des mixages à ma demande, le courant passe bien entre nous. Je lui ai tout envoyé en lui donnant carte blanche pour opérer un tri, une sélection en vue de réaliser un disque. C’est lui qui a décidé ce que l’on allait conserver. A l’époque, il vivait à Tokyo, maintenant il habite Berlin. C’est un super musicien, il travaille assez bien avec l’avant-garde musicale et il a un bon flair !
Comment va évoluer ce projet ?
T.V. : On a eu l’occasion de donner un concert à l’été dernier quand il y a eu un déconfinement, un concert dont on a réalisé un streaming. Sur scène, on a pu se rendre compte que la musique était plus libre encore que celle clichée par l’enregistrement. Elle empruntait plusieurs voies, prenant plusieurs directions possibles. Nous devrions à nouveau rejouer ensemble prochainement cet été, c’est prévu.
«Je suis davantage séduit par la phonétique « Cram Ration » que par sa signification.»
« Cram Ration » est à la fois le nom de votre groupe et le titre éponyme de ce premier disque. A quoi se réfère ce nom ?
T.V. : Il ne faut pas trop chercher ! Il n’y a pas de signification précise à trouver… Je suis davantage séduit pas la phonétique d’un nom, par la façon dont il sonne, que pas sa signification. La ration dont il est question ici est simplement celle qui est donnée aux joueurs d’un jeu sur internet.
«Même le vinyle, dont on pensait qu’il assurerait la relève du cd, ne bénéficie plus de l’effet dont il jouissait. Les caisses d’invendus s’accumulent dans mon local de répétition.»
N’est-ce pas une gageure de vouloir sortir des disques physiques aujourd’hui, et surtout de les vendre, quand on n’est pas un label professionnel… ?
T.V. : C’est vrai dans une certaine mesure. Depuis cinq ans, on ressent très fort l’impact de la diminution des ventes. Même le vinyle dont on pensait qu’il assurerait la relève du cd ne bénéficie plus de l’effet dont il a pu jouir il y a quelques années. Son coût de production est plus élevé que celui du cd et il faut en vendre beaucoup avant de pouvoir rentrer dans ses frais. De surcroît, il faut compter les frais d’envoi qui sont parfois plus coûteux que le coût de fabrication ! Un de mes derniers disques, celui avec Ben Sluijs et Serge Lazarevitch (ndlr : « Still Three Still Free » sorti l’année dernière sur Rat Records également) s’est relativement bien vendu comparé à d’autres. Mais quand je dis « relativement bien vendu », je veux dire par là que j’en ai vendu une trentaine alors que j’en ai fait presser trois cents… ! Cela te donne une idée… J’étais à l’instant au téléphone avec Jeroen Van Herzeele car nous envisageons de sortir un disque ensemble prochainement. Après discussion, nous avons convenu de le réaliser uniquement sur support digital. S’il se vend bien, nous utiliserons les gains pour tenter une sortie sur support vinyle. Pour tout te dire, mon local de répétition est encombré de caisses de cd et de vinyles invendus, elles ne cessent de s’accumuler… Quand je les regarde, inévitablement je me pose la question : pourquoi je presse encore ? Ma musique n’est pas spécialement accessible et les auditeurs qui s’y intéressent ne constituent pas une masse extensible tandis que le marché est en train de disparaître petit à petit. C’est dommage mais c’est un fait.
Dans le passé, tu as joué avec des musiciens très aventureux qui ne sont pas particulièrement apparentés au jazz tels Keiji Haino – ou pas entièrement – tels Phil Minton ou Arve Henriksen. Comptes-tu poursuivre ces collaborations dans un avenir proche ?
T.V. : Avec Arve, Stian Westerhus et Jozef (ndlr : Jozef Dumoulin) au sein de notre notre groupe Warped Dreamer, on vient de sortir un disque il y a peu (ndlr : « Live at Bimhuis », enregistré à Amsterdam). Notre tournée qui était prévue en mars en Belgique et Hollande a été reportée en octobre prochain du fait des mesures de confinement. Un autre vinyle est prévu plus tard. Avec Keiji Haino, je dispose d’un matériel enregistré important. Peut-être qu’un jour on relancera une petite tournée avec lui et Jozef et, qui sait, un disque quoiqu’on ne constitue pas un groupe, il s’agit d’un projet très occasionnel. Concernant Phil Minton, il ne tourne plus vraiment. C’est Audrey Chen (ndlr : chanteur et violoncelliste chinois) qui m’avait convié à enregistrer avec lui (ndlr : l’album « Quintet » paru sur le label Sub Rosa en 2013). Il n’est actuellement pas prévu que l’on remonte ensemble sur scène.
«L’An Vert à Liège est le genre d’endroit que je préfère : un public de 50 ou 70 personnes attentif, qui écoute…»
Tu as joué à Liège à plusieurs occasions. Quel souvenir distinctif gardes-tu de cette ville ?
T.V. : J’adore l’An Vert, c’est un endroit magnifique, doté d’une bonne acoustique. L’équipe est très sympathique, entièrement dévouée à la musique. C’est le genre de lieu que je préfère. Un public qui ne dépasse pas les cinquante/septante personnes mais un public attentif, qui écoute, un public devant lequel on peut facilement jouer en acoustique.
«Un musicien avec qui je rêverais de jouer ? Mike Patton, sans hésiter ! Il y a eu quelques tentatives, mais rien de concret…»
Si tu avais un jour l’occasion de jouer avec un musicien ou une musicienne que tu admires particulièrement avec lequel tu n’as jamais joué, quel serait-il ou quelle serait-elle ?
T.V. : Ce serait Mike Patton. Sans hésiter !
Tu n’as jamais tenté de l’approcher ?
T.V. : Si, il y a eu quelques tentatives mais, malheureusement, rien ne s’est concrétisé. J’ai eu l’occasion de le rencontrer. Avec Flat Earth Society on a eu l’opportunité de faire la première partie de Fantômas à l’époque de leur disque « Delirium Còrdia ». J’ai pu jouer avec leur bassiste, Trevor Dunn, et c’est ainsi que j’ai pu rentrer en contact avec Mike Patton. Le premier contact s’est bien déroulé, c’est une chouette personne. Mais je pense qu’il n’est pas demandeur de multiplier les collaborations à l’infini, il se protège car il est fort sollicité. Je n’ai pas renoncé pour autant ! Un jour qui sait…
«Nous constatons que le nombre de vues diminue, comme si le streaming avait atteint ses limites.»
Pendant le confinement, bon nombre de musiciens et de groupes ont eu recours au streaming en guise de substitut aux concerts en présentiel qui s’avéraient dorénavant impossible à tenir. Quel est ton sentiment par rapport à ce phénomène ?
T.V. : Jouer en streaming c’est très abstrait. Personnellement, quand je joue, j’aime la présence d’un public et tout l’engagement qui en découle. La confrontation avec un public comporte une part de psychologie. Maintenant, si on ne peut pas le faire, il faut bien trouver des solutions de substitution. C’est un compromis temporaire. Même s’il ne s’agit pas d’un vrai concert, cela offre quand même des perspectives et cela nous a permis de continuer de jouer, de répéter en groupe. Ces derniers temps, plusieurs musiciens que je connais ont pu constater que le nombre de vues avait diminué, comme si le streaming avait atteint ses limites, comme si les gens commençaient à s’en lasser. Vivement que la vie reprenne son cours normal !
Retrouvez Teun Verbruggen dans deux enregistrements récents :