The Original Dixieland Jazz Band

The Original Dixieland Jazz Band

The Original Dixieland Jazz Band,

Tiger Rag, Retrospective

Their 25 finest : 1917–1923

RETROSPECTIVE RECORDS

C’est là une très bonne idée d’avoir réédité ce disque contenant les deux premiers enregistrements de l’histoire du jazz, sous le label “Retrospective Records”. Un disque remastérisé d’après les 78 tours originaux, d’une durée totale de 78:11 minutes et vendu à moins de 10 euros et dont le rendu sonore est très acceptable.

On oublie un peu trop que le jazz, qui trouve sa source protéiforme dans les moyens d’expression que furent le blues rural, le blues urbain, les ensembles vocaux, les washboard bands, le gospel et les Negro-Spirituals, le ragtime, les orchestres de parade et de mardi gras, les combos jouant dans des boîtes enfumées, fut l’un des tout premiers signes d’une émancipation artistique relatant joies et souffrances d’un peuple émergeant d’un odieux  esclavage, mais fut également et dès sa naissance tout aussi protéiforme que ses moyens d’expression, une musique de divertissement, de danse, d’éclatement de soi tout comme elle put l’être d’entrain lors de travaux ménagers, ruraux, ou avec les chaînes de la honte autour des pieds dans des chain gangs, une musique qui relatait l’amour naissant tout autant que l’amour défunt, la joie à la vue d’un soleil levant ou la douleur à la vue d’un corps émacié ou meurtri, une musique que, bientôt, se cristallisera autour d’une ville et d’une appellation – La Nouvelle Orléans -, une musique qui, là-bas, dans ce lieu mythique qu’a retenu notre mémoire sans jamais avoir pu l’expérimenter en personne ou en voir des documentaires ou comptes rendus cinématographiques, allait faire battre les pieds, vibrer les corps et les âmes, et faire boire jusqu’à plus-soif, dans les tripots clandestins, les joints, les speakeasies de basse ou haute gamme, les bars et restaurants huppés ou bouibouis populaires, déployée quelquefois en plein air lors de parades ou fêtes citadines, exhibant les street bands, brass bands ou orchestre de parade voire de concert, une musique où déjà les temps faibles étaient devenus forts, où les harmonies s’étaient transfigurées en cadences de notes bleus, de glissandos étourdissants de clarinette ou de trombone, accents ou notes parfois à la limite de l’expression animale, une musique se démarquant du classicisme européen et des compositions pseudo-classiques jouées alors; car, là-bas, dans cette ville mythique, des jeunes écervelés, iconoclastes, Noirs et Blancs en un mélange musical vivifiant et tonifiant, se lancèrent dans une folle aventure, créant de leurs lèvres et doigts et mains enfiévrés un nouveau type d’expression musicale fondé sur des compositions personnelles, souvent jouées en triple forte et en triple vitesse, dans un brouhaha, un chaos, un tohu-bohu, inconnu, revêche, rébarbatif, qu’une société bien-pensante attribua un peu trop vite et de manière viscérale à une perversion des âmes, une perversion que symbolisèrent bientôt ces jeunes gars délurés qu’on appela jazzmen, en référence au terme originel jass qui, dans l’esprit de ces dames de la très bonne société tant à la Nouvelle Orléans qu’à Chicago et bientôt New York, était un terme que, même sous le couvert de la confession, on n’aurait jamais prononcé, pensé ou pu imaginer tant il était contraire à ce qu’une société digne de ce nom pût tolérer en son sein; ces vieilles bigotes eurent tort au fond car l’histoire ne retint pas leur jugement mais, en contrepartie, nota la formidable explosion, l’extraordinaire essaimage, que des gars intrépides suscitèrent tant leur musique s’installa rapidement dans les cœurs et les âmes par sa force expressive, sa joie irréfutable et cet entrain qui, bientôt, allaient devenir légendaires.

Ce fut en fin de compte Nick LaRoca, un trompettiste originaire de la Nouvelle Orléans qui, dès 1915, forma un groupe et qui réussit l’exploit phonographique d’effectuer le premier enregistrement de compositions et morceaux de jazz, le 25 février 1917, sous le nom de ce groupe mythique que fut l’Original Dixieland Jazz Band. L’histoire de cet art que nous aimons révèle que deux figures de proue furent estomaquées à l’écoute de ce premier disque : Louis Armstrong âgé de 16 ans et Bix Beiderbecke. L’histoire retiendra également que si des Noirs et des Blancs furent au fond les pionniers de cette musique exaltante et de nature souvent joyeuse voire débridée, les premiers grands groupes ou combos de jazz furent ségrégués, blancs uniquement chez l’Dixieland Jazz Band et Beiderbecke, Noirs uniquement chez Armstrong.

Je ne vais pas faire une chronique intégrale de ce disque que je recommande à tous ceux qui aiment le jazz, même le jazz contemporain voire free, mais qui souhaiteraient entendre ce que fut la première émanation phonographique de cette forme d’art authentiquement américaine, me contentant de reprendre les deux tout premiers enregistrements et certains titres qui me tiennent à cœur et qui me rappellent cette période ‘vierge’ (avant que Parker, Coltrane et Dolphy ne surgissent dans mon univers musical et le chamboulèrent) quand j’écoutais en 1962 mes premiers disques de Bechet avec ou sans Luter, ou quand je me mis à admirer Johnny Dodds, le clarinettiste des Hot Five et Hot Seven.

Livery Stable Blues

Une face de 78 tours de 3:06 minutes. Ce qui frappe d’emblée dans cet exposé de thème et improvisation collective, c’est l’ampleur sonore globale, bien plus large, épaisse et prégnante que dans le Hot Seven ou chez Beiderbecke et ses Wolverines; on pense même à une marching ou brass band. L’adjonction d’un saxophoniste n’y est certes pas étrangère. La restitution sonore est bonne. Pas de solo pour ainsi dire mais une ligne mélodique exposée par LaRocca avec de très beaux enjolivements à la clarinette et une ligne de trombone qui me paraît un rien moins basique que celle de Kid Ory. Le tempo rapide (± 180/200 à la ♪) est métronomique et on tape allègrement du pied à l’écoute de cette musique trépidante surgissant des profondeurs d’un néant déjà tout bouillonnant d’activité et qui allait bientôt inonder les États-Unis et l’Europe de ces sons sauvages, bruts, primaux et qui, avec le temps, allaient acquérir sophistication, lettres de noblesse et pérennité.

The Original Dixieland One Step

Un tempo au moins aussi rapide que celui de Coltrane dans Giant Steps. Dans ce morceau-ci, il y a de l’espace pour des breaks de clarinette qu’on peut presque assimiler à un solo (il s’agit de Larry Shields dont j’aime beaucoup sonorité, doigté et idées).  Le morceau se décline comme une danse échevelée avec des passages de thèmes différents. On note ici aussi que le tromboniste joue plus juste et est plus inspiré que Kid Ory le sera moins d’une décennie plus tard. Cette composition de LaRocca sonne, au début, comme une simple démarque de Tiger Rag. Deux titres et une fabuleuse entrée en matière : de petits pas pour l’Homme mais une gigantesque avancée pour l’Humanité alors qu’en Europe on s’étripait et on y mourait par centaines chaque jour.

Pour les autres titres qui me firent vibrer, je citerais le célèbre Tiger Rag qui fut et demeure un tour de force joué ici sur un tempo d’une extrême vélocité avec, évidemment, ces breaks dans lesquels glissandos, notes impures voire ce qu’on appellera plus tard ‘jungle’ ont la part belle, et permettant au tromboniste d’y briller. Indiana (que je connais et aimais dans la version qu’en fit Bechet), Fidgety Feet ainsi que Clarinet Marmelade – peu joués dans le répertoire New Orleans/Dixieland traditionnel -, sont également de belles réussites d’ensemble, avec une mise en place rythmique rigoureuse, des idées à revendre, et un sens de l’harmonisation et de l’improvisation collectives qu’on aimerait par moments retrouver dans la musique de jazz actuelle.

Margie, me rappelle ma jeunesse, cette gaieté à l’écoute de certains morceaux dansants, optimistes, et qui correspondait parfaitement à une certaine image de l’Amérique, nation conquérante, optimiste et à qui rien n’était impossible, même si on sait que l’envers du décor était, des points de vue de la race, des droits civiques, sociaux et économiques, une calamité.

Deux titres, des classiques, furent enregistrés en 1921, donc bien avant les enregistrements que réalisèrent Beiderbecke (> 1924) et Louis Armstrong (> 1925). Saint Louis Blues est interprété d’une manière majestueuse, sur un tempo qui, initialement, rappelle la rumba cubaine et, miracle, on entend LaRocca en soliste (01:31/01:49 et 02:20/02:55), d’une très belle sonorité, osant le lyrisme, les notes longues et une simplicité de bon ton. Notons un passage vocal en scat que l’histoire ne retiendra pas mais qui était à la mode alors. Royal Garden Blues dont des versions de Bechet et d’Armstrong, demeurent des milestones, est joué sur un tempo moins casse-pipe que Tiger Rag et privilégie l’improvisation collective hormis certains breaks qui allaient devenirs traditionnels par la suite.  On entend à un certain moment une très belle descente de gammes du saxophoniste alto (02:44/02:47).

Un autre morceau, de 1923 celui-ci, qui me tient à cœur est Some of These Days, dans lequel je retrouve cette exubérance, cette primauté de l’expression immédiate non passée par le prisme de la sophistication et de l’intellectualisation voire de la doctrine musicale, cette beauté directement perceptible, que je regrette parfois quand j’écoute des productions actuelles certes léchées, mais où joie et prépondérance de l’esprit aventurier, pionnier, font cruellement défaut.

Étant moderniste dans mes goûts musicaux, j’ai toujours réservé un jardin secret aux groupes New Orleans et au Dixieland, les premières évocations instrumentales en jazz qui me firent vibrer et me donnèrent l’envie d’approfondir l’écoute de cette forme d’art typiquement et authentiquement américaine. Alors que leurs compatriotes ayant revêtu l’uniforme américain allaient bientôt se lancer à l’assaut des tranchées allemandes à l’est de la France, alors que nombre d’entre eux allait mourir pour notre liberté, certains esprits farouchement et viscéralement indépendants forgeaient de leurs lèvres, doigts, mains, une nouvelle liberté qui n’en fut ni moins importante ni moins pérenne que le combat les armes à la main.

Chapeau à ces musiciens qui formèrent l’Original Dixieland Jazz Band. S’ils ne furent pas les inventeurs du jazz, ils étaient dignes de cette forme d’art et, avec le recul d’un siècle, on se rend compte de l’immensité du talent des musiciens de ce groupe.  Le leaflet d’accompagnement de cette réédition indique ce que Louis Armstrong pensait de la version de Tiger Rag par l’Original Dixieland Jazz Band : «Entre vous et moi, c’est toujours la meilleure.» Venant d’un maître et génie du jazz, inutile d’en rajouter quoi que ce soit.

Roland Binet