Theo Croker déteste le mot “jazz”
Nous avions rendez-vous à Flagey au mois d’octobre avec le génial trompettiste américain… Il nous a filé entre les doigts avant d’être récupéré à Marseille par nos amis de Citizen jazz…
Theo Croker, c’est plus qu’un trompettiste. Certes, son instrument de prédilection fonde son identité de musicien, mais c’est aussi un producteur, un beat-maker, un MC… résolument inscrit dans notre époque. Comme le prouve son dernier album, « BLK2LIFE A Future Past », qu’il présentait avec son quintet aux publics européens en cet automne 2021.
«Ecouter, c’est important. Imiter ses prédécesseurs, c’est une étape paresseuse…»
Ce soir, vous jouez dans un lieu où l’on enseigne le jazz… Que pensez-vous, justement, de la façon dont on apprend le jazz ?
Theo Croker : L’important, ce n’est pas tant d’apprendre ou d’enseigner que de jouer. Que ce soit avec ses condisciples ou avec ses maîtres. C’est très bien de pouvoir bénéficier d’un enseignement dans une salle de classe mais c’est tout aussi important, sinon plus, de pouvoir s’exprimer sur scène. Aussi, quand j’apprends qu’ici, à Marseille, l’enseignement du jazz passe par des jam-sessions, je trouve cela parfait. Pour ma part, quand j’enseigne, je dis simplement à mes élèves d’être eux-mêmes, de trouver leur propre son. Et je ne crois pas qu’imiter ses prédécesseurs soit une étape particulièrement importante : écouter, c’est important. Imiter, c’est une étape paresseuse.
Mais vous-même, dans votre apprentissage, vous avez bénéficié du soutien de Donald Byrd par exemple…
T.C. : Bien sûr. C’était mon mentor. Comme l’ont été Dee Dee Bridgewater, ou bien Roy Hargrove. Mais je n’ai jamais essayé d’être comme eux. Ils m’ont toujours encouragé à les dépasser. J’ai juste cherché à prendre le meilleur d’eux pour en faire ce que je suis. C’est une question d’immersion dans le jeu. Lorsque j’anime des ateliers ou des master-classes, c’est dans cette perspective. Je veux simplement que les musiciens soient eux-mêmes, se découvrent eux-mêmes. Tout le monde peut assez facilement apprendre l’harmonie ou le rythme. Par contre, trouver sa propre voie singulière, c’est autre chose. C’est ce que j’essaye d’enseigner. Après, libre à chacun de dire s’il a atteint sa propre voie. Il suffit d’écouter l’évolution des Maîtres comme Donald Byrd pour se faire un avis sur le moment où il a atteint ce point. C’est vraiment une question de feeling.
«Chaque fois qu’un artiste noir propose une création originale, il en est immédiatement spolié.»
Qu’en est-il justement du feeling sur votre dernier album ? Vous l’auriez conçu comme la bande-son d’un film qui n’existe pas encore…
T.C. : Effectivement. J’ai écrit la musique bien avant que le script n’existe. Et d’ailleurs, je ne suis pas certain que celui-ci sera un jour achevé. Le thème c’est « comment devenir un héros », comme Macbeth ou comme Luke Skywalker, ou bien sûr comme Nat Turner ou Harriet Tubman. Enfin, il s’agit de héros issus du cinéma principalement, avec les archétypes qui y sont accolés : les batailles, la peur, les sentiments, la quête que tout héros doit vivre pour s’accomplir en tant que tel. Quitte, parfois, à en mourir. J’avais aussi à l’esprit les musiciens de jazz noirs. Parce que tout musicien de jazz noir qui survit assez longtemps est un héros. Dizzy Gillespie ou bien Lee Morgan, Miles Davis ou Dee Dee Bridgewater, Archie Shepp ou même Wynton Marsalis… ils ont dû se battre contre leurs conditions de départ dans la vie. Chaque fois qu’un artiste noir propose une création originale, il en est immédiatement spolié. On sait très bien que Rome est une imitation de Tombouctou et que les maîtres de la Renaissance italienne ont beaucoup appris de l’Afrique. C’est un fait historique.
«La trompette, c’est un morceau de métal. Elle fait son boulot quand je lui fournis ce qu’il faut d’intensité et de vibrations.»
Quelle intention historique ou spirituelle mettez-vous dans votre jeu de trompette ?
T.C. : La trompette, ce n’est qu’un instrument, un morceau de métal. C’est un vecteur pour l’énergie que je peux y insuffler. La trompette fait son boulot quand je lui fournis ce qu’il faut d’intensité et de vibrations.
Vous auriez composé votre dernier album sur un piano Fender Rhodes cassé…
T.C. : Exactement ! C’était chez ma mère, pendant le confinement du printemps 2020. Il y avait ce piano électrique que personne n’avait songé à réparer, avec des touches qui ne fonctionnaient carrément plus. En plus, même la trompette que j’avais avec moi avait quelques soucis. Je ne m’en suis rendu compte qu’au mois de juin dernier, lorsque je l’ai amenée chez le réparateur. Mais bon, je me suis dit « qu’il en soit ainsi » et j’ai composé le disque avec des instruments en mauvais état. Tant que la musique est intègre, authentique, cela n’a pas d’importance.
«Nous sommes de vrais rappeurs. Mon style, c’est d’être éloquent, élégant et sophistiqué.»
Il y a beaucoup de désir, de séduction, voire de sexualité dans votre musique…
T.C. : Et alors ? Qu’y a-t-il de mauvais à cela ? Je suis un p… de séducteur (« I’m a sexy motherfucker »). Tout mon groupe est un groupe de séducteurs. Le fait est que je déteste le mot « jazz ». C’est une étiquette qui cache la réalité de ce qu’étaient mes prédécesseurs : des personnes socialement décalées, des punks… Duke Ellington, Miles Davis… ils étaient vraiment rock’n’roll. Alors toute cette sophistication qui consiste à s’extasier devant Gary Bartz ou Jelly Roll Morton, de vrais rebelles, c’est juste très ennuyeux. Tout ce que l’on veut, avec mon groupe, c’est ce qu’eux-mêmes voulaient : baiser, se défoncer, jouer de la musique, rencontrer des filles et même te piquer ta copine ! Il en a toujours été ainsi. Nous sommes les vrais rappeurs. Mon style, c’est d’être éloquent, élégant et sophistiqué.
«Le jazz est juste une musique qui a toujours su et sait encore incorporer les créations de son époque.»
Justement, qu’en est-il de la part du hip-hop dans votre travail ?
T.C. : Je reste un compositeur avant d’être un producteur car tout ce que je travaille à l’ordinateur, je peux l’écrire sur une partition. Le hip-hop, finalement, c’est juste une boucle issue d’un enregistrement de Gary Bartz ou bien un sample d’un beat de Roy Haynes. En tant que groupe, on essaye de s’inspirer de ce que James Brown a fait avec « The Big Payback » : c’est une sorte de juste retour de choses. Et c’est là qu’on se trompe en fait : le jazz n’est pas une chose spécifique. C’est juste une musique qui a toujours su et sait encore incorporer les créations de son époque. Depuis le début, c’est une musique de fête qui est basée sur la créativité des noirs. Quand certains ont appelé la musique des noirs « jazz » c’était une insulte, comme un mot en « ass ». D’ailleurs, si j’ai demandé à Gary Bartz d’être présent sur mon album, c’est parce que je crois que ma musique s’inscrit dans cette histoire.
Propos recueillis par Laurent Dussutour à Marseille le 12 novembre 2021,
à l’occasion de la Nuit du Jazz au Conservatoire.
Interview réalisée en déambulatoire entre la salle de concert à la fin des balances, les couloirs et la cour du Conservatoire et le van jusqu’à l’hôtel (en 14mn38s).
Merci à Arielle Berthoud, attachée de presse, et Hugues Kieffer, directeur artistique de Marseille Jazz des Cinq Continents (“pas plus de 5mn, pour l’interview” !).
Une publication de notre partenaire français Citizen Jazz
Theo Croker
Blk2life // A Future Past
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