«Waking World» : les cauchemars de Youn Sun Nah

«Waking World» : les cauchemars de Youn Sun Nah

« Waking World » est un album de confinement où les appréhensions de la chanteuse dominent. Il fallait bien un entretien pour comprendre comment aborder cet album, si différent des précédents.

Youn Sun Nah © D.R.

«Je n’ai pas trop confiance en moi… Je ne me suis jamais considérée que comme une chanteuse, pas comme une compositrice.»

Bonjour Youn, voici un premier album avec des compositions personnelles en intégralité.
Youn Sun Nah : J’ai composé et arrangé en Corée, puis enregistré en France. Quand j’ai pu prendre l’avion, je suis revenue pour enregistrer.

C’est un choix qui a été réfléchi ?
Y.S.N. : Je pense que c’est dû au confinement. Je n’ai pas trop confiance en moi, je me pose beaucoup de questions, et je ne me suis jamais considérée que comme une chanteuse. Composer, je n’ai jamais eu conscience que je le ferais un jour. En fait, pendant le covid, j’étais seule en Corée. Je ne pouvais pas voir mes musiciens. J’ai juste essayé d’écrire sans penser que j’allais en faire un album. Le confinement m’a permis de passer plus de temps sur des compositions, en me servant de programmes informatiques. J’ai passé pas mal de temps sur internet. J’ai tout fait seule, la musique, les arrangements… Ce sont les circonstances qui ont voulu ça.

Il y a en effet pas mal d’effets électro qui transforment la voix.
Y.S.N. : J’ai tout enregistré, la voix doublée, la voix harmonisée. J’ai fait cela avec mon ordinateur. Pour les autres albums, j’amenais les partitions au studio et les musiciens jouaient tout de suite. C’était très « live » avec les musiciens de jazz. Ici, j’ai pu poser des choses sur la voix, j’ai pu faire en quelque sorte l’orchestration sur ma voix. J’ai produit en fait.

Youn Sun Nah © D.R.

Comment s’est déroulé ensuite l’enregistrement en studio ?
Y.S.N. : A Paris, j’ai fait du programming, j’ai fait les voix en studio mais j’ai replacé sur l’album les effets recherchés sur l’ordinateur. Je n’étais pas sûre que ça allait bien donner. J’ai fait écouter ce qui en résultait aux musiciens qui ont trouvé que ça sonnait bien. Je leur ai ensuite laissé la liberté de jouer ce qu’ils ressentaient dessus… Mais ils ont voulu respecter les partitions.

Il y a la participation d’Airelle Besson.
Y.S.N. : Les parties d’Airelle ont été ajoutées par la suite. J’ai écrit pour le saxophone au départ, mais j’ai demandé à Airelle si elle pouvait s’occuper de toutes les parties de cuivres. Elle a joué tout toute seule.

Dès les premières notes du premier morceau, il y a une référence à ton pays.
Y.S.N. : Sur la partie piano du premier morceau, on entend que je suis coréenne, mais je ne l’ai pas recherché, c’est venu tout seul.

«Je me sens privilégiée d’être toujours sur la route, de découvrir le monde.»

Le fait que toutes les compositions soient personnelles donne un climat équilibré à l’album, une atmosphère.
Y.S.N. : Ce n’était pas volontaire. Comme c’est la première fois que je faisais un album de cette façon, je ne savais pas très bien vers quoi j’allais. C’est mon onzième album, mais pour moi, c’était comme si c’était mon premier. Pour les paroles, par exemple, je pouvais juste être moi-même, parce que j’étais seule, et y mettre mes sentiments sans interférence. C’est ce qui fait l’unité dont tu parles, mais je ne sais pas si je dois en être contente… C’est sûr qu’il y a plus d’unité, mais je ne sais pas si le suivant sera dans la même veine. Ceci est un peu comme un journal personnel.

Youn Sun Nah © Sung Yull Nah

Il y a un morceau pour ta maman.
Y.S.N. : Je me sens privilégiée d’être toujours sur la route, de découvrir le monde. En même temps, c’est difficile de rester dans un endroit longtemps. Le covid m’a permis de rester longtemps chez moi. J’ai eu le temps de rester avec ma mère, de parler avec elle, de la comprendre. J’ai écrit ce morceau en pensant à elle qui était à mes côtés.

«Quand j’étais enfant, je faisais souvent des cauchemars… Et j’ai l’impression que c’est de nouveau le cas dans cette période-ci.»

« It’s OK », tu dis « Nous sommes qui nous sommes » : optimiste ou fataliste ?
Y.S.N. : Les deux ! Quand j’étais en Corée, je ne savais pas quand le travail reprendrait. J’avais une guitare, mais je n’avais jamais appris, et j’ai suivi sur youtube un cours pour « beginners ». Cette chanson est la première que j’aie composée avec une guitare, juste quelques accords. Je me suis dit « It’s ok ». On pensait être dans un rêve ou plutôt dans un cauchemar, mais c’était la réalité, de là le « It’s ok ».

« Waking World » est le titre de l’album : tu es plutôt dans le rêve ou dans l’éveil ?
Y.S.N. : Je suis plutôt dans le rêve parce que le rêve c’est quelque chose d’agréable, on n’a pas envie de se réveiller. Quand j’étais enfant, je faisais souvent des cauchemars et j’ai l’impression que c’est de nouveau le cas dans cette période. Il y a toujours les restrictions, le report des concerts, certains pour la quatrième fois.

Youn Sun Nah © DR

Comment était vécu le confinement en Corée ?
Y.S.N. : On n’a pas eu de lockdown à proprement parler, comme ici. On ne pouvait pas se déplacer facilement, mais en même temps pas de couvre-feu. On avait des applications qui permettaient au gouvernement de nous suivre partout. Par exemple, quand je sortais, l’application m’indiquait qu’il y avait cinq cas dans la rue suivante, que je passais dans une zone où il y avait eu quarante cas hier. C’était flippant. On est obligé de porter le masque tout le temps même en extérieur. Et les enfants sont parfois en panique quand ils sortent sans masque.

« Lost Vegas », ça ressemble à un mauvais souvenir…
Y.S.N. : Je ne suis allée qu’une fois à Las Vegas, en janvier 2021, juste pour quelques jours. Je ne connaissais la ville que par les films, la foule, les lumières…. Quand je suis arrivée, il n’y avait personne dans les rues, juste quelques sans-abris. J’avais l’impression d’être comme un zombie dans un film. Ce n’était pas le Vegas que j’attendais. J’ai simplement écrit ce que j’ai vu.

«Dans ma vie, il y a eu des moments où j’étais désespérée, je voulais arrêter la musique.»

« Endless Déjà Vu », d’où vient cette association ?
Y.S.N. : C’est un peu quand le monde s’effondre et qu’on n’en voit pas la fin. Je me suis posé des questions : est-ce la fin du monde ? Les paroles me sont venues comme ça. Dans ma vie, il y a eu des moments où j’étais désespérée, je voulais arrêter la musique. D’où le « Déjà vu » dans le titre. Est-ce qu’on va avoir d’autres événements comme ça ?

Tu as déjà eu des albums plus joyeux…
Y.S.N. : C’est vrai, j’ai eu vraiment peur durant cette période. J’avais les infos à la tv : quand j’ai vu qu’il n’y avait personne dans la rue à Paris, en Italie… Tout cela m’a fait très peur. J’étais chez moi en Corée, mais je me demandais si je pourrais rentrer dans ma maison en France. Il y a aussi le fait que la Corée soit divisée en deux, on en ressent toujours un sentiment de frustration, depuis plus de 70 ans. Et la pandémie m’a aussi coupée en deux par rapport à la France, j’avais l’impression que cela allait durer aussi longtemps que notre séparation en Corée.

Youn Sun Nah
Waking World
Arts Music

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin