Yves Teicher, Monade
Yves Teicher, Monade
Le 4 mai dernier, le label de disques liégeois Home Records présentait ses dernières productions surtout axées sur des musiques du monde ou ressortissant à des genres difficilement classifiables, dont le cédé “Monade”, un violon solo d’Yves Teicher. Teicher, violoniste bardé de diplômes, curieux, éclectique, touche-à-tout, au parcours musical atypique. L’exercice en solitaire, qu’il soit vocal ou instrumental, est, en dehors du piano, de la guitare ou de l’accordéon et de la sphère classique (Paganini, Bach, mais aussi Debussy, Boulez, etc.), relativement rare dans nos musiques occidentales, mais plus répandu dans d’autres cultures musicales {musiques traditionnelles japonaise, chinoise, bulgare ou des Balkans, d’Afrique du Sud, de Turquie, du Maghreb, chants de Cantors juifs, d’Imams ou de Popes, etc.}. C’est là un exercice périlleux et exaltant. Périlleux car susceptible de conduire à l’ennui. Exaltant parce que cette liberté totale d’une voix ou d’un instrument esseulé(e) permet toutes les audaces, tous les rêves, toutes les évasions, permet de se mesurer à l’infini. Mais, aussi, à soi et à soi seul.
Je retiens, et c’est personnel, comme réussites en solo et pour notre sphère occidentale : Picasso (Hawkins), God Bless the Child (Dolphy), Left Alone (Abbey Lincoln), Harry Belafonte (Havah Nagila), Bobby Darin (Mack the Knife), Joan Baez (Ballad of Joe Hill), Janice Joplin (Mercedes Benz). Songeons aussi aux passages a cappella de Coltrane dans I Wanna Talk About You, certains de 4-5 minutes, aux incroyables divagations non-tempérées mais solitaires d’Evan Parker aux saxophones, celles plus rationnelles et cérébrales d’Anthony Braxton, ou au solide métier de free jazz de Peter Brötzmann.
Monade a deux sens : le premier, pythagoricien, qui renvoie à l’unité parfaite entre choses matérielles et spirituelles. Le second, et selon Leibniz, étant une substance simple, inétendue, indivisible, active, qui constitue l’élément dernier des choses et qui est douée de désir, de volonté et de perception. {Petit Robert}.
Ce titre est également un clin d’œil, car le lecteur dyslexique ou pressé lira Nomade qui, à l’écoute, convient également à ces méandres musicaux dans lesquels nous entraînent le désir et la volonté de Teicher et dont la perception nous éblouit. Oui, éblouit. Parce que, dès le tout premier morceau Juif Errant, pas de lutte, pas de combat, on est d’emblée gagné et convaincu. Le timbre du violon, chaud et ample, cet intense vibrato, ces silences qui rappellent la liturgie judaïque, ces trémolos intenses (ex. 01 :41/02 :00), cette magnifique sonorité et ces accentuations par fléchissements délibérés de notes (parfois bémolisées, parfois diésées), cette mélancolique profonde, qui se dégagent de cette musique improvisée, font inévitablement penser à la grande école juive du violon qui savait – par des intonations et inflexions de notes – transmettre une émotion universelle (cf. Heifetz, Menuhin, Milstein, Zukerman, Stern, Perlman, etc.; notons que Teicher a suivi des cours privés chez Ivry Gitlis et c’est une référence !). On sent passer et frémir dans ce superbe opus en solo de Teicher, à la qualité sonore luxuriante, l’image poignante, désolante, cruelle, d’un peuple d’exilés vivant dans la diaspora pour l’éternité et qu’on sait déjà condamné en vertu de son appartenance à la Tribu d’Israël. Le pire destin humain et qui, par analogie, rappelle peut-être celui des migrants actuels. Une réussite absolue !
Muslim est, par contre, un paysage sonore aux antipodes du précédant. Climat de sécheresse sonore, de désolation, constitué au début de traits courts – presque des interrogations existentielles – et de long silences sur nuance piano. Les traits sont peu harmonieux (du moins pour ceux qui ne connaissent que Mozart et n’ont jamais entendu Berg ou Schoenberg voire Boulez ou Stockhausen). Teicher crée une atmosphère de mal-être prépondérante même quand le débit s’accélère (> 01 :47). Et, quand le calme revient (> 02 :59), ce l’est avec des traits itératifs à peine esquissés. Amusant, sans que soit là un statement politique, d’entendre ce climat oppressant de désolation comparé à la luxuriance et l’amplitude sonore du monde juif.
Monade part 1 démarre sur un la fortement bémolisé, donnant l’impression d’un instrumentiste qui s’accorde avant le concert. Ensuite, des vagues ondulantes de notes longues, souvent en Doppelgriff (notes doubles au violon), nous suggèrent le Threnos, de Penderecki dédiée aux victimes d’Auschwitz. Pas de copié/collé de Teicher toutefois, mais une concordance de sensibilité ou de mood. Cette improvisation n’est pas conseillée à ceux qui n’aiment que Mozart et/ou Bach. On est ici de plain-pied dans un univers sonore symbolisant la déshumanisation, la destruction. Et, pour accentuer ce malaise, quand il joue certaines notes en Doppelgriff (ex. 01 :40/01 :50), il les exécute avec des intervalles de secondes mineures, l’intervalle le plus court en musique occidentale mais aussi celui qui est le plus dissonant sauf si on connaît et aime la musique contemporaine ou certaines musiques du monde (turque, Maghreb, etc.). Notons que tout un passage est fondé sur ce type d’intervalles avec parfois l’adjonction de notes aux écarts plus traditionnels. Et, même quand le phrasé se densifie (> 03 :01), l’atmosphère reste oppressante. La fin en miroir restitue un peu de ce climat de Threnos. La part 2 commence par une série ascendante de notes par degrés aboutissant à des traits itératifs doublés de bruits de gorge (ex. 00 :56/01 :09…). Ce qui prédomine c’est la puissance de crescendo même si l’atmosphère reste tourmentée, agrémentée de contrechants de sons de gorge et de borborygmes. Notons le beau decrescendo et la baisse de puissance (> 02 :06), le violon revenant ainsi à une éthique plaintive mais qu’il interrompt soudain pour partir en phrasé plus abrupt et fougueux aux figures parfois hyperrapides et effets modernes. Plus loin, les grommellements et grognements (> 03 :47), prennent une telle ampleur et force sonore qu’ils s’apparentent presque à des sons d’impuissance d’une bête traquée, réalisant que sa fin est proche.
Quatre titres sont empruntés au jazz, mais c’est là une appellation trompeuse même si Teicher a eu une période de jazz manouche dans son parcours. Dans Summertime, le thème n’apparaît qu’à 01 :04 après une introduction jouant sur des intervalles restreints (si/la/sol). Teicher n’emprunte pas cette voie facile de l’exposé du thème et de développements empreints de béatitude et d’optimisme. À l’instar de cette superbe version déjantée, par Albert Ayler au Danemark, Teicher a parfaitement compris le dessein et l’esprit de ce que voulaient les frères Gershwin pour ce morceau (extrait de Porgy and Bess) : montrer l’immense désarroi existentiel de Noirs ruraux transbahutés dans une métropole moderne, inhumaine, destructrice, pour l’individu. Accompagné d’auto-encouragements à la Jarrett, Teicher se lance ensuite dans une improvisation non-stop, folle, qui swingue et ne swingue pas, une suite de notes articulées d’une manière continue et très rythmique où apparaissent épisodiquement des citations étirées de It Ain’t Necessarily So (ex. 02 :37/02 :39), poursuivant même de manière effrénée en improvisation sur dernier motif (> 02 :43). Il y a dans ces passages le type de fureur, de désespoir sonore, de violence, qu’on retrouve chez Ayler, allant vers un decrescendo sonore, morendo. Et, quand il revient à une éthique plus calme (>03 :50), il jongle avec les notes des deux thèmes, repartant ensuite vers une fureur exacerbée (> 4 :30). Avec un passage bluesy, des licks qui rappellent le solo du guitariste de Ten Years After à Woodstock (04 :28/04 :34) et des borborygmes à la Roland Kirk (> 04 :36). Notons la fin abrupte faussement annoncée puis répétée. Un morceau de folie débridée mais aussi contrôlée. Une version déjantée, punk, out of this world.
Nuages contient un clin d’œil à Grappelli, par une citation directe de la finale du morceau que ce dernier joua (01 :12/01 :18). Mais là où Teicher ravit c’est quand (03 :16/04 :13), il articule tout un passage improvisé autour de ce trait de Grappelli, l’amplifiant, le développant, dans un flow continu et réussi. Notons (01 :49/01 :51), une citation de cadence d’un des grands concertos du répertoire classique. Néanmoins, la grandeur et le talent du violoniste se remarquent dans certains passages : aux inflexions modernes lors de l’exposé initial; quand il se lance dans une expérimentation sonore et musicale hypermoderne (> 02 :00), avec parfois des retours à une certaine orthodoxie (02 :20/02 :23) qu’il semble casser de manière délibérée, comme par exemple à 02 :24, par une note fortement diésée. Ou par ces notes tempétueuses, discordantes, grinçantes de la fin en paraphrases, certaines en doppelgriff (> 04 :57).
Dans Feuilles Mortes, pas d’exposé franc du thème, après l’introduction en trémolos et trilles, des notes l’estompent, l’entourent (> 01 :39). Un passage nous fait entendre, après quand le débit se densifie, des notes normales doublées d’harmoniques (au sens musical : notes plus aigües entendues simultanément à la note de base articulée). La fin induit une sensation de calme par sons itératifs un peu pareils à des vagues. Be Bop, avec au départ un la encore bémolisé rappelant à la fois l’univers de Chostakovitch mais aussi celui du très beau chant Kol Nidre chanté la veille du Yom Kippour (00 :06/00 :13). Un autre passage de chant plaintif (01 :39/01 :46) est un hommage au concerto de violon dit à la Mémoire d’un Ange {Alban Berg}. À 03 :05/03 :07, Teicher donne de la voix avec énergie, le point de départ d’un solo enlevé, rythmé, parfois swinguant. Mélange d’effets classiques dans la pure tradition (03 :20/03 :22), d’arpèges (03 :31/03 :35), de licks en doppelgriff, de passages de traits itératifs parfois simplistes également en doppelgriff (04 :53/05 :00). Une improvisation qui n’a rien à voir avec le bebop mais qui, avec les borborygmes en contrechants de l’improvisation au violon, rappellent l’exubérance de Roland Kirk à défaut de celle de Parker et Gillespie. Admirons la belle virtuosité de certaines phrases (ex. 05 :10/05 :16). J’ai décelé une petite allusion au bebop dans des traits finals ascendants courts (08 :05/08 :07). Il faut l’oser : rappeler Chostakovitch, un chant liturgique judaïque, Alban Berg, Roland Kirk, passer par tous les tons {au sens de couleur} du spectre musical sans citer un bopper. Mais, c’est cela l’originalité en fait.
Soleil Andalou nous fait entendre, après l’introduction par traits courts, modulés par la suite en suraigus, la technique des notes jouées à l’archet auxquelles sont surimposées des notes grattées (01 :12, 01 :15, 01 :20, 01 :22 , 01 :25…). Le morceau est pour l’essentiel constitué de traits plaintifs (doublés en graves) ou itératifs et modulés, formant une mélopée de type interrogatif qui gagne en puissance et étoffe (> 02 :03). Après un passage en suraigus (> 02 :42), le calme s’installe et Teicher revient à la prosodie initiale (> 03 :38). Et les notes grattées en surimposition sont un peu pareilles à des jalons dans un paysage décharné, aride, où on décèle même une vague allusion à la partie lente du Concierto d’Aranjuez, toutefois une mélodie et des durées de notes relookées à la lumière de compositeurs contemporains. Ici aussi, un morceau-miroir, la finale miroitant le début.
Écouter “Monade” fut pour moi la découverte d’un prodigieux et talentueux musicien et improvisateur dont le lyrisme, s’il affleure par moments, est passé au prisme d’un modernisme qui rejette musique populaire et facilité d’écoute. Teicher est un violoniste érudit, capable de tenir la route en solo sans ennuyer. La technique est impeccable. Néanmoins, ce qui frappe et plaît en premier lieu, ce sont la chaleur et la belle ampleur de la sonorité, le vibrato, les effets fondés sur des approches et climats différenciés, l’immense diversité et l’originalité de ses interventions et compositions. S’il y a une voie indéniable pour combattre le conformisme, le repli sur soi musical, les chemins unidirectionnels, c’est de s’ouvrir à la musique d’Yves Teicher, de se laisser bercer par ses explorations parfois compliquées, souvent érudites, parfois difficiles d’appréhension, souvent déroutantes, parfois franchement échevelées voire décapantes, mais ô combien satisfaisantes pour le mélomane curieux et ouvert à tous les types de musique.
Roland Binet
Portrait d’Yves Teicher from GSARA (LIEGE) on Vimeo.