Youn Sun Nah

Youn Sun Nah

Youn Sun Nah, double entretien…

“She Moves On”, est le nouvel album de la chanteuse coréenne Youn Sun Nah, quatre ans après “Lento”. Parler avec la chanteuse coréenne est toujours un vrai plaisir tant elle rayonne du bonheur de chanter et de vivre. Ajouter entre parenthèses les (rires) dans la transcription de cette entrevue aurait haché le texte, car il y en a eu ! Ce bonheur de chanter, Youn Sun Nah viendra le partager au Gaume Jazz Festival le 13 août en exclusivité pour les festivals d’été. Bloquez dès aujourd’hui la date. Plus tard, en automne, elle sera en concert salle Flagey, à Bruxelles, le vendredi 20 octobre 2017. 

Cet entretien est publié simultanément sur CITIZEN JAZZ en France et LondonJazzNews au Royaume-Uni, en français et en anglais, dans le cadre du partenariat de diffusion de ces trois médias indépendants et militants.

Vous sortez de deux années sabbatiques et c’est avec plaisir que nous vous retrouvons à Coutances où vous aviez déjà fait une courte mais remarquée apparition l’an passé. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Je suis très contente. C’est notre premier concert. Nous avons enregistré un album (She Moves On, ACT, 2017) ensemble à New-York, mais ce soir, à Jazz sous les pommiers, ce sera notre première rencontre sur scène, une première mondiale, comme dit Denis Lebas, le directeur du festival ! C’est lui qui m’a donné la chance de préparer ce concert ici et en plus nous le donnerons deux fois.. Jouer ici, c’est jouer devant la famille. C’est difficile de montrer une première fois à la famille mais en même temps on va me dire des choses qu’on ne dit pas autrement et on va m’encourager aussi. C’est ce que j’attends. Le public coutançais est très important pour moi.

Vous considérez que Jazz sous les pommiers c’est votre « famille » ?

Je suis venue ici pour la première fois en 2006. Ça fait… onze ans, onze ans déjà ! Oh non, oh non ! C’était avec mon premier groupe, mais je n’en change pas souvent. Je connaissais la réputation du festival, comme festival éclectique, et j’en ai profité pour voir plein de musiciens que je souhaitais rencontrer sans pouvoir le faire. Il pleuvait, hélas… Je n’étais pas vraiment célèbre et Denis a pris le risque de programmer un groupe avec une chanteuse coréenne. J’ai apprécié son geste. Au début, je ne le connaissais pas, pour moi, c’est devenu un ami, un frère, presque. Mais il faut demander à Denis. Si ça se trouve, il va dire : « quoi, un frère ! ». C’est quelqu’un qui donne beaucoup. Il ouvre le champ des possibles.

Je suis revenue pour le 30e anniversaire en 2011 avec Ulf Wakenius, l’accueil a été formidable. Et, l’an dernier, c’était le 130e anniversaire des relations entre la France et la Corée. Avec Denis Lebas nous avons eu l’idée d’une rencontre culturelle entre nos deux pays par un jumelage entre Jazz sous les pommiers et Jarasum Jazz Festival, le plus grand festival de jazz en Corée et sans doute en Asie. Il est excessivement rare que des musiciens traditionnels coréens jouent dans des festivals de jazz. C’est aussi cette vraie coopération, qui n’est pas un échange à sens unique, qui fait que je me sens en famille. Il y a eu également cette fantastique création l’an passé de l’œuvre symphonique écrite par Airelle Besson. Denis et moi avons pensé créer She Moves On ici. Il a fait en sorte que ce soit possible. Alors, oui, je suis très contente.

(c) Gerard BOISNEL

Comment est né le projet de ce nouvel album qui surprend tout d’abord par les musiciens qui vous accompagnent : Jamie Saft est plus connu comme partenaire de l’avant-garde américaine avec John Zorn ou Dave Douglas, par exemple.

Quand j’ai décidé de prendre une année sabbatique – qui est devenue une double année – je voulais me ressourcer, passer plus de temps avec ma famille en Corée. Pendant ce temps de repos, je n’ai pas du tout pensé à quand enregistrer un nouvel album, avec qui et tout ça…

Et puis, en novembre dernier l’idée a commencé à germer.

Pendant longtemps j’ai joué avec Ulf Wakenius (guitare), Vincent Peirani (accordéon) et Simon Tailleu (contrebasse), sans batterie. Durant l’été de l’année passée, je me suis rendu compte que si j’avais énormément tourné, je n’avais pas eu l’occasion d’aller voir d’autres musiciens sur scène. Je suis alors partie pour New York, j’ai beaucoup fréquenté les clubs, je suis allée à beaucoup de concerts qui n’étaient pas du jazz : du hip hop, Sting, Beyoncé, Peter Gabriel, Guns&Roses… J’avais envie de me ressourcer mais aussi de voir d’autres styles de musique.

Après trois mois, je suis rentrée en Corée et en novembre dernier je suis tombée sur Jamie Saft. Je savais qu’il était avant-gardiste, qu’il jouait avec des gars un peu fous, mais quand j’ai écouté ses disques, j’ai découvert qu’il faisait des trucs très lyriques, très simples et très beaux… Je n’imaginais pas que quelqu’un qui joue avec John Zorn puisse jouer des mélodies comme ça. Ensuite, j’ai découvert qu’il jouait aussi dans des groupes reggae, du métal, qu’il faisait des musiques de films, du classique, que c’était quelqu’un qui avait un énorme spectrum. Alors, je lui ai écrit pour lui demander s’il voulait travailler avec moi. Il a tout de suite répondu : « Ouais, viens. Come on, Baby », comme tous les Américains.

Quand je suis venue, j’ai découvert qu’il écoutait des chanteurs toute la journée : Frank Sinatra, Bob Dylan et Joni Mitchell. Il a tous leurs albums, c’est dire s’il est sensible au chant. Ça m’a vraiment étonnée, car ça ne correspond pas vraiment avec ce qu’il joue et quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’était de là que venait surtout son inspiration. Je ne connaissais pas toute leur musique. Je lui ai alors proposé de l’écouter ensemble. On a commencé par le début de leur carrière : « The Dawn Treader » est sur le premier album de Joni Mitchell, « No Other Name » de Peter, Paul & Mary, ils étaient très jeunes quand ils l’ont enregistré. On a discuté en écoutant de la musique pendant trois semaines puis on s’est dit qu’on allait enregistrer un album. Il m’a conseillé d’appeler Brad Jones (contrebasse) et Dan Rieser (batterie) ; après, je lui ai dit que j’aimerais inviter Marc Ribot (guitare), mais celui-ci étant très occupé, cela paraissait compliqué… J’ai tout de même tenté un mail et par chance, il était à New York à ce moment-là. Il est venu chez Jamie, ça s’est fait à la dernière minute.

Youn Sun Nah & Airelle Besson - (c) Gerard Boisnel

On connait de Marc Ribot des albums très électriques, mais il a aussi enregistré en solo acoustique : avez-vous tout de suite pensé à lui pour la version en duo de « No Other Name » ?

Les paroles sont assez fortes et au début, je voulais me concentrer sur les paroles. J’ai même pensé chanter le morceau seule. Mais je savais aussi que Marc pourrait faire sonner sa guitare de façon à créer de l’espace dans la musique. Marc m’a demandé comment je voulais qu’il joue sur ce morceau, et je lui ai répondu « Mais comment veux-tu que je te dise : fais ce que tu sens, ce sera génial ». On n’a jamais répété ce morceau et on l’a fait en une prise !

Vous avez aussi choisi les chansons en fonction des textes ?

J’ai été très touchée par le texte de « Drifting », on a hésité à le mettre en titre de l’album. Je suis coréenne, il y a des textes que je ne peux pas chanter parce que je ne les ai pas vécus. Mais quand les paroles sont universelles, je peux les sentir. Ce n’est pas ma langue, j’ai besoin de temps pour digérer les textes, c’est comme si je peignais un tableau, je commence par une couleur, puis j’en ajoute une autre. J’ai beaucoup discuté avec les musiciens pour le choix des morceaux.

Pour les deux titres que vous signez, « Traveller » et « Evening Star », vous avez répondu à un besoin impérieux d’écrire ou vous vous êtes autorisée à le faire ?

Je me rappelle la première fois où j’ai écrit. Ce sont les musiciens qui m’ont poussé à le faire : « Youn, il nous faut encore du répertoire, nous on a déjà composé, c’est à toi de le faire ! ». Je ne voulais pas, ils ont insisté et j’ai fini par écrire un petit morceau. Ils m’ont encouragée et, par la magie du jazz, c’est devenu une vraie chanson.

Depuis, j’ai pris un peu de plaisir à écrire, mais, je ne suis pas du tout une vraie compositrice, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Ici, Jamie m’a demandé si j’avais des morceaux à moi. Nous en avons écouté et, pour ceux-là, il a dit : “Ça, ça pourrait coller, ça va bien sonner avec le groupe ! ».

Youn Sun Nah Quintet (c) Gerard BOISNEL

Il y a aussi deux thèmes traditionnels sur l’album.

J’aime beaucoup la musique folklorique. Ulf Wakenius, le guitariste de mes deux précédents projets, m’a fait écouter beaucoup de musique folklorique suédoise, et j’y ai trouvé des sentiments exprimés dans la musique coréenne. Ce ne sont bien sûr pas les mêmes gammes, mais ces morceaux m’ont émue. Alors, j’ai cherché dans le folklore d’autres pays et un jour un ami m’a envoyé « A Sailor’s Life » que j’ai aimé tout de suite. Quant à « Black is The Color of My True Love’s Hair » j’ai bien sûr commencé par la version de Nina Simone, puis j’ai découvert celle de Patty Waters qui dure neuf minutes et qui est presque free. Ce qui est magnifique c’est que c’est une musique simple et qui sonne universelle, comme dans le folklore de beaucoup de pays.

« Fools Rush In » par contre est un standard de Johnny Mercer : pour l’enregistrer, vous avez plutôt écouté Stan Getz, Glen Miller ou Elvis Presley ?

C’est plutôt la version de Frank Sinatra. Jamie Saft a gravé un CD avec du Sinatra qu’il écoute dans sa voiture tous les jours. Il y avait longtemps que j’avais envie de reprendre un vrai standard et j’avais envie d’entendre sur ce morceau le son de l’orgue. C’est un morceau apprécié à la fois par les chanteurs mais aussi par les instrumentistes.

Et pour les textes ?

Il m’arrive d’écrire les textes mais ici j’ai demandé à des amis dont l’une est l’épouse de Jamie, Vanessa Saft. Elle est artiste, elle peint, elle écrit, elle est musicienne. Je passais presque toutes les journées chez eux, j’y écoutais beaucoup de musique. Elle a écrit les paroles de « Evening Star » dont j’ai composé la musique. Pour l’autre titre, « Too Late », Jamie m’a demandé si Vanessa et lui pouvaient écrire un morceau pour moi, Jamie s’occuperait des harmonies et Vanessa de la mélodie et des paroles… J’en ai été bien sûr émue.

Le problème a été que le morceau n’était pas en studio à la fin de l’enregistrement. Le dernier jour, Vanessa est arrivée en disant que le morceau était terminé, mais j’ai dit que c’était trop tard. D’où le titre « Too Late » ! Elle n’avait pas de partitions, mais Vanessa avait enregistré la mélodie sur son portable. Je l’ai écoutée pendant vingt minutes, puis j’ai dit que je n’y arriverais pas. Jamie a insisté alors que je ne connaissais même pas les paroles. Il m’a dit : « Youn, tu es professionnelle, tu peux le faire ! » Et on l’a fait en une seule prise. J’ai par moment inventé la mélodie parce que je ne la connaissais pas bien ! Je suivais les paroles sur l’écran de son portable. Tout s’est passé comme ça.

Leur relation avec la musique, c’est comme de l’air, c’est comme de l’eau… Moi je ne suis pas comme ça, je suis coréenne, il faut que je travaille, il faut que je prépare les choses, mais eux non ! Et ça a l’air tellement facile ! Ce sont de super musiciens qui sont très attentifs à la voix.

(c) Gerard BOISNEL

Quand vous avez pris votre congé sabbatique, vous avez parlé de la nécessité de vous ressourcer, de votre famille, mais vous avez également dit : « Je vais me replonger dans la musique classique ». L’avez-vous fait ?

Je voulais parler de la musique traditionnelle coréenne, mais pour nous c’est notre musique classique.

On a 5000 ans d’histoire… D’autres Asiatiques ont décrit il y a mille ans déjà les Coréens comme des gens qui aiment chanter, qui aiment la musique, on retrouve cette particularité dans tous les livres d’histoire en Asie. On est en effet un peuple très sensible à la musique, on aime danser, on aime chanter. A l’église, par exemple, quand les gens chantent les cantiques, ils ne chantent pas seulement la mélodie, il y en a qui harmonisent alors qu’ils n’ont jamais appris le solfège. Notre tradition musicale est aussi très présente, c’est une musique difficile à apprendre.

Le chant traditionnel coréen notamment repose sur une technique assez compliquée que je voulais vraiment apprendre. J’ai pris quelques cours mais finalement, j’ai laissé tomber. Ensuite, on m’a demandé de prendre la direction artistique d’un festival de musique traditionnelle. J’ai répondu au directeur du théâtre qui me sollicitait que je n’étais pas prête car je ne connaissais pas la musique coréenne. Il m’a répondu que ça tombait bien, ils avaient besoin d’avis extérieurs. J’ai fini par accepter. J’ai été très contente de travailler avec eux et en même temps j’ai fait venir des musiciens français pour qu’ils jouent ensemble. Pour les uns et les autres, ça a été une découverte. C’est comme ça que j’ai préparé le jumelage des festivals. Maintenant, ils se rencontrent pour jouer sans moi et sont très contents. Quant à l’apprentissage de la musique traditionnelle, j’ai découvert que c’était l’œuvre d’une vie. Je me suis donc contentée de goûter à sa beauté.

Est-ce que cette fréquentation transparaît néanmoins dans votre dernier album ?

Non, malheureusement, il n’y a pas de mélodie traditionnelle. Peut-être la prochaine fois ! Mais, en même temps, je peux dire que j’ai toujours chanté avec mes sentiments coréens. Même si j’emprunte des morceaux à des Américains, je ne pourrai jamais être comme eux.

Par ailleurs, l’éducation musicale est importante dans les écoles : quand j’étais petite, la plupart des enfants apprenaient le piano, il fallait choisir un instrument et on travaillait surtout la musique occidentale. Après la guerre, la génération de mes parents a dû énormément travailler pour redresser le pays, et à cette époque, la musique et tout autre hobby n’étaient pas les bienvenus. Depuis que le pays est redevenu prospère, on regarde la vie autrement et l’intérêt pour l’art et la musique en particulier est devenu important. Dans tous les collèges, toutes les universités, il y a un grand intérêt pour la musique occidentale qui devient presque une tradition chez nous. Même si on ne pourra jamais jouer comme Chopin ou composer comme Mozart, ou moi chanter comme Billie Holiday, la musique occidentale est vraiment entrée dans notre tradition, pas seulement la musique classique, mais aussi la pop. Ce qui fait que nous nous tournons plus vers votre culture.

Si on parle de l’esthétique de She Moves On, on sent qu’il y a comme une volonté, au niveau de la voix, d’aller à l’essentiel, d’éliminer toutes les fioritures superflues…

En fait, grâce à Jamie, j’ai redécouvert les chants avec des paroles. C’est beaucoup plus difficile pour moi que d’improviser. Ce n’est pas ma langue et les textes sont bourrés de sens. Cela m’a demandé deux fois plus d’énergie. J’ai donc essayé de me concentrer. Quand je chante en français, c’est pareil, c’est très exigeant.

Propos recueillis par Jean-François Picaut à Coutances et Jean-Pierre Goffin à Bruxelles.