Y a-t-il eu des génies en jazz ? (2/3)

Y a-t-il eu des génies en jazz ? (2/3)

Y a-t-il eu des génies en jazz ? (2/3)

de Roland BINET

Parker est le deuxième nom qui s’impose à l’esprit quand on aborde le génie en jazz car et lui et Gillespie et Monk furent à l’origine d’une nouvelle mouvance en jazz qui secoua cette forme d’art sur ses fondations mêmes. Pourquoi lui d’ailleurs et non Gillespie ou les deux ensemble ?

Qu’écrivit l’un des grands critiques et connaisseurs de jazz à leur sujet (Joachim-Ernst Berendt ‘Das Jazz Buch’, révisé en 2005) : «Monk raconte que les capacités et l’autorité de Charlie Parker furent immédiatement acceptées. Tous au Minton’s sentaient sa créativité, son génie créateur spontané. ‘Charlie Parker fut le catalyseur’ dit Dizzy Gillespie. ‘Ce fut lui qui créa le style’ (…) Billy Eckstine dit ‘Bird était responsable pour le jeu effectif de cette musique – bien plus que n’importe qui d’autre; mais, qu’elle ait été écrite, Dizzy en fut responsable’.»

Il suffit d’écouter quelques morceaux de Parker pour se rendre compte de son génie. Koko par exemple: en dépit de l’abondance de notes parfois semblables à des salves d’armes à feu qu’il lâche (ex. 00:28/00:31, le même motif de 5 notes répété 4 fois; et 00:51/00:55 par groupes de 10 notes), on entend par moments dans ce qu’il joue comme un chant, moderne mais réel (cf. cet extraordinaire passage 00:42/00:48). Pour Now’s the Time, on perçoit également un chant toutefois d’une qualité lyrique extraordinaires dans ses trois chorus de solo; cette qualité lyrique qu’on peut retrouver dans sa paraphrase célèbre qu’il joua sur Embraceable You en lieu et place de la ligne mélodique de Gershwin. Au lieu d’exposer les 3 notes lentes du début de la mélodie, le Bird paraphrase en jouant 6 notes (notons le début de la première avant le premier temps et le bel intervalle ascendant sur la deuxième), les répétant et les modulant durant 5 mesures paradisiaques, et comme le nota André Hodeir (cf. Das Jazz Buch de Berendt) «…le premier enregistrement du jazz moderne classique, dans lequel il est improvisé sans faire référence au thème (ce qui, était déjà une tendance dans Koko).» Notons aussi dans le solo de Parker l’introduction d’un fragment d’une polonaise de Chopin, de même tonalité.

Parker créa donc un style de musique, le bebop, joua nombre de solos parfois sur des tempos tout à fait fous et qui tenaient la route, des improvisations tour à tour erratiques, flamboyantes, lyriques, commerciales, déjantées, inspirées, de creux abyssal ou narcotique, qui sont pour leur bonne majorité restés des classiques de cette époque et qu’on peut encore écouter sans devoir se boucher les oreilles comme on le fait en écoutant les solos de Ray Draper au tuba ou certains passages à l’archet à la contrebasse dans les années 50 avant l’avènement du free et d’une nouvelle génération de contrebassistes (Mingus était déjà la brillantissime exception). Et, pensons à tous ces pauvres saxophonistes alto qui se mirent à faire du Parker mieux et plus vite que Parker et ces ténors – dont Rollins et Coltrane – qui passèrent par l’étude des solos du Bird…oubliant que l’essence du jazz, si elle admet les émules, rejetait les copiés/collés.

Ornette Coleman est cité par l’Encyclopédie Britannica (3 noms uniques, après Armstrong et Parker) comme génie en jazz. Il fut incontestablement une comète et fit preuve d’originalité. Tout comme Mingus avant lui, son contemporain Cecil Taylor, Albert Ayler par la suite. L’idée du morceau ‘Free Jazz’ du double quartette Coleman/Dolphy fut, à mon sens, une avancée majeure pour le jazz. Une improvisation presque totale hormis des motifs pré-arrangés. Deux versions en furent données, de 37 et de 17 minutes et ce fut là, il faut l’admettre, quelque chose de neuf et d’unique dans l’histoire du jazz. Mais qu’en est-il en termes d’émules de Coleman, de cette musique, en termes de pérennité ? Le Dictionnaire du Jazz est catégorique «Mais cette paternité ne lui a rien apporté. Il reste un ‘père’ sans postérité, un fondateur sans troupe, un gourou sans emploi (…) En un sens il a, devant l’histoire, perdu, parce que l’époque s’est vite lassée ou effrayée de cet activisme.»

John Coltrane peut-être ? Connu déjà pour sa participation aux quintette et sextette de Miles Davis, ayant enregistré une soixantaine de disques (dont Giant Steps) avant l’enregistrement de My Favorite Things. La suite de son parcours est connue notamment grâce à son extraordinaire suite A Love Supreme. Par la suite et pour commencer avec l’enregistrement de Ascension, il y eut chez lui un flirt de plus en plus accentué avec certains aspects et praticiens de formes du free jazz, et, dans ses tout derniers enregistrements, des audaces mélodico-rythmiques, qui faisaient comprendre qu’il avait brûlé ses navires et s’était engagé dans une voie de non-retour. Que reste-t-il de son considérable héritage en tant que saxophoniste, compositeur, leader de groupes mythiques? Même si on entend encore actuellement des traces de son style d’origine chez des saxophonistes contemporains, n’oublions pas que leurs influences majeures furent des disciples de la première génération après Coltrane : Shorter, Grossman, Liebman, Brecker. Non, Coltrane fut un géant du jazz, un colosse, mais il ne modifia pas le cours du jazz comme le firent Armstrong et Parker. Et qui joue encore ses compositions (hormis ces exercices de doigté pianistiques ou autres sur Giant Steps), qui écoute encore sa musique hormis certains puristes ?