Barry Guy, The Blue Shroud
Barry Guy, The Blue Shroud
Guernica sous trois avatars différents a été le point de départ de cette idée de suite musicale qu’entreprit de réaliser le contrebassiste Barry Guy et qui fit l’objet d’un enregistrement public au cours du festival Ad Libitum à Varsovie en 2015. Comme sources d’inspiration musicale pour le contrebassiste Guy il y eut en premier lieu le bombardement de cette ville basque par les avions de l’unité nazie Condor, dont les victimes furent avant tout civiles. Il y eut le gigantesque tableau éponyme que peignit Picasso sous le coup d’une rage inspiratrice d’une élévation de niveau sans précédent. Il y eut aussi ce discours du Ministre américain Colin Powell, en 2003, exposant les raisons de l’invasion de l’Irak, à cause des armes de destruction massive, alors même que la reproduction du tableau Guernica aux Nations-Unies avait été entièrement ceinte d’un voile bleu comme si – selon les mots de Barry Guy :
L’image de mort, de destruction et de panique de Guernica aurait transmis un message au sujet des horreurs de la guerre pour les auditeurs de la déclaration de Powell.
L’orchestre mi-symphonique, mi-jazz, mi-musique contemporaine, est composé d’une phalange (le mot adéquat je pense quand on parle de la guerre civile espagnole) de 13 instrumentistes et d’une extraordinaire chanteuse, Savina Yannatou, dont le nom gagnerait à être connu. La suite musicale, d’une septante de minutes, est, pour la facilité de programmation à la radio, décomposée en 11 fragments. Et, quant au genre, on peut dire qu’il s’agit là d’un mélange habile et tout à fait réussi de musique contemporaine, de jazz avec, en prime, deux compositions de H.I.F. Biber et une de Bach, jouées de manière scrupuleuse avec parfois des variations ou solos contemporains. Les parties vocales reprennent, dans l’ensemble, outre des onomatopées, un juron retentissant (Holy Shit !) et des leitmotivs (par ex. Weapons of massive destruction), les 10 strophes d’un poème en anglais de Kerry Hardie Symbols of Guernica. Un disque brillant et vivifiant pour les neurones apathiques de mélomanes blasés, d’une teneur musicale autant que politique, rare, joué en public sans la moindre critique à formuler des points de vue des compositions, de l’exécution, de la teneur, de la prise de son.
Les deux morceaux de Biber (extraits des Mystery Sonatas, à savoir les IX et X} sont de très bons morceaux où on remarque d’emblée et sans l’ombre du moindre doute critique la bonne prestation globale de la chanteuse Savina Yannatou. Si le premier, The Carrying of the Cross est lyrique et mélancolique de climat, le second – Crucifixion – nous fait entendre des moods différents passant d’un récitatif initial par Yannatou, puis une partie de guitare hispanisante (> 01:43), ensuite, graduellement, une augmentation de volume sonore allant vers une vision exacerbée voire tourmentée (> 02:34) du monde pour terminer par un retour au récitatif (> 03:23) et un decrescendo final, la voix de la chanteuse surplombant les effets d’archet de Barry Guy. N’oublions pas que ce thème de crucifixion est important puisqu’on doit y faire une analogie avec le Christ, le peuple basque ayant été l’un des tout premiers à souffrir de la barbarie par bombardements de populations civiles, nazis de surcroît. Dans l’Agnus Dei de J.-S. Bach, on retrouve avec plaisir la beauté de ces incomparables mélodies qu’écrivit ce génie et précurseur de la musique classique. Barry introduit ici et là des variations contemporaines dans ce morceau assez long (08:59), dont, notamment, des vocalises à teneurs moderne et tourmentée (> 07:48). Soulignons pour ces trois morceaux ‘classiques’ les excellents arrangements et l’impeccable diversité entendue.
Barry Guy est doté d’un imaginaire à l’image du siècle précédent. Par exemple, le morceau d’introduction intitulé Prelude nous fait écouter, après une magnifique introduction a cappella à la trompette par Percy Pursglove en style bien contemporain, un passage dans la même atmosphère débridée (> 01:50) dans lequel tous les instrumentistes s’y mettent avec vigueur et joie. Ce qui nous rappelle – et peut-être était-ce là une espèce d’hommage conscient de la part de Guy– que le concert fut donné dans la patrie de Penderecki. Et ces références au vingtième siècle, on les retrouve dans Song 1 par exemple, quand, après une introduction par Barry Guy d’une très agréable sonorité à la contrebasse sur contrechants hispanisants à la guitare par Ben Dwyer, la chanteuse projette des exclamations vocales qui font penser au Wozzeck de Berg (ex. 03:04/03:29). Ces effets à la Berg se retrouvent dans Song 3 quand le chant lyrique aux langueurs pérennes se fracture tout à coup (> 02:05), pour céder la place à des harmoniques et des effets de Sprechgesang alors que l’orchestre gonfle ses sonorités et se défonce en fragments hypercontemporains. Bull/Mother/Warrior est un long segment (> 11 minutes), ambitieux, varié et parfaitement réussi. En premier lieu, ce morceau nous fait entendre toute une série d’instrumentistes ainsi que la vocaliste et on remarque la virtuosité très free de l’intervention du pianiste Agustí Fernández (> 03:34) ainsi que les incroyables prouesses vocales stratosphériques et onomatopées que projette avec aisance Yannatou (> 04:24) après un retentissant Holy Shit !
Onomatopées dingues, dont certaines stratosphériques, qu’elle reprend avec aisance (> 05:40) après un fabuleux solo de trompette en style contemporain Le thème Warrior (>07:09) nous fait entendre un beau déchaînement orchestral aux palettes de fanfare allant crescendo sur fond de sonorités sombres, envahissantes. Après un intermède au piano associé à des contrechants d’instruments à vent volontairement dérangeants, Yannatou réapparaît (> 08:21) toujours en onomatopées, indicibles au début, s’affermissant ensuite et conduisant à une prosodie à la Berg. Le tuba nous régale les oreilles par après avant un passage aux cordes nous rappelant à nouveau l’univers parfois ardu et souvent d’inspiration des terreurs de notre monde qu’a brillamment évoqué Penderecki, une musique évoluant ensuite vers un crescendo de chaos en totale liberté savamment pensée avant que le volume sonore ne baisse (> 10:18), tout en restant tourmenté, pour enfin mourir d’une belle mort sonore dans un calme relatif. Saluons, une fois encore, les différentes prestations vocales, certaines tout à fait folles, de la chanteuse Yannatou.
A blinded Bird of Hope, Bird, Light Bearer et Fugitive, sont également des réussites des points de vue de la conception, de l’interprétation et de l’esprit. Mélangeant aspects free, contemporains, mixant habilement le lyrisme (exemple, le thème joué au tuba dans Bird, > 03:36), les tourments (exemple, les harmoniques au saxophone, 02:47/02:57, dans Light Bearer, en contraste conceptuel par rapport au thème symbolisant le porteur de lumière) et souvent, la voix fabuleuse de Yannatou, les interventions à propos de sections orchestrales ou d’instrumentistes individuels. Notons, pour terminer, que le poème de Kerry Hardie est superbe, en voici une strophe parmi les plus prégnantes (chant 3) :
«A wailing woman curses the high gods
Who press the button that deliver slaughter
Helpless, she lays her child across her lap
And keens this daughter who will know no daughter»
Traduction : « Une femme gémissant insulte les grands dieux qui appuient sur le bouton qui délivrent le massacre, impuissante, elle dépose son enfant sur son giron, et chante une mélopée funèbre pour cette fille qui ne connaîtra aucune fille.»
«Délivrer» est sans doute repris ici dans le sens biblique du terme, mais par dérision et dans un sens dialectique, comme dans «Seigneur, délivre-nous du mal». Une œuvre globale forte, passionnante sur le plan musical, parfaitement exécutée et qui s’éloigne des ornières de classification et de simplification à outrance qui voudraient peut-être ranger cette musique puissante, prégnante et pérenne, sous le vocable de cross over. Il y a actuellement des musiciens qui se revendiquent des sources d’inspiration que constituent le classique, le contemporain, le jazz voire d’autres univers musicaux. Ici, Barry Guy a décidé de réagir à la terreur aveugle (le bombardement par les nazis), aux mensonges (les soi-disant armes de destruction massive en Irak), mais aussi porté par l’effet que lui fit une création picturale qu’il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie (Guernica par Pablo Picasso). Le résultat vaut le détour et je mets en exergue l’éblouissante prestation de la chanteuse Yannatou, un talent indéniable.
Roland Binet