Sedef Erçetin : le tango de Bach (#IWD 7/10)
Comment avez-vous décidé de jouer du violoncelle ? En plus d’être une musicienne classique avec son emploi du temps et ses pratiques exigeantes, vous êtes également ouverte aux nouvelles idées et projets. Souvent, vous initiez vous-même ces nouveautés. Pouvez-vous en dire plus ?
Sedef Erçetin : J’ai commencé ma formation musicale à l’âge de 6 ans. J’ai passé une audition au Conservatoire municipal d’Istanbul. J’ai pris des cours de piano car jusqu’alors, j’avais toujours voulu être pianiste. À l’âge de 11 ans, j’ai passé l’examen d’entrée au Conservatoire d’État d’Istanbul et j’ai joué du piano à l’examen. Là, ils ont voulu m’attirer vers la section piano, mais mon professeur de violoncelle a insisté pour que je continue avec le violoncelle. A cette époque, le Comité d’audition décidait de la section dans laquelle vous entreriez au Conservatoire. Vous leur proposiez votre choix mais ils avaient le dernier mot, en analysant comment vous percevez la musique, comment vos mains bougent ainsi que d’autres détails. À la fin, le Comité m’a fait part de sa décision : ils ont pensé que j’excellerais au violoncelle. Ils disaient que de toute façon, le piano était un must dans l’éducation musicale. Si je ne voulais vraiment plus le violoncelle, j’aurais la possibilité de passer à un autre instrument au cours de la même année universitaire. Et c’est ainsi que le violoncelle est entré pleinement dans ma vie. J’aime beaucoup l’instrument. Je n’ai jamais arrêté d’en jouer depuis. J’ai aussi continué à jouer du piano. A 17 ans, je suis partie à Paris pour poursuivre mes études de violoncelle. Pendant mes études au Conservatoire, je donnais des cours particuliers de piano… C’est comme ça que je gagnais mon argent de poche.
«Ma base musicale reste toujours Bach. J’aime et je joue tellement Bach qu’il m’a été difficile de jouer d’autres musiques.»
Vous avez grandi dans deux pays et depuis longtemps, vous existez musicalement dans ces deux pays. Comment la France et la Turquie ont-elles influencé et façonné votre parcours musical ? Alors que vous jouiez de la milonga à Paris, quelques semaines plus tard, vous jouiez de la musique ottomane à Ankara. Et lorsque nous regardons vos concerts ou écoutons votre musique, nous remarquons que vous êtes très détendue et à l’aise dans tous les genres auxquels vous contribuez. Quelle sorte de Sedef Erçetin cet éclectisme a-t-il créé au fil des années ?
S.E. : La raison pour laquelle j’interprète d’autres genres en plus de la musique classique est bien sûr liée à Paris. Là, j’ai découvert et expérimenté la musique de tant de cultures différentes que j’ai voulu faire partie de chaque genre ou style. A Paris, j’ai rencontré des musiciens du monde entier et j’ai commencé à faire de la musique avec eux. C’était incroyable. J’ai improvisé avec mon violoncelle pour la première fois avec Carlos Caceres. Il m’a accueillie dans son groupe. Il m’a appris un mélange de tango et de jazz. C’était juste au moment où je terminais mes études musicales. Je me destinais à devenir soit une musicienne d’orchestre, soit une soliste jouant de la musique de chambre. J’ai choisi la deuxième option et je suis aujourd’hui une violoncelliste solo ouverte à tout genre de bonne musique. Lorsque je travaillais avec des musiciens argentins, ils voulaient toujours que j’improvise en utilisant la musique turque traditionnelle. J’ajoutais toujours une sorte de « taksim » dans mes improvisations. Lors d’une des sessions d’enregistrement avec le pianiste et compositeur argentin Gerardo di Giusto, mon solo s’est trouvé rempli de motifs turcs. Ils disaient toujours : « Sedef, tu dois refléter ta musique traditionnelle ». A cette époque, la musique turque n’était pas ma priorité car je pensais qu’elle était déjà en moi et facile à jouer en tout cas. J’essayais d’apprendre de nouvelles choses, mais au fil du temps, j’ai réalisé que c’était quelque chose d’inestimable. Aujourd’hui je fais des projets avec des instruments traditionnels turcs comme le kanun, le kemençe, la darbuka, etc. Le mois dernier, nous avons donné un concert de kanun et violoncelle avec Tahir Aydoğdu. Dans les prochains jours, j’interpréterai du tango, de la milonga et de la musique folk traditionnelle argentine avec un guitariste et un percussionniste argentins. Ces changements soudains me donnent de l’énergie. Avec la pianiste grecque, Maria Papapetropoulou, nous allons sortir notre deuxième album de musique classique. J’apprécie chaque genre musical séparément. Ma base musicale reste toujours J. S. Bach. J’aime et joue tellement Bach qu’il m’a été facile d’interpréter les autres musiques. Quand j’écoute Bill Evans, j’entends les harmonies de Bach. J. S. Bach est donc en quelque sorte une clé de ma musique. Si vous comprenez et ressentez Bach, vous pouvez entendre ses harmonies dans n’importe quelle musique que vous écoutez. Je suis bonne auditrice. J’apprends quelque chose de nouveau de chaque type de musique. Je ne me limite jamais aux genres. J’aime ce que je joue et je continuerai à le faire.
Pour la journée internationale de la femme, vous êtes une personne importante car vous réalisez de nombreux projets internationaux avec des femmes musiciennes du monde entier. Vous faites partie d’initiatives féminines musicales en France, en Grèce, en Turquie et en Argentine pour ne citer que quelques pays. Pouvez-vous nous parler de ces projets avec vos sentiments de femme ?
S.E. : Je crois sincèrement au pouvoir des femmes. Nous sommes comme des sœurs avec la pianiste grecque Maria Papapetropoulou avec qui je travaille depuis longtemps. C’est en effet un luxe en musique. Il y a une complicité entre nous et cela se reflète dans notre musique. Le public peut remarquer à quel point nous sommes détendus, ensemble sur scène. Il y a la légendaire chanteuse de jazz américaine Liz McComb. J’ai joué et fait des enregistrements avec elle. Elle est l’une des femmes les plus fortes que j’ai jamais rencontrées dans ma vie. Elle me partageait tellement son amour et son soutien que j’étais la personne la plus heureuse du monde quand j’étais sur scène avec elle. Laissez-moi vous raconter un souvenir unique. Liz McComb et moi nous produisions à la Salle Gaveau à Paris, en duo piano/voix et violoncelle, pendant deux nuits consécutives. A notre répertoire il y avait une composition de Liz. Le deuxième soir, alors que nous jouions cette même chanson, elle s’est levée du piano et s’est agenouillée juste derrière moi et a continué à chanter la chanson sans le piano. J’ai continué mon improvisation. Elle a soudainement commencé à pleurer, je me sentais bizarre mais elle a continué à chanter et j’ai continué à jouer. La chanson terminée, elle m’a serré si fort dans ses bras que j’ai commencé à pleurer aussi; c’est ainsi que nous avons terminé le concert ce soir-là. Elle m’a dit plus tard que le son du violoncelle avait eu un fort impact sur elle. J’espère que je pourrai être à nouveau sur scène avec elle lors d’une Journée internationale de la femme à l’avenir.
«En jazz, ma principale source d’inspiration est Bill Evans. Pour moi, il est le Bach du jazz.»
Qui et qu’est-ce qui vous a inspiré jusqu’à présent ?
S.E. : Il y a eu de nombreuses sources d’inspiration dans ma vie. La musique est pour moi comme de la nourriture et de l’eau, quelque chose d’indispensable, ma condition sine qua non à mon équilibre. Protéger cet équilibre sensible demande un grand sacrifice de soi. Les musiciens humbles m’inspirent généralement, ceux qui savent tirer le meilleur parti de leur vie. Le caractère d’un musicien que vous admirez peut s’avérer être une déception pour vous. Et parfois, vous rencontrez un grand musicien qui s’avère également être une belle personnalité. Le premier nom qui me vient à l’esprit est Mstislav Rostropovitch. C’est lui qui m’a fait aimer le violoncelle. C’était une personne amicale et pleine d’esprit, remplie de joie de vivre. Quand je l’ai rencontré, j’avais tout juste 19 ans et mes mains ont disparu dans ses grandes mains douces. Il m’a appelé « petit délice turc ». Je n’ai jamais oublié ses mains. Yo-Yo Ma est un grand violoncelliste, il joue différents types de musiques du monde en dehors de la musique classique. Il a définitivement été une source d’inspiration pour moi. De même, le pianiste Arthur Rubinstein savait profiter de la vie même s’il était un professionnel très discipliné. En jazz, ma principale source d’inspiration est Bill Evans. Je peux l’écouter tous les jours. Il est le Bach du jazz pour moi. Chaque jour, je découvre de nouveaux musiciens qui m’inspirent.
Quels sont vos plans et vos attentes pour le futur proche ?
S.E. : Comme tout le monde, j’espère connaître des journées pleines de musique et d’art. Je dois être en bonne santé physique et spirituelle pour pouvoir jouer du violoncelle tous les jours. J’ai beaucoup de projets mais je ne sais pas lequel va se concrétiser. Je vais participer à quelques festivals en France et y faire quelques enregistrements. Actuellement, je participe à un projet mené par le saxophoniste français Stéphane Guillaume. En août nous prévoyons de faire un enregistrement. Je décide de confier les projets au hasard. Le bon moment finira par arriver. Le plus important est de tout faire avec amour.
Une publication Jazz Dergisi