Yôkaï : Le coup de grâce d’un farfadet…

Yôkaï : Le coup de grâce d’un farfadet…

Mieux qu’un big band à huit, Yôkaï est un concept pour lequel cohésion et entente ne sont pas des leurres… Rencontre en marge de la sortie d’un « Coup de grâce » et de génie, peu avant un concert festif au KulturA liégeois, au cœur du Djud’la.

Yannick Dupont © Diane Cammaert

Petite présentation tout d’abord, vous êtes huit, collaborant à des projets multiples.

Tous ensemble : Oui, trois membres du groupe collaborent avec le chanteur Jawhar… Il y a Clément Nourry, à la tête de Under the Reefs Orchestra, puis Louis Evrard qui se trouve impliqué dans divers projets,… On a chacun des occupations extérieures à Yôkaï.

Yannick Dupont : En fait, nous nous connaissons un peu tous depuis très longtemps, l’époque de la réouverture du Beursschouwburg (une salle mythique bruxelloise – NDLR) au début des années 2000. Le patron, Dirk Seghers, nous avait demandé de créer sur mesure un groupe qui apporterait un peu de groove dans la programmation. Yôkaï est né à ce moment-là…

Jordi Grognard : Les premières compositions datent de cette époque-là, ce sont les prémices du groupe que l’on connaît aujourd’hui.

«La philosophie de Yôkaï est simple : si tu viens jouer avec nous, même si tu dépannes, tu fais partie du groupe.» Yannick Dupont

Vous jouez avec deux batteurs… Ce n’est pas exceptionnel, mais pas très fréquent non plus…

Y.D. : L’agencement du groupe s’est fait naturellement. Nous avons commencé à quatre, puis on s’est demandé s’il ne fallait pas ajouter une guitare ou un clavier. Les deux étaient sympas, on les a gardés… Ensuite, le groupe s’est étoffé avec un second batteur et ainsi de suite… La philosophie de Yôkaï est simple : si tu viens jouer avec nous, même si tu dépannes, tu fais partie du groupe !

Eric Bribosia : Yôkaï est davantage un collectif qu’un groupe…

Y.D. : Oui, exactement. Il y a les huit musiciens de base, ceux qui ont enregistré les deux albums. Ceux-là ne bougent pas, sauf départ éventuel, ce qui ne serait pas grave. Puis il y a tous ceux qui gravitent autour, qui font eux-aussi partie intégrante du collectif.

Clément Noury © Diane Cammaert

Yannick, tu composes la majorité des morceaux. Es-tu devenu le leader ?

J.G. : Oui, c’est le leader !

Y.D. : Au niveau musical, peut-être. Mais ça peut changer.

E.B. : Ça reste très démocratique…

J.G. : Nous avons instauré un droit de véto…

Y.D. : C’est surtout l’idée de jouer ensemble, de se faire plaisir…

««Coup de grâce» est un album qui a bénéficié de plus de moyens. Il est plus produit, plus ciselé…» Jordi Grognard

J’imagine que lorsque l’on joue à huit, il faut instaurer une ligne de conduite, d’où l’importance de désigner un leader…

Y.D. : On se partage le boulot. Par exemple, Jordi s’occupe de toute la partie administrative, les contrats… Sur le dernier disque, il signe un titre, Clément en a composé un autre. Pour le reste, nous sommes un collectif, on s’en fout un peu de savoir qui est le leader.

J.G. : C’est clair qu’il y a toujours un accord collectif.

Y.D. : Chaque compositeur vient avec son idée et on brode autour jusqu’à ce que l’on obtienne un résultat satisfaisant pour tous.

E.B. : Sur le disque précédent (« Sentinelle », paru il y a un an – NDLR), il y avait plus d’improvisations…

J.G. : « Coup de grâce » est un album qui a bénéficié de plus de moyens. Il est plus produit, plus ciselé…

J’ai l’impression que vous jouez moins en « club », essentiellement en festival…

Y.D. : En vérité, c’est pas facile de concilier les agendas de huit musiciens… Donc il n’y a pas beaucoup de concerts…

J.G. : Le fait que nous soyons huit complique les choses au niveau des clubs. Pour un club de jazz, il y a déjà l’inconvénient du volume sonore produit à huit… Au niveau budgétaire, il faut aussi pouvoir assurer. Puis il y a le COVID qui a tout mis à l’arrêt…

Y.D. : On avait des dates, y compris à l’étranger, en Allemagne, en Suisse,… Malheureusement, on ne les a pas encore récupérées.

E.B. : On joue essentiellement à Bruxelles. On vient d’avoir le Beursschouwburg, il y a le Botanique,…

Louis Evrard © Diane Cammaert

Ce qui est frappant quand on vous voit sur une scène, c’est la cohésion du groupe au niveau du son, malgré le nombre.

Y.D. : On a un très bon ingénieur-son, un des meilleurs de Belgique ! Il nous connaît très bien… C’est important pour un groupe comme le nôtre.

E.B. : C’est le neuvième membre de Yôkaï.

J.G. : Puis ça fait plus de dix ans que l’on joue ensemble. On se connaît très bien.

E.B. : C’est clair : on connaît notre son, les forces et les faiblesses de chacun.

Vous vous construisez tout doucement une notoriété… Ne faudrait-il pas à un moment donner une priorité à Yôkaï pour accorder les agendas ?

Y.D. : C’est compliqué… Nous avons tous des activités musicales ailleurs qui nous rapportent notre salaire… Nous ne sommes plus tout jeunes, nous avons des familles à nourrir… Ceci-dit, on aimerait bien privilégier davantage Yôkaï, c’est certain.

J.G. : On a les compositions et l’envie pour le faire. Mais il faudrait pratiquement travailler avec une agence de booking, bloquer des dates longtemps à l’avance. Pourquoi pas ?

Y.D. : C’est la reprise, nous subissons toujours les effets du COVID. Pour se faire mieux connaître, on devrait aussi faire des premières parties importantes. Mais à huit, ça peut pas le faire…

Yannick Dupont & Eric Bribosia © Diane Cammaert

«On parle de musique instrumentale, sans paroles… Il ne devrait pas y avoir de frontière communautaire !» Eric Bribosia

A bien des égards, vous me faites penser au Condor Gruppe qui vient d’Anvers et dont le line-up est luis aussi très imposant.

Tous les trois : Oui, on les connaît un peu. Ils ont rendu un hommage à Moondog…

E.B. : Ils sont flamands… Il y a plus d’argent là-bas, plus d’opportunités pour les groupes locaux.

Ils avaient affirmé préférer jouer pour moins d’argent en Wallonie que d’en gagner plus en jouant aux Pays-Bas…

J.G. : C’est clair que l’accueil est plus sympa ici…

E.B. : Il faut trouver l’équilibre entre l’aspect financier et l’envie de jouer.

Y.D. : Il y a plus de moyens en Flandre, c’est mieux structuré.

J.G. : Il y a le fait que dans le paysage francophone et wallon en particulier, les clubs hésitent à t’engager si tu ne fais pas un jazz « classique » alors qu’en Flandre, les musiques sont plus hybrides, ce qui t’ouvre davantage de portes pour jouer.
Y.D. : En effet, ce n’est pas la même musique, elle est plus actuelle.

J.G. : Les structures flamandes supportent davantage les groupes, y compris à la radio… (Désapprobation générale – hormis Klara, il existe peu de canaux de diffusion pour le jazz en Flandre)

Axel Gilain © Diane Cammaert

Je constate quand même qu’il existe une fracture communautaire…

E.B. : C’est certain ! Et c’est d’autant plus absurde que l’on parle de musique instrumentale, sans paroles ! Il ne devrait pas y avoir d’obstacles…

J.G. : Ceci dit, nous-mêmes nous jouons essentiellement à Bruxelles. Pas très souvent en Wallonie…

«Il est temps que nous assumions notre propre univers musical.» Yannick Dupont

Revenons à « Coup de grâce », un album qui marque une rupture par rapport à ce que vous faisiez avant…

E.B. : Cette rupture existe bien, mais ça s’est fait de façon inconsciente…

Y.D. : Il y a le fait que j’ai moi-même apporté une majorité des compositions. J’ai un peu délaissé les influences éthio-jazz et world que l’on retrouvait sur nos disques précédemment. Des groupes comme Black Flower le font beaucoup mieux que nous… Je pense en fait que c’est une question de recherche identitaire. Le groupe s’est construit petit à petit. Il est temps que nous assumions notre propre univers musical. Nous avons composé des titres qui étaient expressément destinés à ce disque en particulier.

E.B. : Oui, c’est l’idée de « l’album ».

Y.D. : Sur « Coup de grâce », il y a des improvisations, même si on ne les perçoit pas clairement. Certaines parties ont été écrites, enregistrées séparément puis recollées aux titres existants. J’avais imaginé quelque chose d’uniforme, même si le résultat ne l’est pas tout à fait. Ici, on touche davantage aux atmosphères cinématographiques, au krautrock.

J.G. : Au début de l’existence du groupe, nous jouions un jazz hybride. Ensuite, on a évolué vers l’éthio-jazz. Ces derniers temps, en répétition, on a abordé la musique africaine, la rumba,… ça évolue petit à petit. Les disques ne sont que des repères… Il y a aussi ce que nous jouons en dehors.

Fred Becker © Diane Cammaert

En fin d’album, il y a un « morceau caché » qui aurait pu figurer sur « Autobahn » de Kraftwerk. Est-ce une voie que le groupe pourrait suivre à l’avenir ?

Y.D. : C’est une composition de Jordi. On commence à travailler la suite… C’est un peu tôt : on ne sait pas encore si on se dirigera vers ça…

J.G. : Moi je dirais plutôt non… On voudrait retourner à quelque chose plus acoustique.

Y.D. : Oui, histoire de prendre le contre-pied… Notre évolution s’est faite de façon naturelle. On a commencé par reprendre le répertoire des autres, puis nous avons composé, timidement, avant d’improviser. « Coup de grâce » est l’aboutissement de ce chemin. Et c’est vrai que c’est tentant de retourner à l’acoustique, pas nécessairement avec des instruments non électrifiés, mais sans électronique. Nous venons tous de ce monde-là.

Au juste, pourquoi « Coup de grâce » ? Une référence à Mink Deville ?

Y.D. : Oui, je connaissais cet album, magnifique (les autres sont un peu étonnés, ils n’en connaissent pas l’existence – NDLR). Mais « hommage » n’est pas le bon terme. « Coup de grâce » est le nom que l’on a donné au dernier titre de l’album, une improvisation.

« Coup de grâce » : c’est aussi un achèvement…

J.G. : Oui, « Game over » !

E.B. : Il y a aussi le mot « grâce »…

Yôkaï prochainement en concert : Fêtes de la musique le 19 juin (Esplanade de la Cité, Bruxelles), Gaume Jazz Festival le samedi 13 août.

Yôkaï
Coup de grâce
Humty Dumpty

Chronique JazzMania

Yves Tassin