De Bechet à centipede : 50 ans d’histoire du saxophone en jazz (3/4)
Avec Coltrane et contrairement à Rollins et Getz, les autres grands stylistes de sa génération, on entre dans un tout autre domaine. Et Coltrane à lui seul mériterait un article de fond car il fut certainement l’une des personnalités les plus influentes à partir du début des années 60 même si, à partir d’un certain moment, la critique de jazz majoritairement blanche aux States le taxa – ainsi que Dolphy – d’anti-jazz (notamment à la suite de sa collaboration avec Dolphy et des 4 concerts mémorables donnés au Village Vanguard en novembre 1961) !
Si, au départ, il ne fut qu’un émule comme les autres de Parker (cf. le tout premier enregistrement durant son service à la Navy en 1946 et notamment son solo maladroit dans « Hot House ») et subit l’influence du bop comme du hard bop, si durant les quatre premières années de ses collaborations avec Miles Davis et au cours d’enregistrements indépendants comme sideman ou leader, il s’immergea de plus en plus dans la complexité harmonique, avec le summum de difficulté académique que fut « Giant Steps » (2 accords par mesure et tempo à 290), par la suite, il s’engagera dans l’aventure du jazz modal et, petit à petit, sous l’impulsion de l’écoute de saxophonistes comme John Gilmore et Albert Ayler, il flirtera de plus en plus ouvertement avec le free jazz, comme en témoignait déjà son enregistrement d’ « Ascension » de juin 1965 avec la crème de la crème de la New Thing (avec 5 saxophonistes solistes) et ses concerts publics et disques postérieurs à 1965 avec son nouveau quintette. À cet égard, les deux versions d’ « Ascension » méritaient bien avant la lettre l’appellation d’avant-garde. Coltrane fut un colosse du saxophone. À l’époque de sa gloire, seul Dolphy peut-être eut une technique plus perfectionnée. Mais, dans ses derniers enregistrements (je pense notamment aux 4 CD des concerts au Japon d’août ’66, à « Interstellar Space » en duo avec Rashied Ali aux drums, « Expression » avec son dernier quintette et surtout le dernier concert « Olatunji »), Coltrane fit preuve d’une virtuosité hors normes et d’une diversité d’effets mélodiques, rythmiques et harmoniques, qui font le tremplin avec certains de ses plus mémorables enregistrements live (ceux du Village Vanguard avec Dolphy en novembre ’61, sa tournée également avec Dolphy en 61, sa tournée en Europe avec son quartette en ’62, son « Live at the Village Vanguard Again » et ses concerts à Comblain-au-Pont, Antibes et Paris en ’65). Étonnant également fut le fait que durant deux périodes assez longues, il se fit accompagner d’un autre saxophoniste, pour son quintette de ’61/’62 avec Dolphy et ensuite pour son quintette définitif avec Pharoah Sanders. Pour quelqu’un de sa trempe, de sa technique et de son bagage technique, il n’hésita pas à se frotter à plus jeunes que lui et ce fut le jazz qui en sortit vainqueur.
Pratiquant un jazz à pleine puissance, souvent sans temps morts, souvent au même niveau sonore sans nuances, phrasant d’une manière parfois linéaire dans ses solos et d’autres fois monkienne avec brisures, hachures et discontinuités rythmiques, le jazz lui est redevable de quelques avancées sur le plan technique : (1) Coltrane change (comme Parker pour le bebop, Coltrane inventa un système d’ajouts et de substitutions d’accords à ceux de la grille harmonique originale des morceaux), (2) usage de la polyphonie (faculté de produire au moins 2 notes simultanément sur un instrument à vent) comme l’attestent pour la première fois la double note finale sur « Fifth House » (2 décembre 1959) et ses solos sur « My Favorite Things » à partir du morceau initial (21 octobre 1960) et sur chacune des versions de ce morceau jouées par la suite en public, (3) sheets of sound (notes d’accords de base et de substitution jouées si rapidement qu’elles sont pratiquement impossibles à distinguer à l’ouïe normale, cf. pour la première fois « Russian Lullaby » du 7 février 1958), (4) extension en jazz de la durée des morceaux et surtout des solos (« My Favorite Things » au départ fit 13 minutes 41 secondes, mais par exemple lors du concert à Seattle le 30 septembre 65, deux morceaux – « Evolution » et « Afro Blue » – faisaient près de 35 minutes et au Japon une version sur disque retenue de « My Favorite Things » faisait 57 minutes 48 secondes avec une intro de basse de plus de 11 minutes), (5) il remit le saxophone soprano au goût du jour (bien plus que Lacy qui jouait d’un ton assez fade), le jouant avec une sonorité large, grasse et un bel équilibre entre tous les registres, (6) grâce à certains sidemen, il permit au grand public d’entendre des sons tels que harmoniques (tons dans les registres supérieurs hors des tessitures usuelles), couinements, honks, slurs (sons impurs ou dont la hauteur varie fortement).
Il eut décidément une influence majeure sur une nouvelle génération de jeunes pousses au saxophone à commencer par Wayne Shorter (en témoigne par exemple le début de son solo dans « Skylark » enregistré au début des années 60 avec les Jazz Messengers, où il sonne tout à fait comme Trane, ou dans sa découpe de phrases au début de son intervention dans « On Green Dolphin Street », donné à Anvers avec le quintette de Miles Davis, le 28 octobre 1967). Plus tard, Dave Liebman, Joe Farrell, Steve Grossman, Jerry Bergonzi, Charles Lloyd, Michael Brecker, Branford Marsalis, Bob Berg, voire en Belgique Jeroen van Herzeele et en France les différents saxophonistes jouant dans les disques d’hommage à Coltrane de Christian Vander ont, d’une façon temporaire ou durable, voué un culte au style de Coltrane.
Mais, peut-être bien que le seul héritage pérenne que nous a légué Coltrane ce ne fut pas tant dans la création d’une école de saxophonistes mais en tant que compositeur car il composa près d’une centaine de morceaux en jazz dont certains demeurent des classiques alors que les vrais fondateurs d’écoles au saxophone, avant et après lui, ne furent pas dans l’ensemble de grands compositeurs.
L’exemple de Dolphy est peut-être l’un des plus tragiques de l’histoire du jazz. Il apprit à jouer de la flûte à 28 ans et en devint en quelques années le virtuose inégalable. Il fit connaître la clarinette basse au jazz. Et, à l’alto, il avait une technique encore plus perfectionnée que celle de Coltrane, aussi à l’aise dans les chromatismes fulgurants que dans les intervalles déments, capable de passer d’une seconde à l’autre d’une note normale à une harmonique parfaitement articulée ou vice versa. John Litweiler (« The Freedom Principle – Jazz After 1958 ») écrit : « Aucun saxophoniste alto avant lui ne pouvait jouer de manière aussi furtive, avec une telle maîtrise et une telle expressivité dramatique. » Ses plus grands succès artistiques, il les doit à Ornette Coleman grâce à sa participation au disque « Free Jazz », à Mingus avec qui il joua et enregistra fréquemment, à Coltrane avec qui il partagea l’affiche durant un peu moins de six mois. Mais aussi au quintette d’occasion qu’il forma avec Booker Little, Mal Waldron, Richard Davis et Eddie Blackwell et qui se produisit au Five Spot Cafe en juillet 1961. Dolphy produisait une intonation juste et clean à l’alto avec parfois des notes délibérément infléchies voire salies (ce trait est plus marquant à la clarinette basse par ailleurs). Paradoxalement, il a affirmé à de nombreuses reprises qu’il restait attaché aux grilles harmoniques, chaque note qu’il jouait était d’une manière ou d’une autre reliée à un accord de la grille, de surimposition ou de passage. Quelques exemples de son style et de ses folies en solo à l’alto : « The Prophet », enregistré le 16 juillet 1961 au Five Spot Cafe, « Impressions » enregistré au Village Vanguard le 1er novembre de la même année, « So Long Eric » du 4 avril 1964 avec Mingus au Town Hall. Il y avait aussi eu l’album « Out to Lunch » enregistré le 25 février 1964 (sur Blue Note !), un disque rarissime dans l’histoire du jazz avec Freddie Hubbard, Bobby Hutcherson, Richard Davis et Tony Williams, comprenant uniquement des compositions de Dolphy et dont le morceau éponyme est peut-être le plus représentatif du talent de l’immense musicien et jazzman que fut Dolphy avec une ligne mélodique futuriste et un solo fondé sur l’expressivité des tons (notes longues, slurs, notes isolées, beaucoup de silences) plus que sur l’abondance de notes post-parkérienne. On dirait ici que Dolphy ne voulait plus remplir les silences tout le temps comme il le faisait fréquemment en concert (cf. les 3 exemples de concerts ci-dessus) mais visait la quintessence sonore et expressive, une nouvelle voie qui lui fut coupée le 29 juin 1964 par un cruel hasard du destin. Ekkehard Jost (« Free Jazz ») indique que le jeu de Coltrane au saxophone a été influencé par Dolphy, (1) « l’usage de tons dont la coloration est souvent réminiscente de ce que joue Dolphy à la clarinette basse » et (2) « l’utilisation de plus grands intervalles, 6èmes et 7èmes. ». Si Dolphy ne créa pas d’école à vrai dire, on retrouve pourtant encore parfois des traces de son style fulgurant au saxophone chez de grosses pointures actuelles tels Anthony Braxton, David Murray, Louis Sclavis, une vitesse et précision d’exécution que certains jazzmen modernes transposèrent quelquefois sur d’autres instruments (souvent à la clarinette voire à la clarinette basse, cf. par exemple Laurent Dehors ou Thomas Savy à la clarinette basse, Lew Tabackin pour la flûte).
À la suite des avancées stylistiques d’Ornette Coleman et d’Eric Dolphy qui faisaient partie de l’avant-garde, à la suite des incursions de Coltrane dans un jazz plus libre, une série de young cats apparut dont le saxophone allait devenir l’un des emblèmes porteurs d’une révolution qui n’était pas simplement musicale mais imprégnée d’un combat social et civique. Frank Kofsky a bien défini l’essence de ce que symbolisait ce nouveau mouvements (cf. « John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s ») : « … les mouvements d’avant-garde actuels en jazz sont une représentation musicale du même vote de défiance par rapport à la civilisation occidentale et au Rêve Américain que nous trouvons dans les œuvres d’intellectuels noirs comme Ossie Sykes et C.E. Wilson – c’est-à-dire que des Noirs d’avant-garde intransigeants, expriment en d’autres mots, par l’intermédiaire de leurs instruments, ce que LeRoi Jones avait si bien dit : « allez-vous faire foutre, vous les Blancs imbéciles ». »
Citons pour mémoire – mais également pour marquer leur importance en jazz – le rôle d’influence libératrice pour la musique que jouèrent des associations de jazzmen ou groupes tels la Jazz Composer’s Guild Association, l’Association/Orchestra for the Advancement of Creative Musicians, l’Art Ensemble of Chicago (comprenant les remarquables saxophonistes Roscoe Mitchell et Joseph Jarman, cf. par exemple les disques emblématiques « A Jackson in Your House & The Spiritual » datant de juin 1969, « Message to Our Folks » d’août 1969), ainsi que les différentes moutures de groupes de Sun Ra, dans lesquels jouèrent parfois des saxophonistes de premier plan (John Gilmore pour son influence sur Coltrane, notamment).
Toutefois, n’oublions pas qu’à côté de cette mouvance radicale naissante, revendicatrice, bruyante et pas très politiquement ni artistiquement correcte, qui s’installe peu à peu sur les scènes, dans les clubs, sur les ondes et même dans les antres de majors de l’industrie du disque, il y eut durant les années 50 et 60 des saxophonistes de talent, créatifs qui, sans faire école ou engendrer des vagues d’émules, jouaient ce genre de solide jazz que nous aimons tant : rythmé, inventif, orthodoxe et qu’on peut encore écouter à l’heure actuelle sans s’ennuyer ou s’en lasser. Citons pêle-mêle James Moody, Lucky Thompson, Eddie Lockjaw Davis, Yussef Lateef, Wardell Gray, Stanley Turrentine, Joe Henderson (qui allait devenir un fameux power de ténor par la suite), Roland Kirk, Sahib Shihab, l’inusable Johnny Griffin, le fidèle compagnon de Monk Charlie Rouse, l’autre fidèle de Dave Brubeck Paul Desmond, Pepper Adams, Arthur Blythe, Clifford Jordan, Lew Tabackin, Frank Foster, Oliver Nelson, Cecil Payne et l’incontournable et inusable Gerry Mulligan, sans compter Jimmy Giuffre, Sam Rivers, James Spaulding, George Coleman, Sonny Fortune, ainsi que tous les altistes disciples de Parker qui continuèrent à jouer durant ces années tout comme tous les ténors disciples de Hawkins, ainsi que les infatigables Al Cohn et Zoot Sims, disciples du Prez. Toutefois, pour la plupart excellents saxophonistes, l’histoire ne retint pas leur apport en tant que créateurs d’écoles ou de style comme elle le fit pour Bechet, Hawkins, Young, Parker, Rollins, Getz, Coltrane.
Pour revenir à l’avant, garde, le ténor Archie Shepp, emprunta sa sonorité aux ténors virils et, hormis quelques tentatives prématurées qui n’eurent pas de retentissement à l’époque (participation à l’enregistrement de « The World of Cecil Taylor » en 1960 et au sein du Shepp/Dixon quartette en 1962) qui le montrèrent certes irrespectueux de l’harmonie mais jouant tout de même avec une sonorité plus ou moins normale, montrant quelques promesses de talent, ce fut au fond Coltrane qui lui donna la chance de se faire connaître d’un public plus large en le recommandant à son propre producteur de disques Bob Thiele. Mais, également en l’invitant à l’enregistrement de « A Love Supreme » (pour « Acknowledgement », version finalement non retenue, du 10 décembre 1964), ainsi que l’enregistrement d’ « Ascension » le 28 juin 1965. Voici ce que j’avais noté dans ma biographie de Coltrane au sujet du solo de Shepp dans la take 2 d’ « Ascension » (finalement retirée et remplacée par la take 1) : « 19:03, Shepp, aisément reconnaissable par ses sons growlés au-delà et en deçà de toutes tonalités occidentales. On entend par conséquent des aboiements, des larmoiements, des gémissements, des sons geignards, plaintifs, éplorés, stressés. Shepp est décidément devenu une grosse pointure en quelques années à peine dans le free jazz. » Et pour la Take 1 : « 19:59, à nouveau collectif suivi par Shepp (21:13) partant avec des sons espacés, growlés, salis. Un solo tout aussi original que celui de Sanders, sauf qu’il joue dans un tout autre idiome, il s’exprime dans des tessitures normales même s’il fait fi des sons tempérés. Son expressionnisme est saisissant et le solo paraît mieux structuré et pensé, même mieux au fond que ceux de Coltrane et Sanders qui jouent surtout sur la saturation sonore, Shepp jouant sur des allongements sonores. La fin de son solo est fabuleuse d’intensité dramatique (23:54/24:09) avec une bête petite phrase infiniment répétée empreinte de notes salies (24:11, collectif). » On connaît la suite de la carrière de Shepp, dont certaines compositions (pensons à « Malcolm, Malcolm » – Semper Malcolm, « Attica », les suites « Yasmina », « a Black Woman » et « Poem for Malcolm », etc.} avaient pour but d’œuvrer pour la cause des Noirs. N’a-t-il d’ailleurs pas expliqué son credo lors d’une interview par LeRoi Jones, parue dans Newsweek « Le musicien nègre est une réflexion du peuple nègre en tant que phénomène social et culturel. » (repris dans les notes liminaires du disque « Fire Music »). Notons que Shepp joue encore toujours actif (2018), maintenant octogénaire.
Simultanément à la notoriété soudaine et méritée de Shepp, deux saxophonistes alto émergèrent, et rapidement, allaient se faire un nom dans l’histoire du free jazz : Marion Brown et John Tchicai. Voici ce que j’écrivais au sujet d’un de leurs tout premiers grands enregistrements, pour le morceau « Ascension » (il s’agit de la version définitive choisie par Trane, Take 1) : « 17:39, collectif suivi à 18:51 par l’intervention de Marion Brown à l’alto, débutant par des traits courts et détachés (sans piano, uniquement avec contrebasses et batterie). L’esprit du solo est ici original par rapport à la véhémence, aux stridences précédentes des deux ténors. Brown cisaille en orfèvre travaillant plus sur les miniatures que sur les vagues déferlantes. 24:11, collectif suivi à 25:08 par le solo de John Tchicai d’un son mat dénué de toute chaleur et au phrasé ici plutôt du genre de celui de Coleman, sauf qu’il pratique des incursions en suraigus/harmoniques. Son solo est toutefois plus animé comme le démontre un passage en harmoniques (26:02/26:09) sous la forme de cris. Par moments, le débit est bien plus saccadé, haché, mais le son de l’alto est peu plaisant, plat, sans relief, un contraste saisissant par rapport à la chaleur de sonorité des trois ténors. » Toutefois, ces deux pointures du free jazz tout comme Mitchell et Jarman, pour intéressantes qu’elles aient été, n’avaient pas créé d’école, elles se situaient dans une mouvance que certains autres avaient déjà explorée avant elles, tandis que Shepp, par exemple, s’en démarqua par le retour à un certain lyrisme et à des formes jazzistiques parfois plus ancrées dans la tradition mais mâtinées d’un modernisme de très bon aloi.
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