John Coltrane ‐ des pas de géant (2/2)
Deuxième partie : analyse et écoute
John Coltrane
Giant Steps
Atlantic
Qu’en est-il de ce morceau qui a suscité tant de commentaires et d’exégèse ? Un morceau court – selon les standards de Coltrane – de quatre minutes quarante-huit secondes en tout, joué sur un tempo casse-cou. Le thème est mélodique, chantant, facile à identifier et même à retenir. Après l’exposé (à 00:26), Coltrane entame son principal solo (de 00:27 à 02:54), ensuite il y a une tentative de solo du pianiste Flanagan – pourtant un superbe pianiste -, qui vire court (02:55 à 03:44); on devine son malaise car à la fin de son intervention, il passe en block chords, puis Coltrane prend le relais durant 25 secondes de solo avant de réexposer le thème (04:36), suivi d’une courte coda (04:37/04:42). Le tout compte 17 chorus d’improvisations, y compris ceux de Flanagan, le 1er chorus de Coltrane comprend 114 notes !
Pour analyser ce solo, il convient d’en distinguer d’une part la retranscription écrite pour, par après, décrire l’effet sonore et émotionnel que produit cette improvisation délirante sur quelqu’un comme moi, qui écoute Coltrane depuis maintenant soixante ans et l’admire.
«Des passages entiers de son solo sont constitués de croches, ce qui fait tout de même près de 10 notes à la seconde sur ce tempo !»
Primo : l’analyse de la retranscription du solo (1)
Des passages entiers de son solo sont constitués de croches, ce qui fait tout de même près de 10 notes à la seconde sur ce tempo ! On a presque l’impression d’examiner une partition de Bach. En plus, ce sont souvent des traits peu aventureux du point de vue de l’harmonie que joue Coltrane. Premier trait du solo, 1ère mesure avant le 1er chorus, sur l’accord de Mib mineur septième (tonalité en Sib pour ténor), il improvise – bêtement – l’arpège de la gamme soit Mib/Solb/Sib/Réb). Sur l’accord de Mi septième, 2e accord de la 1e mesure du thème, il joue Mi/Fa dièse/Sol dièse/Si) soit les 1er, 2e, 3e et 5 degrés de la gamme de mi majeur. Trait qu’il répète à l’identique absolu à la 1e mesure aux chorus 3, 4, 6, 7, 9, 10, 16, 17. Comme l’a souligné Porter, quand on examine la retranscription de ce solo, on s’aperçoit que ce développement par trait des 1er, 2e, 3e et 5e degrés de la gamme revient en abondance et sur toute une série d’accords. Comme par exemples : sur l’accord de ré bémol à la 1ère mesure des chorus 12 et 16; sur l’accord de fa à l’avant-dernière mesure des chorus 11 et 16. Il y a d’autres redites dans ce solo, par exemple, à la 2ème mesure des chorus 16 et 17, il joue sur les accords de la et do 7ème, deux traits descendants de croches à l’identique, soit la aigu/mi moyen/do dièse moyen/la grave et ré moyen/si bémol grave/la grave/sol grave.
Un autre défaut qui transparaît à la simple lecture de la retranscription de ce solo, c’est que Coltrane n’y fait pas tellement preuve de diversité rythmique. Une qualité que Trane avait commencé à développer de plus en plus et de mieux en mieux. L’un des meilleurs exemples en est sans conteste son fabuleux solo dans « Blue Train » qui constitue l’une des réussites majeures de cette période harmonique du jazzman (pour les autres périodes, il y eut le modal et le free avec improvisations sur centres tonals). Dans « Giant Steps » et cela est conditionné par la difficulté harmonique du morceau joué sur un tel tempo ultrarapide, une bonne partie des traits est fondée presque uniquement sur des croches avec, quelquefois, des notes de valeur plus longue, comme un espace de respiration ou point d’arrêt (cf. par exemple la noire et le soupir à la 7e mesure du 1er chorus).
Une caractéristique du style de Coltrane où je le considère inférieur à Parker et au futur Dolphy, c’est qu’ici dans « Giant Steps », tout comme dans nombre de ses solos de cette époque, il n’utilise presque jamais de grands intervalles ou de sauts de tessitures importants. Je qualifie souvent son style de linéaire, sous-entendant par là qu’il joue tout comme on note la musique de Bach, Mozart, lignes ascendantes et/ou descendantes, avec des gradations sans grands intervalles. Et, quand il introduit des variations à ces schémas ascendants ou descendants ordinaires, elles sont minimes. Par exemple, on note souvent deux traits de quatre croches pour une mesure avec une variation minimale : le 1er de 4 notes ascendantes (do/ré/mi/sol par exemple), le 2ième également ascendant démarre un ton plus bas que la dernière note du trait précédent (fa/sol/la/do).
Secundo : l’aspect auditif et émotionnel de ce solo
Il est fabuleux. L’accompagnement de contrebasse de Chambers est déjà phénoménal en soi avec cette sonorité profonde, l’exemple parfait de ce qu’est une walking bass, mais quand on entend Coltrane entamer sur des chapeaux de roue son solo épique, on est sidéré par une telle puissance communicatrice, une telle gaieté conquérante, une telle fabuleuse force d’expression. D’un point de vue purement sonore, c’est étourdissant. Du coup, on en oublie tout ce qu’on a écrit sur la banalité de certains arpèges, la banalité de certains traits répétés à outrance. La sonorité du ténor est éclatante, conquérante, les suraigus sont claironnants, il y a un punch, une énorme vigueur, une vitalité qui s’exprime ici nue et sans apprêts, une espèce de cri primal qui jaillit intact et pur de cet être torturé torturant son instrument, de cet être captif, prisonnier, maintenant libéré et qui exprime sans atermoiements, dans l’urgence, dans l’immédiateté la plus extrême et débridée, ce qu’il a à dire, et ce qu’il a à dire est pressant, ce qu’il a à dire ne souffre aucune attente, aucun délai, ce torrent de notes parfois un peu monotones il faut l’admettre, ce débit accéléré dont les atours sont, il faut bien en convenir, bien plus importants que la substance, ces atours, cette forme un peu rigide mais terriblement décidée et convaincante, sont, en définitive, la manifestation d’une sensibilité artistique à fleur de peau, l’expression d’un magma incandescent qui devait exploser ce jour-là, qui nous brûle le sens auditif, nous emporte par le cœur et les sens à sa suite, dans une aventure, une odyssée épique peut-être bien sans issue, peut-être même condamnée à court terme, peut-être même n’est-ce là rien d’autre qu’une furia musicale, un dernier baroud d’honneur et, à mesure qu’on progresse dans l’écoute de ce solo et qu’on se sent rivé, envoûté, sidéré, subjugué, et que Coltrane continue à nous marteler l’oreille de son prodigieux torrent sonore et musical, on réalise – même si on a conservé à l’esprit la fadeur et la relative banalité de ces patterns de solo – qu’on assiste à un événement exceptionnel, qu’une page de l’histoire du jazz a simultanément été créée et tournée, une parturition jazzistique où l’enfant s’est présenté mort-né, car après que les dernières notes du morceau ont retenti, on se rend compte que rien ne sera jamais plus pareil dans le domaine des progressions d’accords par tierces prises sur un tempo d’enfer, on se rend compte que l’impossible a été rendu possible en quelque deux minutes cinquante-deux secondes d’une improvisation épique, d’une odyssée qui, malheureusement ou heureusement, aura duré ce que dure quelques instants de la vie d’un éphémère. De petits pas pour l’homme mais des pas de géants pour cette humanité qui nous est chère, celle du monde du jazz.
S’il faut porter un jugement définitif sur « Giant Steps », il convient de dire – avec ou sans cette qualité humaine de connaissance rétrospective qui est la nôtre – que Coltrane avait, avec ce morceau et surtout ce solo éblouissant, atteint un plafond quasiment infranchissable et qu’au fond cette nouvelle voie de la complexité à l’extrême de trames harmoniques (Monk était aussi un champion de ce jeu cérébral, indiquant parfois 5 accords pour une seule mesure !) jouées sur des tempos casse-gueule, était destinée à clore un chapitre de l’histoire du jazz plutôt que de « féconder l’avant-garde » comme l’affirma Gerber ou « sonner l’heure de la révolution en marche » comme l’écrivit un peu naïvement Bussy.
La première partie de cet article a été publiée dans JazzMania le dimanche 19 mars.
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(1) J’ai pour ce faire analysé la retranscription du solo du morceau original qu’on trouve dans « John Coltrane solos » par Carl Coan, éd. Hal Leonard