Mari Boine, intimiste

Mari Boine, intimiste

Mari Boine © Knut Bry

Toujours avec autant d’émotion dans la voix, Mari Boine nous est revenue en 2023 avec un album intimiste auquel le claviériste Bugge Wesseltoft a apporté son toucher délicat. Elle nous en parle et revient aussi sur une carrière loin d’être achevée.

Après que nous soyons présentés, Mari nous déclare en souriant : « Je pourrais peut-être vous dire quelques mots en français. J’ai étudié le français quand j’avais seize ans et j’ai vécu à Paris pendant quatre ans. C’est loin d’être parfait, mais je pense pouvoir comprendre et échanger quelques mots, mais allons-y toujours en anglais ! » (rires)

Il y a ces mots dans la chanson « Miha » : « Dans l’obscurité la plus sombre, dans la douleur la plus profonde, où tout espoir disparaît, je suis née. » Vous l’avez traduite en langage sami. Est-ce que cette chanson rend compte des moments pénibles que vous avez vécus lors de votre jeunesse ?
Mari Boine : Oui, ce n’était pas facile. Mais cette chanson n’a pas été spécialement écrite à mon sujet. Le texte a été écrit il y a un certain temps par un chanteur norvégien, Stian Soli, puis traduit en sami. Il y a un certain temps, un homme accompagné d’une douzaine de femmes est venu au village et ils ont parlé de choses difficiles à entendre, de choses vécues, d’abus sexuels. C’était vraiment des choses dont on ne parlait pas dans notre communauté sami. Mais ma jeunesse fut aussi très dure au vu des conditions très strictes de mon éducation, des restrictions imposées par la pratique du christianisme au sein de la famille.

«Quand une personne comme moi possède la musique en elle, tôt ou tard, cela ressort.»

Et dans ce village perdu dans l’extrême nord de la Norvège, comment vous est venu ce désir de chanter, de jouer et de composer de la musique ?
M.B. : Même s’ils rejetaient les musiques traditionnelles, populaires, mes parents chantaient toujours. Mais c’étaient uniquement des hymnes chrétiens. Donc j’ai grandi de cette façon. Pour moi, c’était naturel de chanter. Et quand une personne comme moi possède la musique en elle, tôt ou tard, cela ressort. Je dois aussi remercier mes deux professeurs de musique qui m’ont appris le solfège et le piano. J’ai eu de la chance de les connaître.

À cette époque, le folk et le rock parvenaient jusqu’à cette contrée reculée ?
M.B. : Bien sûr parce que nous avions la radio ! Nous n’avions pas le droit d’écouter ce genre de programmes, donc nous attendions que les parents soient partis pour le faire en secret ! Ils étaient vraiment très stricts et ne voulaient pas que leurs enfants écoutent ces musiques cyniques !

On peut presque parler de secte à vous entendre…
M.B. : Mmhh… ce n’est pas une secte mais c’est un « mouvement » quand même assez fanatique. On peut parler de piétisme, un mouvement religieux protestant. Écouter ces musiques était dangereux, danser était dangereux. Tout ce qui n’était pas lecture biblique ou chants chrétiens était dangereux.

«Le peuple Sami sait comment il doit fonctionner dans un milieu naturel. C’est notre façon d’être.»

Depuis toujours, vous défendez ardemment la culture samie. Vous récusez d’ailleurs le terme « lapon » qui renvoie selon vous à une forme de colonisation…
M.B. : Depuis toujours, la région de l’extrême Nord s’appelle « sami ». Elle doit le rester. Je pense que la culture samie est une magnifique culture. Une culture fort associée à la nature. Je pense que c’est une des choses essentielles que nous nous devons de préserver maintenant. Notre peuple sait comment il doit fonctionner dans un milieu naturel, comment respecter la nature, c’est dans notre façon d’être. Le monde entier devrait fonctionner de cette manière dès maintenant, car on ne peut pas se permettre de perdre ce combat.

Y aurait-il des revendications pour une sorte d’indépendance ?
M.B. : En effet, certaines choses allaient dans ce sens. Parfois, cela a évolué dans le bon sens, au niveau de l’éducation, le droit à la terre, l’exploitation des ressources. Il y a un challenge qui oppose l’argent aux personnes qui veulent conserver la nature intacte. Mais ceci est également un constat mondial.

Parlons musique! (rires)
M.B. : Tout à fait !

Mari Boine © Knut Bry

Êtes-vous consciente qu’avec cet album « Gula Gula » réédité par Peter Gabriel sur son label Real World, vous nous avez aidés à situer la culture samie sur la carte du monde ? Est-ce que cela a eu un impact par la suite ?
M.B. : C’est évident que quand vous êtes en relation avec Peter Gabriel, qui est quelqu’un de tellement renommé, des ouvertures s’offrent à vous au niveau mondial. C’était une grande opportunité de l’avoir eu à mes côtés.

On a dû vous poser de nombreuses fois la question, mais comment avez-vous rencontré Peter Gabriel ?
M.B. : Je ne l’ai rencontré qu’après que « Gula Gula » soit terminé et publié en Norvège. C’est un journaliste hollandais, je pense, qui aimait tellement l’album qu’il le lui a fait parvenir et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé aussi sur le label Real World avec une distribution internationale. Puis j’ai été invitée à tourner avec le Womad Festival et finalement je me suis retrouvée dans les studios de Gabriel à Bath et c’est là que je l’ai rencontré. C’est un type vraiment bien. Nous avons eu quelques discussions intéressantes.

«Je fais ma musique, elle me vient du cœur. Les classements ne sont pas mon problème.»

Vous n’avez enregistré qu’un seul album pour le label Real World. Or, encore aujourd’hui, on retrouve vos albums dans les rayons « world music » dans les magasins. Considérez-vous que vous faites de la « world music » ?
M.B. : Franchement, je n’accorde pas d’importance au fait d’être catégorisée dans un style plutôt qu’un autre. Je fais ma musique, elle me vient du cœur et les classements ne sont pas mon problème. Beaucoup de gens ne savent pas vraiment ce que c’est la « world », ou n’en ont jamais écouté !

Depuis les années nonante, le rock a occupé une place importante dans votre musique…
M.B. : C’est dû à l’influence exercée par les musiciens qui jouent dans mon groupe. J’ai toujours aimé « rocker » et j’aime mixer différentes choses. Une touche de rock, une touche de pop, un peu de world…

Et voici à présent un « piano / voix » dû, semble-t-il, à la pandémie qui vous a empêchée de travailler avec votre groupe.
M.B. : Oui. Nous avions commencé à travailler sur mon nouvel album avec mon groupe, qui comprend deux nouveaux musiciens. Cet album sortira en 2024. Ce sera aussi un bel album (rires) mais c’était difficile à l’époque d’avancer dans sa réalisation. Je me suis posé la question de savoir ce que j’allais faire. J’en ai conclu que travailler avec seulement un musicien serait beaucoup plus facile, dans l’échange de fichiers également. Je pense aussi que quand tu ne travailles qu’avec un seul instrument tu peux mettre beaucoup plus de nuances dans ta voix.

Bugge Wesseltoft © Diane Cammaert

Ces chansons pour l’album en duo ont-elles été spécialement écrites pour lui ?
M.B. : Certaines, mais c’est vrai que d’autres avaient déjà été enregistrées. Nous les avons réarrangées. Mais j’avais depuis un certain temps cette envie d’un album piano-voix.

Comment s’est fait le choix du pianiste Bugge Wesseltoft ?
M.B. : Tout simplement parce que j’adore sa façon de jouer ! Nous avions déjà joué ensemble il y a un certain temps et il a aussi produit mon album « Eight seasons » (pour info, le titre original est « Gävccu Jakhejuogu » – NDT). Il a récemment publié un album de Noël et c’est le plus beau disque de Noël que je n’aie jamais entendu !

Et pour vous, faire un album de Noël c’est envisageable ?
M.B. : Oui, c’est dans mes projets. Un jour, je le ferai ! Dans quelques années. J’écrirai des chansons en langage sami et je ferai quelques covers ! J’ai grandi avec ces hymnes. (rires)

«Je suis une femme mature, une aînée maintenant. Je n’essaye pas de faire jeune.»

Vous avez enregistré « Amame » avec le pape du Nu Jazz. Mais vous lui avez demandé de s’en tenir au piano… Vous pourriez nous en donner les raisons ?
M.B. : Parce que Bugge est avant tout un excellent pianiste ! Je sais qu’il est renommé pour d’autres choses, mais c’était aussi sa volonté de ne jouer que du piano et de faire ce duo.

Il s’est écoulé une période de cinq ans entre les deux derniers albums. Ne pensez-vous pas que pour une chanteuse c’est une période très longue ?
M.B. : (Rires) Je pense que c’est même plus que cela, six ! Mais je dois vous confier que je suis devenue grand-mère. J’ai deux petits-enfants et j’aime passer beaucoup de temps auprès d’eux ! C’est un travail important ! (rires)

Mari Boine & Bugge Wesseltoft © Knut Bry

Il existe beaucoup d’albums piano / voix (féminine) en jazz. En quoi considérez-vous que le vôtre se démarque du lot de ces albums ?
M.B. : Je n’y connais vraiment pas grand-chose en jazz. Je ne sais pas comment composer un album de jazz ! Je voulais seulement un album qui ressemble à ce que nous avons fait. Je sais que Bugge est un pianiste de jazz et c’était peut-être un challenge pour lui de faire autre chose ! Vous y entendrez peut-être du jazz moi je penche plutôt pour de la musique classique. Et un peu de pop.

Dans votre biographie on parle de « l’album de la maturité », quel est votre avis ?
M.B. : Je suis une femme mature, une aînée maintenant. Je n’essaye pas de « faire jeune ». Cela fait quarante ans que je suis dans la musique et c’est un bonheur pour moi de partager cela avec de jeunes personnes. Je n’aime pas cette société qui semble refuser le fait que nous allons tous vieillir. Qui définit qu’une personne est âgée ? On peut être proche de la septantaine et toujours avoir une âme jeune. Je me sens telle quelle. Pas une personne qui reste assise dans un fauteuil ! Je ne m’imagine pas penser « Maintenant, je suis vieille et je ne peux plus écouter de la musique groovy ! » (rires). C’est un mythe ! On ne deviendra jamais comme cela, parce qu’on a grandi avec le rock et la pop. Regardez Mick Jagger ! Et Patti Smith !

On est tout à fait d’accord ! (rires) Existe-t-il un espoir de vous voir en concert en Belgique ?
M.B. : Nous planifions une tournée européenne pour 2024. J’ai un nouvel agent en Allemagne et il va me trouver des dates. J’ai toujours l’énergie pour le faire ! Que ce soit avec mon groupe ou avec Bugge ! Nous verrons.

Et elle nous quitte sur un « Merci beaucoup » en français !

Merci à Claudy Jalet pour l’aide précieuse et la traduction.

Mari Boine & Bugge Wesseltoft
Amame
By Norse Music

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Yves Tassin