Planète Ntoumos
Depuis nombre d’années, le trompettiste Dominic Ntoumos explore la planète dans tous ses recoins en mélangeant les styles et les genres, allant du jazz électro au rock, ou au drum ‘n bass, en passant par l’ethnojazz, la pop et même le rebetiko qu’il a entendu toute son enfance. Le voici avec « Planète Terre », un projet hybride, sans frontières et très personnel.Chapeau
«Dans le rebetiko, il n’y a pas de trompette. Les Grecs étaient donc très méfiants quand ils me voyaient arriver.»
« Planète Terre », ton dernier album est sorti en début d’année. Avant celui-ci, en 2022, il y a eu « Back To The Roots ». Qu’est-ce qui t’a donné envie de retourner en Grèce et renouer avec tes racines à ce moment-là ?
Dominic Ntoumos : J’y retournais parfois pour voir ma famille. Mais, avant cela, depuis sept ou huit ans maintenant, j’étudie avec Marcel Râmba qui est un maître violoniste roumain, passeur de tradition extraordinaire qui a d’ailleurs créé le Centre de Formation Musicale en Roumanie. Avec lui, je travaille principalement la musique transylvanienne et moldave à Beica de Jos. C’était très intéressant au niveau des ornementations, entre autres. Cela m’a beaucoup aidé à comprendre la communauté rebetiko en Grèce et m’a donné aussi envie de jouer la musique de mes parents, que je ne pratiquais presque jamais. Je l’entendais, je l’écoutais, mais lors de fêtes, quand on me demandait de jouer un morceau, j’étais incapable de le faire. J’ai voulu davantage m’imprégner de cette musique, alors je suis allé de plus en plus souvent en Grèce. Voir la famille, manger les brochettes sur la plage et jammer avec les musiciens locaux. Là-bas, j’ai beaucoup appris avec un maître du rebetiko. Le rebetiko, c’est le bouzouki, la guitare ou le violon, mais il n’y a pas de trompette ! Les Grecs étaient donc très méfiants quand ils me voyaient arriver.
Le rebetiko est une musique qui a longtemps été « presque interdite ». C’est peut-être la raison pour laquelle ils voulaient garder l’esprit initial de la tradition ?
D.N. : Oui. Quand j’allais dans les clubs, on hésitait beaucoup à me laisser jouer. J’ai dû négocier ferme, leur dire qu’à l’heure actuelle, on pouvait peut-être faire évoluer les choses. C’est dans ces endroits que j’ai rencontré les gars qui jouent dans mon projet actuellement. Pour « Back to the Roots», je voulais un véritable joueur de bouzouki, qui avait longtemps roulé sa bosse. J’ai passé un mois à écumer les bars, les restos, les clubs… J’en ai rencontré quelques-uns, mais ils ne voulaient pas jouer dans mon projet. Pourtant, un soir, à Athènes, la veille de mon retour en Belgique, un ami m’entraîne une dernière fois dans un bistro qui allait fermer. C’était un dimanche soir, c’était la zone. Je vois une affiche sur laquelle est écrit qu’il y a des jams le dimanche soir. Pas de bol, ce soir, il n’y avait pas de musiciens. J’ai proposé au patron de jouer quand même, des gens sont arrivés et le bar s’est rempli jusqu’ à six heures du mat’ ! Parmi eux, un gars avec des longs cheveux me regarde bizarrement et me propose de jouer avec moi. Il prend un bouzouki et, dès la première note, il le fait sonner comme personne ! C’était Evangelos. Je lui demande si cela l’intéresse de jouer avec moi. Il était assez réticent, me demande d’où je viens, ce que je suis venu faire ici. J’insiste pour avoir son nom et son adresse. J’apprends alors qu’il a déjà joué avec un de mes oncles, chanteur poète, et qu’il habite non loin du village de mon papa ! Ça aide. Quand je reviens en Grèce, six mois plus tard, je le recontacte par l’entremise de mon père, pour parler technique et ne pas dire trop de bêtises. Je lui explique l’idée et je lui propose de venir en Belgique pour enregistrer, car j’avais trouvé de l’argent pour l’enregistrement. Et il me dit « ok » ! Mais mon père n’était pas convaincu qu’il fasse le déplacement. Ces musiciens-là travaillent et jouent dans les clubs, les bars, et ne signent jamais aucun contrat… Mais Evangelos est venu !
C’était un « pari osé » quand même : tu avais réservé le studio avec le risque qu’il ne vienne pas et, en plus, vous n’aviez rien répété avant !
D.N. : Exactement. En studio, je lui ai expliqué deux ou trois trucs, sans plus. Evangelos joue quand même beaucoup, en Thessalie, avec des « grands » et, sous des dehors d’artiste nonchalant et ingérable, c’est un terrible musicien et un homme de parole !
Comment as-tu géré le répertoire ?
D.N. : On a repris de vieux rebetiko des années vingt qui racontent la vie, les problèmes, les bonheurs, les embrouilles. Le rebetiko, c’est le blues grec, et on ne devient pas « blueseman » du jour au lendemain, c’est un véritable parcours que je ne prétends pas avoir vécu, loin de là. Alors, on a aussi repris « Anastasia », qui figurait sur mon tout premier album en 2001, parce que la structure s’y prêtait bien. C’est une musique pour la danse du ventre qui est partie en électro jazz à l’époque. J’ai repris la composition originale, comme je voulais déjà la faire il y a vingt ans, avec des rythmes grecs ou marocains. Le rebetiko se joue en « 9 », c’est un pattern rythmique qui reste immuable du début à la fin, une sorte de transe, si on veut. Quand on a envoyé certains morceaux en Grèce pour que le chanteur Sotiris Papatragiannis y pose sa voix, ce dernier était un peu perturbé. Il faut dire que l’on avait mélangé les métriques, avec de l’afrobeat nigérien, avec un peu d’électro. Il a finalement trouvé ça juste et intéressant. J’avais alors la légitimité de vrais rebetistes sur des sons plus actuels et personnels.
Avec cet album, pour lequel tu as été récompensé d’un Octave de la musique, as-tu beaucoup tourné ?
D.N. : Quand l’album est sorti, la Covid nous est tombée dessus ! On a fait quelques concerts dans des Centres Culturels vides, pour des captations « live ». C’était surréaliste. J’étais tellement déprimé que je n’ai pas compris tout de suite la valeur de cette récompense. Moi, je voulais jouer dans des salles avec du public.
Tu l’as vécu comment cette période ?
D. N. : J’ai pesté, bien sûr, à cause des annulations, juste au moment où l’album sortait. Mais, d’un autre côté, j’ai pu me recentrer sur moi-même et ma musique. Cela m’a permis aussi de faire un peu le nettoyage autour de moi… Et je me suis dit qu’il fallait préparer la suite. C’est pendant cette période que j’ai imaginé « Planète Terre ».
Dans quel esprit as-tu écrit ce nouvel album ? Quel en est le fil rouge ? Ressentais-tu aussi le besoin de chanter ?
D.N. : Je chantais déjà dans Capital Cult. Ça me fait plaisir, même si je ne suis pas un bon chanteur et si certains n’aiment pas ma voix. Je m’en fous. Bref, j’avais écrit deux ou trois chansons, dont « Pt’it gars » et mon manager a trouvé qu’il y avait du potentiel. C’est un morceau très personnel, différent de ce que je faisais avant. Un style qui penche un peu du côté « gipsy » actuel.
«Planète Terre est un gros mélange de tout ce que je suis.»
C’est vrai qu’on y retrouve un peu de pop à la française et, lointainement peut-être, un peu de Manu Chao aussi…
D.N. : Avec Greg Chainis, qui m’a aidé, on ne voulait pas non plus que ce soit trop marqué. Greg ne devait pas sonner gipsy, ni manouche, ni grec. Il a amené sa griffe. C’est ça qui enrichit l’album. « Planète Terre » est un gros mélange de tout ce que je suis. Ça va du traditionnel au rock en passant par le jazz ou la pop. C’est aussi parce que je me suis entouré de copains qui viennent d’horizons différents, tels que Maxime Zampiéri, Javier Breton et autres. Quant aux paroles, j’ai des idées, des thèmes en tête, des bribes de refrains, mais si tu lis un de mes textes, tu te demanderas si j’ai plus de quinze ans (rires). J’ai demandé alors à des gars qui savaient écrire. Des humoristes aussi, car pendant le confinement et, à la suite du travail que j’ai fait durant quelques années avec Freddy Tougaux, j’ai fait pas mal de Comedy Club pour mélanger humour et musique. Et c’est donc Khalid El Khal qui a coécrit le morceau « P’tit gars » avec moi. C’est sombre et joyeux à la fois. C’est de là que tout est parti.
Comment se sont déroulés l’écriture musicale et les enregistrements ?
D.N. : Je voulais tout faire moi-même, avec des claviers et des samples. Je voulais faire de la prod aussi. Bien sûr, je me suis fait coacher par Xavier Tribolet. Il m’a beaucoup aidé à un moment. C’était une expérience, j’avais besoin de m’exprimer personnellement à tous points de vue. D’autres morceaux ont quand même été produits par le batteur Omar El Barquaoui. Et finalement, c’est Greg Chainis qui a mixé. En fait, je voulais un son urbain, très actuel. Je ne voulais pas de batterie, pas de basse. Un truc minimaliste sur lequel on peut quand même danser et qui s’adresse aussi aux ados.
C’est un public qui semble t’intéresser très fort, qui a plus ou moins l’âge de ton fils…
D.N. : C’est important pour moi. Concernant les ados, j’aime expliquer ma musique. Je prends des beats de Jul ou de certains chanteurs de la scène marseillaise ou du rap, qu’ils écoutent, et je leur fais écouter ma version. J’explique et je montre d’où vient cette musique. Je les reconnecte. Je veux jouer pour les jeunes ados et même aussi pour les plus jeunes. Je mets en avant les valeurs universelles, comme un papa ou une maman le font avec leurs enfants.
Il y a des morceaux uniquement instrumentaux, à la fois jazz hispanisant ou oriental, des chansons en anglais et d’autres en français.
D.N. : Après avoir écrit « P’tit gars », je me suis dit que je devais écrire d’autres chansons en français. Une seule sur un album, cela me semblait bizarre. Alors, j’ai écrit « Athanase » qui est dédié au frère de mon papa, puis il y a « Évidemment », une chanson d’amour un peu raga. Et d’autres, en anglais, comme « Blinding Girl in Anafi » qui parle de l’ambiance qui règne sur l’île lorsque j’y vais pour jouer du rebetiko jusqu’au bout de la nuit sur la plage, ou encore « Leave Behind », dont le titre est assez explicite. Il y a aussi un titre, « Telegraphe », chanté en grec. La moitié de l’album est chanté et tout est dansant.
«La diversité est une force à laquelle je crois.»
Et très diversifié aussi. Tu ne crains pas d’en dérouter certains ?
D.N. : La diversité est une force à laquelle je crois. Je ne suis pas sur un gros label et on ne passera pas massivement mon disque sur les radios, j’imagine. Mais je veux jouer dans cette cour-là, pour ce public-là. La stratégie, pour faire connaître l’album, est de sortir tous les trois mois un titre avec une vidéo et relancer ainsi l’album qui est disponible tant en digital qu’en CD. Je vais voir comment cela va évoluer. Le « business » est devenu assez compliqué et pas mal saturé aussi. Il faut serpenter. Cela mettra du temps, mais ce n’est pas grave. Je prends le temps aussi de répondre aux demandes des « petits médias », entre guillemets, qui existent quand même depuis des années pour la plupart, ce qui veut dire que des personnes les écourtent, les regardent ou les lisent, sinon ils n’existeraient plus. Tout cela correspond bien à ma démarche d’être proche des gens, d’organiser une certaine intimité, d’avoir un rapport franc et honnête avec eux.
La preuve avec les concerts pour les Jeunesses Musicales.
D.N. : Oui, on m’a proposé de refaire les tournées. Ils ont remarqué qu’il y avait une belle connexion entre ma musique et les ados. Comme je l’ai déjà dit, c’est très important, de mon point de vue, d’aller échanger avec les jeunes qui n’écoutent pas nécessairement les mêmes choses que moi ou encore moins ma musique. Et ça fonctionne.
Par rapport aux programmateurs, tu ne te facilites pas la tâche non plus.
D.N. : Je suis comme je suis. Trouver des dates n’est pas simple, car certains organisateurs veulent encore engager « Back To The Roots », et c’est tant mieux, et d’autres sont plus intéressés par « Planète Terre ». Ce sont des propositions un peu différentes et il ne faut pas les confondre. Je dois donc essayer de « regrouper » mes projets par période. Cela me permet alors de faire « Balkan Trafik », avec Manu Chao par exemple, ou le Brosella et, plus tard, l’Opéra Royal de Liège en mode Rebetiko Orchestra. Et puis, j’ai refait un mix, il y a un an, avec Dele Sosimi qui s’appelle « Get up Again» et qui marche pas mal sur YouTube, à mon grand étonnement. Et comme je suis boulimique, je veux aussi revenir à certaines choses que je faisais avant, dans l’esprit électro jazz, j’y travaille déjà avec Maxime Zampieri. L’histoire n’est pas finie.
En concert au Brosella Festival ce samedi 6 juillet.
Dominic Ntoumos
Planète Terre
S4Productions
En partenariat
avec Jazzques !