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Naima Joris : Vertiges des lenteurs
Dans un entretien vérité dont elle détient les secrets, Naima Joris est revenue sur un parcours sinueux qui l’a conduite jusqu’aux portes de cet album « Enjoy the Silence ». Un processus qui nous a inspiré un titre emprunté à Marcel Kanche…
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Naima Joris © Annie Boedt
Démarrons par ton enfance… « Naima » est une ballade de Coltrane que l’on retrouve sur l’album « Giant Steps ». Te voici liée à la musique très tôt dans ta vie…
Naima Joris : Toute petite, je n’avais évidemment pas conscience que ce prénom était lié à la musique de Coltrane… Je ne l’ai découvert que bien plus tard. Je n’ai commencé à m’intéresser au jazz qu’au moment où j’ai débuté mes cours de saxophone à l’école de musique. Je devais alors avoir treize ou quatorze ans. Et pour être plus précise, je voulais en fait jouer du piano, mais ça n’a pas été possible. J’ai choisi le saxophone parce que ma belle-mère en possédait un. A la maison, j’entendais parfois Pierre Vaiana avec son saxophone soprano. J’aimais bien, il avait un son qui se rapprochait un peu de la trompette, l’un de mes instruments de prédilection. J’ai assez rapidement abandonné l’étude de l’instrument. Jouer du Bach avec un saxophone, c’est horrible !
Ton père (Chris Joris, percussionniste) et ton grand-père (Jan Joris, chanteur d’opéra) étaient tous les deux des musiciens professionnels. Quel impact ce milieu-là a-t-il eu sur toi à l’enfance ? Par exemple, comment étais-tu considérée par tes camarades de classe ?
N.J. : Je n’ai pas vécu chez mon père. Il était le père qui me manquait. J’habitais chez ma mère et je voyais mon père tous les deux week-ends et un peu pendant les vacances… J’étais impressionnée par ses percussions. Au point que mon vrai instrument, celui que j’ai appris à jouer, ce sont les congas ! Quand je suis allée vivre en France avec ma mère, je me suis retrouvée sans instrument de musique. Ça me manquait énormément. Je suis persuadée que j’avais un talent pour la musique, mais je n’ai pas eu la possibilité de le développer.
«C’est un malentendu : je ne cherchais pas à devenir une musicienne professionnelle.»
Bien plus tard, ce talent pour la musique ressurgit. Tu es engagée comme choriste, notamment par Raymond Van Het Groenewoud. Pourtant, durant de nombreuses années, tu n’as pas cherché à développer une carrière dans la musique… Par manque de confiance en toi ?
N.J. : C’est un malentendu… Je ne cherchais pas à devenir une musicienne professionnelle. J’ai commencé à chanter un peu avec une guitare sans aucune ambition, ni même celle de monter sur une scène un jour. J’avais vingt-sept ans quand j’ai été engagée par le groupe pop flamand Isbells (un groupe qui a connu un gros succès public en Flandre – NDLR), je suis restée avec eux environ un an et demi. Quant à Raymond, j’ai dû faire une dizaine de concerts avec lui. Pas plus.
Il fallait quand même avoir un bon niveau pour jouer avec des gens comme eux !
N.J. : Mais non, absolument pas ! J’ai tout appris en chantant pour Isbells. Sur scène ! C’était très stressant… Et les gens ne comprenaient pas pourquoi j’étais stressée, pourquoi ce n’était pas agréable pour moi… Je me suis retrouvée du jour au lendemain dans de grandes salles comme l’Ancienne Belgique à devoir accompagner des musiciens qui avaient une expérience de dix ans sur les scènes. C’était hallucinant pour moi ! Je commettais des erreurs de débutante, par exemple, je ne savais pas à quelle distance je devais me tenir du micro… C’est seulement maintenant que je commence à me sentir un peu plus à mon aise.
C’est fort courageux en tous cas… Je pensais qu’il y avait un petit excès d’humilité chez toi…
N.J. : C’est l’inverse (elle insiste…), c’est l’inverse ! Les gens ne comprennent pas ça. Je devrais être fière, souriante… Mais en vérité, ça ne m’intéresse pas de me trouver sur une scène ! C’est comme si on t’offrait un super cadeau dont tout le monde rêverait, mais que toi tu ne souhaiterais pas recevoir. C’est pour cela que je ne suis pas toujours comprise quand je chante sur une scène. Je n’ai pas l’air d’être heureuse… D’être à mon aise. C’est simplement parce que je n’ai pas envie d’y être…
Est-ce qu’avec l’expérience qui vient, tu finis par être un peu plus heureuse face au public ?
N.J. : Disons que je finis par m’y habituer… De là à être heureuse… Ce sont des chansons tristes quand même (elle sourit). Je le fais essentiellement pour le public, pas parce que c’est ma passion. C’est en quelque sorte un service que je lui rends (sourire). Ma vraie passion, c’est la plongée en apnée (elle rit) ! Bien sûr, j’aime écouter de la musique, du jazz, c’est important pour moi. Mais la scène, c’est très différent.
Pour clôturer le chapitre « chemin parcouru », un déclic survient alors que tu as trente-neuf ans et que tu partages sur les réseaux sociaux ta version de « Sodade » de Cesária Evora…
N.J. : En effet, les réactions ont été tellement intenses que j’ai réalisé que ce que je faisais à ce moment-là pouvait plaire au public. Je me suis même demandé pourquoi je ne l’avais pas fait avant. Il est vrai aussi que le timing m’a aidée (nous sommes alors en période de confinement, Naima enregistre sa prestation dans son jardin – NDLR).
«Le fado et la norma sont des styles musicaux qui me conviennent bien. C’est une musique de douleur, une musique de deuil.»
Quand j’ai vu cette vidéo, j’ai trouvé que cette façon que tu as de prendre possession de la chanson de quelqu’un d’autre est vraiment unique… Et voici qu’à présent, tu le fais sur toute la durée d’un album avec « Enjoy the Silence ».
N.J. : J’ai surtout compris que ma voix, avec son timbre, son caractère, fonctionne très bien dans un certain style de musique. Je peux chanter « crooner », mais je ne suis pas par exemple une chanteuse de jazz. Par contre, le fado et la morna (le fado cap-verdien – NDLR) sont des styles musicaux qui me conviennent bien. C’est une musique de douleur, une musique de deuil. A la maison, je chante pour expulser ces émotions-là. C’est comme une thérapie. C’est parfois très difficile chez moi, il y a beaucoup de solitude, beaucoup de chagrin, pas seulement parce que j’ai perdu des proches (la maman de Naima est décédée il y a peu – NDLR). Si je devais raconter tout ce qui s’est passé dans ma vie, tu comprendrais pourquoi j’ai souvent l’air triste… Une question de malchance, ce n’est pas ma faute. Tout ce spleen se retrouve dans ma musique. Elle m’a sauvée, je pense.
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Naima Joris © Annie Boedt
Ces reprises que tu nous offres, ça devient une signature…
N.J. : Il y a la lenteur de l’interprétation… Je souffre de somniphobie, ce qui me plonge souvent dans un état de fatigue important. Tout devient lent chez moi. Je pratique la Pleine Conscience et la méditation selon la tradition bouddhiste zen. Cela me permet de vivre plus lentement et de l’accepter, alors que, dans ma tête, ça va beaucoup plus vite (elle rit).
En choisissant ce titre pour ton album (« Enjoy the Silence », une chanson du groupe Depeche Mode) « profitez du silence », as-tu un message à nous communiquer ?
N.J. : Non, pas du tout. Je ne suis d’abord pas quelqu’un qui souhaite adresser des messages aux gens. C’est plutôt un état d’esprit, c’est naturel. Mais je ne suis pas une prêcheuse, je n’aime pas parler à la place des gens ! Je pense pour ma part que tout va trop vite, qu’il y a trop de stimulations, trop de consommation. Mais ça, tout le monde le sait déjà, je ne fais que partager cette idée-là avec ceux qui en sont conscients. Certains d’entre nous ont besoin de ralentir, d’autres ont besoin de silence. « Enjoy the Silence » s’inscrit dans ce sens-là : « profitez-en, voici pour ceux qui en ont besoin… comme moi ! ».
Ce choix s’est donc fait parce que tu aimes cette chanson.
N.J. : Le texte est très beau, j’y suis très sensible. J’ai ralenti la chanson afin d’en dégager davantage le texte, faire en sorte que tout le monde puisse le comprendre. J’utilise un peu le même processus avec « Where the Flamingos Fly » de Gil Evans. J’en ai fait une version dramatique, au moment où ma mère était gravement malade.
Tu as aussi participé au projet « Remembered for a While », un hommage à Nick Drake dont tu reprends « From the Morning ». Est-ce que la vie de ce chanteur guitariste incroyable, mort dépressif très jeune t’a fascinée ?
N.J. : Le projet a pris forme au moment où ma mère risquait de mourir. Ce qu’elle a fini par faire. J’ai donc pris des distances par rapport à lui. J’ai participé en tant qu’invitée pour un titre.
«La chanson de Nick Drake nous permet de penser que quand on meurt, on ne disparait pas totalement.»
Ce titre, c’est la toute dernière chanson publiée de son vivant. Une lueur d’espoir pour lui, avec cette phrase « Now we rise and we are everywhere » (« maintenant nous nous levons et nous sommes partout ») que ses parents ont utilisée pour l’épitaphe qui se trouve sur sa tombe…
N.J. : Je ne savais rien de tout ça. Qu’il était dépressif, qu’il s’était suicidé. A nouveau, c’est le texte qui m’a marquée. Cette chanson me renvoie à la simplicité de la vie, à mon interprétation de ce que peut être le bonheur. Le texte de Nick Drake nous permet de penser que, quand on meurt, on ne disparaît pas totalement. Tu peux ressentir la présence d’un être proche disparu dans le vent, dans l’air… « We are everywhere » …
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Naima Joris & Vitja Pauwels © D.R. / Busker
Tu as dit un jour : « J’ai surtout enregistré des reprises parce que je pense que mes chansons ne sont pas assez bonnes. » Est-ce que tu le penses vraiment ?
N.J. : Oui, bien sûr ! Jouer d’un instrument, chanter, c’est une chose. Avec de l’entraînement, tu peux y arriver. J’ai un bon rythme parce que je me suis longuement entraînée avec mes congas. Mais composer, c’est tout autre chose ! Je ne me suis pas assez entraînée pour écrire des chansons. Je suis fière de « My Home », beaucoup moins d’autres chansons qui n’auraient peut-être pas dû être publiées…
Autre projet : « Saudade » avec le Brussels Jazz Orchestra et une contradiction. L’idée de combiner une chanteuse discrète, intimiste, avec un orchestre de dix-sept musiciens. Ça doit forcément changer des atmosphères que vous tissez à deux avec le guitariste Vitja Pauwels pour l’enregistrement et la tournée de « Enjoy the Silence » …
N.J. : (elle rit) C’est clair que ma voix et mon style se prêtent mieux à de très petits ensembles, deux ou trois personnes. Avec le big band, il y a un effet crooner et honnêtement, je n’ai pas la technique d’une chanteuse de jazz, c’est certain. Néanmoins, ça marche très bien pour certaines chansons, c’est même très beau à entendre. Bref, j’ai dû m’adapter. Je suis l’invitée, c’est un projet du Brussels Jazz Orchestra…
Il y aura un album publié en 2025 ?
N.J. : Oui, début mars en principe, soit quelques semaines après la parution de « Enjoy the Silence » … C’est un peu dommage que ça sorte simultanément.
Brussels Jazz Orchestra & Naima Joris : Saudade (BJO Records)
Brussels Jazz Orchestra & Naima Joris en concert : Ostende le 4 mars, Vilvoorde le 9 mars, Gand le 21 mars et Turnhout le 22 mars.
Naima Joris & Vitja Pauwels en concert : Lessines le 6 mars, Leuven Jazz le 16 mars et Termonde le 3 mai.
Naima Joris
Enjoy the Silence
PIAS