David Linx, jazz & beyond

David Linx, jazz & beyond

David Linx, jazz & beyond !

En février 2018 est paru “7000 Miles” (Sound Surveyor Music), vingt-cinquième album crédité au nom de David Linx. Trente ans se sont écoulés depuis la parution de son premier album, “Hungry Voices” (Miracle/Polygram), paru en 1988. Avant cela, dès 1983, il participe à de nombreux enregistrements, notamment en tant que batteur, aux côtés de noms tels que Deborah Brown, Slide Hampton, Horace Parlan, mais également, du côté belge, Erik Vermeulen, Jean-Louis Rassinfosse ou encore Pierre Van Dormael. En 1986, il enregistre “A Lover’s Question” au côté de son mentor James Baldwin, avec, entre autres, Pierre Van Dormael, Toots Thielemans et Steve Coleman. L’album paraît en 1991 (Crépuscule/Pias). Au total, trente cinq ans de carrière, vingt cinq albums à son nom, et bien davantage de collaborations, qui l’ont installé comme une des voix les plus reconnaissables du jazz de ces dernières décennies. Il a notamment reçu le grand prix de l’Académie Charles Cros pour son album “One Heart, Three Voices” (E-Motiv Records), et le prix Bobby Jasper du musicien européen. Nous nous retrouvons non loin de la Bourse, à une table d’un Pain Quotidien, pour discuter de son parcours, de son dernier album, de la musique et du monde dans lequel nous vivons.

Propos recueillis par Kenzo Nera

Si vous deviez vous présenter à des gens qui ne vous connaîtraient pas, aimeriez vous dire quelque chose en particulier ?

David Linx : Non… On peut dire tellement de choses soi-même, c’est vite prétentieux. Il faut que les gens fassent comme au bon vieux temps : qu’ils aillent à la rencontre de la musique ! Nous vivons à une époque où il suffit de taper un nom sur l’internet, et on a accès à tout ce qu’on veut.

En trente cinq ans de carrière musicale, comment échappe-t-on à la routine ?

Je n’aime pas le mot de « carrière », il représente trop souvent l’emblème d’une réussite… Disons qu’au fil des années, on construit une structure qui permet de faire perdurer sa passion, et de continuer à en vivre. Mais revenons à la question : si tu veux rester actif dans ce métier, tu as intérêt à ne pas être sur pilote automatique. Pour moi, il n’y a pas de routine possible. D’autant qu’avec Diederik (ndlr : Diederik Wissels, pianiste belge et collaborateur de longue date de David Linx), quand nous avons commencé, nous n’avions pas beaucoup de modèles européens auxquels nous référer. Nous voulions proposer quelque chose d’autre, rendre hommage à la tradition, la perpétuer tout en y ajoutant quelque chose de neuf, de différent. A l’époque, notre musique a fait polémique. Les critiques pouvaient être très durs. Nous ne sonnions pas assez américain. Mais ce n’était pas grave, car nous faisions quelque chose d’important pour nous. C’était, vraiment, la poursuite d’un rêve. Difficile d’être dans la routine dans ce genre de contexte ! Cependant, quand je monte sur scène, je me sens à la maison. L’expérience et l’assurance sont là, mais ce n’est pas de la routine. Chaque soir, il faut recréer l’alchimie entre nous et avec le public qui s’est déplacé pour nous voir. C’est des énergies qu’il faut réunir, un effort à renouveler à chaque concert.

Comment entretient-on une fraîcheur dans la démarche créative ?

Il n’y a pas que la musique dans la vie. Il faut aussi vivre ! Je pense qu’en tant qu’artiste, il faut être un reflet de son époque, développer un regard sur le monde. Cela ne veut pas dire qu’il faut parler de politique ; mais nous sommes le produit d’un contexte, et en cela, notre travail comporte une dimension politique. Je crois qu’il est important de s’instruire, réfléchir au monde dans lequel nous vivons, pour développer un certain regard. Actuellement, je vois le business prendre le dessus dans le monde du jazz, et je ressens une nostalgie pour l’époque où on pensait moins à la réussite. Mais le problème avec la nostalgie c’est également qu’elle essaie de recréer quelque chose qui n’existe plus, surtout parmi les chanteurs… Mais ce n’est pas la faute des artistes : il y a des tentations, des pièges, car le chant, c’est ce qui fait vendre en jazz.

Sur votre dernier album, vous jouez en quartet, accompagné d’André Ceccarelli à la batterie, Pierre Alain Goualch au piano et au Fender Rhodes, et Diego Imbert à la contrebasse. Pourriez-vous dire quelques mots sur cette belle équipe ?

C’est le groupe avec lequel j’ai tourné ces dernières années avec le projet « à NousGaro » (Just Looking Productions/Harmonia Mundi, 2013). A l’origine, ils jouaient déjà ensemble, et m’ont invité pour enregistrer avec eux quelques morceaux sur « le coq et la pendule : un célébration de Claude Nougaro » (Plus Loin Music/Harmonia Mundi, 2009). Ce groupe joue tellement bien, il fallait enregistrer un autre album avec eux !

Qu’en est-il du choix du répertoire ? Comment ce dernier s’est-il construit ?

Quand il y a un chanteur dans un projet, c’est généralement lui qui gère la dramaturgie finale. Sur cet album, le choix du répertoire s’est fait naturellement. 7000 Miles, c’est une reprise d’un morceau écrit par Ryuichi Sakamoto pour le film Babel (ndlr : le morceau original s’intitule Bibo No Aozora), sur lequel j’ai écrit des paroles. Il y a aussi une composition de Diego Imbert, From One Family to Another, une composition de Pierre-Alain Goualch, America sur lesquelles j’ai mis des paroles, et plusieurs morceaux à moi : Distorsions, Out On A Limb (bonus track), The Promise of You, écrit en  collaboration avec Ivan Lins, et A Fool to Never Know écrit avec Daniel Goyone. Il y a également le Night and Day de Cole Porter arrangé par Pierre-Alain Goualch, une reprise du très célèbre Sitting on the dock of the Bay d’Otis Redding, arrangé par André Ceccarelli – c’était amusant de s’attaquer à une pièce aussi connue – et un morceau de Rufus Wainwright, Poses, qui ouvre l’album.

Des clés à donner à l’auditeur pour écouter cet album ? Un esprit que vous lui associez ?

7000 Miles parle du fait que chacun d’entre nous peut-être physiquement très éloigné de choses auxquelles nous sommes intimement liés sans forcément le savoir. Cela est vrai à toutes sortes de niveaux. Dans le film Babel, Cate Blanchett, Américaine en voyage au Maroc, est blessée par une arme qui a été vendu à un jeune homme par un voyageur japonais. Par ailleurs, en tant que musicien, le voyage fait partie de notre existence, on apprend à vivre avec une certaine solitude. Pourtant, nous sommes toujours liés à ceux que l’on aime. Enfin, nous sommes liés politiquement à ce qui se passe à 7000 miles à l’Ouest, en Amérique, et 7000 miles à l’Est, en Asie…

Du coup, comme clé d’écoute, je pourrais dire « l’esprit du voyage »… mais c’est fort cliché, et puis, le terme « voyage » ne veut pas dire grand-chose. En fait, je n’ai pas de consigne à donner sur la manière d’écouter cet album. Ce que je conseillerais peut-être, c’est d’être attentif aux paroles. Dans le jazz, on y fait rarement attention, les paroles sont presque perçues comme une excuse pour la mélodie. Mais pour moi, et pour tous les grands interprètes, les paroles sont primordiales. Les francophones font comme si l’Anglais était une langue sans contenu. Il n’y a rien de plus faux que cela. Les textes en Anglais sont aussi importants que les textes en Français, en Chinois, en Arabe ou en Portugais… En jazz, on a tendance à ne pas y faire attention, mais pour moi, les paroles ont un double, une triple vie. Soit dit au passage : toutes les langues swinguent ! L’idée que certaines langues swinguent davantage que d’autres, c’est faux.

L’auteur afro-américain James Baldwin a été votre mentor. Quelle est l’influence de son travail sur votre musique ?

Vivre chez James Baldwin, ainsi que chez Kenny Clarke, c’était une université, c’est bien plus qu’un apport à la musique. C’était être au cœur de la culture afro-américaine. J’ai rencontré Toni Morrison, Miles Davis… C’était, tous les jours, des grandes leçons de vie. Et beaucoup de joie. Ma culture, au final, est de ce fait davantage afro-américaine qu’européenne. James Baldwin m’a influencé bien au delà de la musique. L’homme était d’une telle universalité… On l’a toujours associé à la question de la couleur, mais il était au dessus de cela. Toute sa vie, il a été considéré comme figure des droits civiques, mais pour lui,  il n’était pas question d’opposer les Noirs aux Blancs. Cela paraît simple à dire, mais c’était un combat général, contre la connerie humaine.

A vos yeux, où en est ce combat aujourd’hui ?

La question raciale n’est pas réglée, le racisme continue sous une forme différente. Puisque le racisme a été évacué des lois, il persiste dans le mythe, ce qui rend le problème beaucoup plus pernicieux. Les jeunes, aujourd’hui, s’instruisent et lisent de moins en moins. On pense être dans l’ouverture, mais on retombe dans les stéréotypes. On se félicite de la victoire d’Usain Bolt aux Jeux Olympiques, mais en même temps, on dit que c’est normal parce que « les Noirs, ils courent vite ; leurs muscles sont faits différemment »… On oublie la persévérance, le travail derrière la performance, et on perpétue le cliché. Les jeunes aiment le funk, les « musiques noires », parce que c’est rythmé, parce que « les Noirs ont ça dans la peau », mais ne s’intéressent pas à la peinture de Basquiat. Dès qu’on sort de ces étiquettes, c’est beaucoup plus difficile pour les artistes. Et les maisons de disque participent à perpétuer ces stéréotypes qui mettent les musiques dans des cases liées à la couleur de peau des musiciens.

J’ai l’impression que nous sommes à nouveau dans un climat d’avant-guerre. Ces cataclysmes sont toujours précédés par une sorte de descente aux enfers morale, qui prend sa source dans une grande ignorance. Le trumpism n’a pas commencé avec Donald Trump. Le trumpism, c’est le résultat  de cette arrogance qui découle du manque d’analyse depuis es siècles. Les gens perdent la possibilité même de se former une opinion raisonnée, et reviennent à l’instinct pur. Le problème du racisme ne peut être vraiment résolu que par ceux qui le perpétuent. Mais pour cela, il faut accepter son passé, et refuser de se référer aux poncifs. Ce n’est pas possible sans éducation.

On entend souvent dire du jazz qu’il s’agit d’une musique cérébrale. Que pensez-vous de cette idée reçue ?

La culture n’est pas vraiment à la mode aujourd’hui. Ca veut dire quoi, « cérébral » ? Doit-on tous se mettre au niveau des romans de gare, et lire des livres du niveau de Reader’s Digest ? Ce qu’on voudrait, c’est avoir directement une réponse à nos instincts. Mais qu’est-ce que c’est, les instincts ?  C’est dire « le nègre, il a ça dans la peau » ? Et quand James Baldwin essaye d’expliquer que les clichés raciaux sont des mensonges, est-il cérébral ? Dans une société où on n’apprend plus aux gens à se former une opinion, à réfléchir et synthétiser leurs expériences, tout, finalement, devient cérébral. Pourquoi le jazz a cette réputation ? Parce qu’il n’est pas médiatisé. En général, les gens qui se rendent à un concert de jazz pour la première fois apprécient ce qu’ils entendent. Ils sont surpris, parce qu’en réalité, ils ne savent pas ce que c’est que le jazz. Le cliché du jazz comme musique hermétique, il est véhiculé dans les médias, et c’est clair que dans le monde de la variété, on déteste le jazz. A un point tel que c’est suspect. Je crois que beaucoup de gens dans ce monde ont échoué dans le jazz.

Aujourd’hui, les gens veulent que tout soit amené à eux. La curiosité est amoindrie par l’internet, alors que c’est un outil formidable pour aller vers les choses ! Avant l’internet, je recevais des lettres de fans de Cuba qui avaient réussi à se procurer mes disques qui pourtant ne se vendaient pas là-bas. Aujourd’hui, tout est tellement accessible qu’on ne va pas toujours chercher les choses…

Avez-vous une œuvre, roman, disque, … à conseiller ?

Le roman The Ministry of Utmost Happiness, d’Arundhati Roy, un bijou de littérature. On peut faire un parallèle entre ce livre et The Temple of My Familiar d’Alice Walker.

Un jeune artiste belge à suivre ?

David Linx : Oh, il y en a plein… Si je dois choisir, je dirais peut-être les pianistes Hendrik Lasure et Nina Kortekaas, les vocalistes Emily Allison (belge d’adoption), François Vaiana…

Un conseil pour les jeunes musiciens ?

Lire, s’instruire. Il faut connaître et comprendre sa place dans le monde. Sans cela, on ne peut pas développer un regard dans son art. Il y a énormément d’excellents musiciens actuellement, on vit à une époque formidable à ce niveau. Cependant, ce qu’il manque peut-être chez les jeunes musiciens, c’est peut-être un regard singulier sur le monde qui vient avec des prises de position.