De Beren Gieren : conversation fleuve au fil de l’eau
Mea-culpa pour le retard ! Cette conversation s’est tenue lors du festival « Jazz au fil de l’eau », le dernier dimanche du mois d’août ! Un entretien à bâtons rompus, réalisé autour d’une table chargée de mousses abbatiales. Le trio sortait de scène et venait de connaître une ovation rare. Puisse cet entretien lui permettre de reprendre le chemin des scènes, ailleurs qu’aux Pays-Bas et en Flandre…
On ne va pas faire une interview traditionnelle…
Simon Segers : Ah, d’accord : c’est nous qui allons vous poser des questions ! (rire général)
Mais non ! On va faire une interview improvisée, comme votre musique ! Discutons de musique… Si je peux commencer par un coup de gueule… Y’en a marre de tous ces trios piano / basse / batterie. Il y’en a trop et ils font tous la même chose !
(les trois musiciens demeurent stupéfaits, un peu gênés)…
Meuh non ! C’est une blague… Oui, il y a beaucoup de trios piano / basse / batterie, mais le vôtre est très différents des autres !
Fulco Ottervanger (rassuré) : Ah… cool !
Comment faites-vous pour arriver à vous différencier des autres trios « classiques » ?
F.O. : D’abord, on joue ensemble depuis très longtemps… Une douzaine d’années !
S.S. : Ça aide !
F.O. : Et on écoute rarement ce que d’autres trios piano / basse / batterie font…
S.S. : Ça aide aussi ! (rire général).
Lieven Van Pée : On joue tous dans des groupes très différents… Les influences sont multiples mais moins marquées sur une musique en particulier. Mais oui, on fait du jazz.
«Notre trio, c’est trois personnalités qui forment De Beren Gieren. Qu’importent les instruments en fait.» Simon Segers
Quand j’écoute votre musique, je pense néanmoins au groupe E.S.T. qui a révolutionné le trio en lui apportant notamment une petite touche électronique.
S.S. : Oui, c’est vrai… Mais les trios varient… Certains se contentent de rejouer des standards. Nous pas. Notre trio, c’est trois personnalités qui forment De Beren Gieren… Qu’importent les instruments en fait. (les deux autres approuvent) Si j’étais guitariste ou si Lieven était saxophoniste, je pense que notre musique resterait la même… Ce n’est pas important : nous faisons du Beren Gieren !
F.O. : On n’a pas démarré tout de suite comme ça… Notre musique a évolué.
Quand avez-vous pris conscience que votre musique allait prendre une trajectoire différente ?
S.S. : Dès le départ, nous savions que les compositions de Fulco se démarquaient de ce qu’on a l’habitude d’entendre, notamment sous cette formule-là…
Nous vous avons vus à Molenbeek il y a une semaine (à l’occasion d’un mini-festival qui réunissait les groupes / musiciens qui font partie de la structure Aubergine)… Le répertoire était le même, mais il n’y avait pas cet échange avec le public. Est-ce aussi votre ressenti ?
(ils approuvent tous)
F.O. : C’est un constat général au niveau de l’accueil du public… A Bruxelles notamment, c’est un peu plus froid…
S.S. : En plus, nous ouvrions le festival. C’est jamais évident. Tout le monde n’est pas encore arrivé, l’atmosphère est différente.
J’entends souvent les groupes flamands parler d’un accueil chaleureux en Wallonie (et d’ailleurs pas qu’à Liège…)
O.F. : Oui, c’est évident : l’accueil est plus chaud…
S.S. : Aujourd’hui, nous avons joué ce nouveau répertoire en public pour la troisième fois (l’interview a lieu peu de temps avant la sortie officielle de « Less Is Endless » – NDLR). La pression commence tout doucement à retomber… Nous somme plus détendus pour jouer. Notre premier concert avec ce répertoire n’était pas bon du tout… Mais c’est un peu normal.
O.F. : C’est tout à fait différent de jouer un nouveau répertoire en répétition ou en public.
J’ai ressenti que vous jouiez avec « un supplément d’âme »… Grâce à la réaction du public dès la fin du premier titre… Comme si, à chaque morceau, vous souhaitiez lui donner un peu plus…
S.S. : Oui, c’est un peu ça. Dans ces conditions-là, on tente de faire des choses un peu différentes, on joue « relax ».
O.F. : Pourtant, j’avais un peu peur. Car nous devions jouer après Laniakea dont le concert était assez long et parfois un peu hermétique.
S.S. : Exactement ! C’était un très bon concert, mais qui peut être un peu fatigant pour le public. C’est pour cela que nous avons démarré notre set par deux « vrais » morceaux, presque « pop », avant de poursuivre avec des titres plus complexes.
O.F. : Les spectateurs ont eu deux concerts en deux heures… C’est quand même beaucoup…
«On joue juste pour le plaisir… C’est déjà un message. Quel message voudrais-tu qu’on fasse passer ?» Simon Segers
De Beren Gieren n’ont pas de message à communiquer… Vous jouez juste pour le plaisir de faire de la musique…
S.S. : C’est déjà un message ! Quel message voudrais-tu qu’on fasse passer ?
Je sais pas moi… Il y en a qui le font… Prends Echoes of Zoo… Nathan Daems fait passer un message…
L.V.P. (qui fait aussi partie de Echoes of Zoo) rigole…
La défense des animaux… c’est un message politique !
L.V.P. : Ah oui… c’est vrai. Je ne voyais pas les choses sous cet angle-là. Mais en effet, Nathan fait passer un message par la musique de Echoes of Zoo… Il n’y a pas ça dans De Beren Gieren.
S.S. : Non, nous nous concentrons sur la musique… C’est le centre de notre préoccupation.
Ceci-dit, il est aussi question d’animaux chez vous… Ne fut-ce le nom du groupe… (« l’Ours Vantour »)
F.O. : Oui, notre musique parle de la nature…
Un retour aux sources ?
F.O. : Non, plutôt un retour au silence…
«Dans un son, tu as plein d’informations… « Less Is Endless », c’est la recherche d’un espace potentiel, sans limites, pour improviser.» Simon Segers
D’où le titre du disque ? Qui fait référence au minimalisme du son ?
F.O. : Ou le maximalisme de la nature. Comme quand tu prends un microscope et que tu vois toute la vie qui existe sur un millimètre carré !
S.S. : C’est un peu ce qui se passe dans la musique. Dans un son, tu as plein d’informations. « Less Is Endless », c’est la recherche d’un espace potentiel plus grand pour improviser. Un espace sans limite, qui te permet de démarrer modestement et de grandir au fur et à mesure…
Quel est le rapport avec un titre comme « Guggenheim House » ?
L.V.P. : Justement, c’est un espace silencieux que nous avons visité lors d’une tournée que nous faisions au Japon.
Vous allez quand même jouer très loin ! Le Maroc aussi ?
S.S. : Oui, nous sommes aussi allés là-bas !
Grâce à votre agence de booking ?
S.S. : Je sais pas… J’ignore comment ça marche (il rit)… Mais c’est plutôt bien !
Et la réception du public au Japon ?
F.O. : Elle était bonne !
S.S. : Selon les endroits, il y avait quelques différences. C’est une culture particulière. Les gens sont extrêmement posés et polis… Ils sont réservés. Vraiment bizarre. Et à d’autres moments, quand ils apprécient vraiment, ils peuvent exploser d’enthousiasme.
Etait-ce votre but, à tous les trois, d’être musicien et d’aller jouer votre musique un peu partout sur la planète ?
Ensemble : Oui oui…
S.S. : Peut-être pas « être musicien »… Mais jouer dans Beren Gieren, sans doute !
Le métier a changé… On ne vent plus de disques, il faut trouver des dates, des subsides…
S.S. : C’est pas un problème pour moi. Je n’ai jamais joué dans un groupe qui vend beaucoup de disques…
Quel est le tirage de « Less Is Endless » ?
S.S. : Je pense que c’est 800 vinyles et 1.500 CD…
F.O. : C’est beaucoup en fait. C’est un tirage que notre maison de disques anticipe en fonction des ventes précédentes.
S.S. : Un CD au pressage, ça ne coûte rien. Si dans quelques années il est épuisé, ils feront un re-pressage sans frais. Le vinyle, c’est autre chose…
La question est politique, mais on sait que la NVA vient de supprimer une partie importante des subsides qui financent des projets comme le vôtre. Comment vivez-vous cela ?
(long silence)
F.O. : Ils font fait la même chose aux Pays-Bas…
S.S. : Bien sûr qu’on a besoin de subsides. Pour construire les salles notamment. La NVA sait que nous avons nous aussi une voix pour le vote. Et elle sait qu’en règle générale, les artistes ne votent pas NVA…
«Le système de subsidiation me dérange un peu. C’est bien de pouvoir en bénéficier, mais on doit aussi être capable de s’en passer.» Simon Segers
C’est clair que la VRT ou les groupes de jazz flamands ne sont pas les structures où l’on rencontre le plus de séparatistes…
S.S. : D’un autre côté, je trouve que le modèle de subvention pourrait être amélioré. Il y a des structures qui prennent beaucoup d’argent sans en avoir nécessairement besoin. Ce système me dérange un peu… On ne doit pas non plus dépendre du subside. C’est bien de pouvoir en bénéficier, mais on doit aussi être capable de fonctionner sans… Sinon, quand il n’existe plus, on fait quoi ? Il y a aussi des subsides qui financent des salles qui ne pourraient pas payer notre cachet sans cela. C’est nécessaire : tout travail mérite salaire.
On vient de connaître des crises graves (sanitaire et les inondations en plus en Wallonie)… beaucoup d’argent a été dépensé.
F.O. : Ce qui prouve qu’il y a de l’argent…
S.S. : La crise financière de 2008 était peut-être plus grave encore.
F.O. : Oui, de l’argent, il y en a encore beaucoup…
On parle beaucoup trop d’argent à mon goût… et pas assez de musique en ce moment…
(rire général)
«J’aurais aimé connaître Charlie Parker. Comprendre qui il était pour jouer aussi bien.» Lieven Van Pée
Rêvons un peu : vous pouvez inviter un musicien pour un concert ou un enregistrement. Ce serait qui ?
F.O. : Ce serait Fred Frith. Avec ma copine, on a flashé sur « Step Across The Border », le film qui a fait connaître Fred Frith à un plus large public…
Tu prends un guitariste… Je pensais que tu aurais pris un souffleur…
F.O. : Mais non, nous sommes Beren Gieren… C’est une personnalité que nous prenons. Pas un instrument (il rit).
L.V.P. : Il peut être mort ? J’aurais aimé connaître Charlie Parker. Comprendre qui il était pour jouer aussi bien… Il y en a eu d’autres… Mais il a tellement innové !
(les noms commencent à fuser… Django, Hendrix, beaucoup de guitaristes)
«On peut jouer « free », avec beaucoup de libertés, mais il faut toujours qu’un de nous trois garde le tempo ou la mélodie.» Fulco Ottervanger
Parmi les commentaires que l’on peut formuler, je trouve que vous êtes toujours à la limite du free… Mais il y a toujours quelque chose qui stabilise votre musique…
F.O. : C’est juste ce que tu dis. Je trouve que l’on peut jouer free, avec beaucoup de libertés, mais à condition que l’un de nous trois garde le tempo ou la mélodie.
S.S. : On en parle beaucoup entre nous. Avant, tout le monde partait en même temps dans l’improvisation. C’est une erreur je trouve.
De ton côté, tu joues assez bien sur les dissonances…
F.O. : Je pense que les dissonances peuvent exister parce que la base reste intacte.
S.S. : Alors que quand nous étions plus jeunes, tout devait aller très vite.
Vous avez capté l’attention des spectateurs dès le premier morceau… Tout en voyageant dans les improvisations.
S.S. : Merci du compliment… C’est exactement notre objectif ! C’est intéressant ce que tu dis parce qu’avant tout, on joue la musique que l’on aime et que l’on voudrait écouter nous-mêmes. Quand tu apprends la musique au Conservatoire, tu aimes jouer ce qui est difficile ou rapide… Mais en vérité, ce n’est pas nécessairement cette musique-là que tu as envie d’entendre quand tu rentres à la maison.
F.O. : C’est ce qui différencie bien souvent la musique « live » de l’écoute d’un disque chez soi. Ce n’est pas la même chose.
S.S. : Parfois, tu retrouves l’intensité du « live » sur certains disques de musique free… Comme « Strings with Evan Parker ». Tu connais ? J’adore ça !
Une tournée en vue ?
F.O. : Oui, il y a quelques dates… Beaucoup en Flandre. Aux Pays-Bas et en France aussi.
S.S. : Ça va s’accélérer… On vit encore une période très spéciale. A cause du COVID, les programmateurs évitent de prévoir les concerts trop longtemps à l’avance. On a quand même une vingtaine de dates. C’est pas mal…
… et rien en Wallonie ! Comment se fait-il que les groupes flamands viennent si rarement en Wallonie ?
L.V.P. : Il y a un bon moment, dix ou quinze ans, il y avait beaucoup plus d’échanges Nord / Sud… Mais ce n’est plus le cas avec les nouveaux groupes. En Wallonie, tout le monde connaît des musiciens comme Bart Maris ou Tuur Florizoone. Mais ce n’est pas le cas pour les musiciens de cette génération-ci.
F.O. : Avec BerraardGeslagen, nous avons joué au Micro festival à Liège. Quelle ambiance ! On n’a plus ça en Flandre. Cette atmosphère un peu sauvage…
S.S. : Est-ce que Mauro Pawlowski est connu ici ? C’est un tout grand en Flandre…
De Beren Gieren en concert : De Roma (Anvers) le 5 février.
De Beren Gieren
Less Is Endless
Sdban