Gent Jazz Festival 2023
On a craint un moment que l’édition 2023 du Gent Jazz (le plus grand festival de jazz de Belgique) n’eût pas lieu. Pour des raisons de mauvaises gestions, les précédents organisateurs avaient été obligés de jeter l’éponge. Heureusement, Greenhouse Talent a repris les rênes et a mis sur pied une affiche très alléchante. En effet, s’ il y a, bien entendu, le crossover habituel de pop, rap, rock ou R&B, de sacrées pointures jazz ont répondu présent (Gregory Porter, Norah Jones, Arooj Aftab, Marcus Miller, Esinam, Dishwasher, MDC III, etc.)
Mais le week-end du 14 et 15 juillet était, de loin, le plus intéressant et surtout le plus « concentré » en jazz. Au programme : Lara Rosseel Orchestra, Lakecia Benjamin, Julian Lage, Branford Marsalis Quartet, Vitja Pauwels, Kahil El’Zabar, The Rhythm Hunters, Alex Koo, Bilal, BJO & Aka Moon, Profound Observer, Harold Lopez-Nussa Quartet, Immanuel Wilkins Quartet et en point d’orgue : Herbie Hancock.
Samedi 14 Juillet
Sur la scène de l’immense chapiteau gantois, la contrebassiste Lara Rosseel ouvrait la journée avec son projet « Ark », soit une grande formation où l’on trouve un quatuor à cordes augmenté d’un hautbois, un quartette de soufflants plus un guitariste, supportés par deux percussionnistes-batteurs. La musique, très sophistiquée et très écrite est très évocatrice, parfois contemplative, mais aussi dense, voire dansante. Lara mélange les influences venues d’Afrique ou d’Orient avec le jazz et la musique de chambre. Les superbes mélodies invitent à la flânerie ou la rêverie. Elles sont aussi superbement exécutées, avec toute la souplesse, la spontanéité et les improvisations que l’on n’attend pas nécessairement d’un tel ensemble. On notera ainsi les belles interventions de Sep François au vibraphone, Jan Van Moer à la trompette éclatante, Joppe Bestevaar virevoltant au sax baryton, Stefan Bracaval à la flûte envoûtante ou encore Eva Debruyne au hautbois, pour n’en citer que quelques-uns. Si Lara ne révolutionne pas le genre (quoique), elle l’emmène vers d’autres rivages et c’est déjà beaucoup. Coup de maître.
La sensation du moment vient des States et s’appelle Lakecia Benjamin. La musique de la saxophoniste est tout en énergie et profondeur. Elle est du genre engagé et le fait savoir. À peine sur scène, elle prend à parti le public et le fait participer. Inspirée des féministes américaines (Aretha Franklin, Toni Morrison, entre autres) elle reprend aussi en parlé-chanté un texte d’Angela Davis (« Amerikkan Skin »). Le jeu au sax est âpre, nerveux, puissant (en droite ligne de Coltrane et Shorter). Les reprises de « Amazing Grace » ou « My Favorite Things », complètement éclaté, sont ébouriffantes ! Elle est poussée, et pousse elle-même une solide rythmique (Enoch Strickland impeccable aux drums, Ivan Taylor à la contrebasse) et le pianiste Zaccai Curtis qui n’hésite pas à prendre des solos fulgurants. Le jazz est parfumé au hip-hop, elle vit avec son temps, au groove funky ou free et de psalmodies modales. Excentrique dans son accoutrement et totalement investie dans ses propos, Lakecia Benjamin a une sacrée présence et ne tient pas en place. Elle tient aussi à désacraliser le star système en terminant son set dans le public et en empruntant même la sortie de chapiteau pour mettre un point final à un show détonnant.
Le Garden Stage
Devant un public éparpillé sur l’herbe, le multi-instrumentiste et guitariste Vitja Pauwels présente son dernier album solo paru chez W.E.R.F. Son univers très personnel et envoûtant est teinté de post rock à la Marc Ribot (avec qui il vient d’ailleurs d’enregistrer un prochain album), de blues ou d’Americana. Parfois au chant, il parsème son set d’effets utiles (à la steel guitare) et use avec intelligence d’une boîte à rythmes. Très belle prestation, un peu trop brève, qui ne demande qu’à être revue.
L’esprit AACM et soul spirit planent sur le jardin. La légende (un peu trop vite oubliée) Kahil El’Zabar – qui a accompagné les grands moments de Pharoah Sanders, Nina Simone, Stevie Wonder ou Archie Shepp – balance un motif qu’il répète à l’infini, comme une prière ou un chant plaintif. On le sent très impliqué derrière sa batterie et ses lunettes noires. Corey Wilkes à la trompette très tortueuse et Alex Harding au sax baryton se collent au leader, tandis que Justin Dillard, affalé sur une chaise, le clavier sur les genoux, joue les lignes de basse de la main gauche et, sur un autre clavier déposé verticalement contre sa jambe, propose des bribes de mélodies de la main droite. C’est hypnotique. Par la suite, Kahil El’Zabar, grelots aux chevilles, passe à l’avant de la scène et entame une autre danse en s’accompagnant au likembé tandis que le sax baryton sinue au travers d’improvisations rythmiques obsédantes. Le rythme est la mélodie ! Étrange et surprenante sensation qui nous replonge au cœur des années militantes du jazz libre.
Retour au chapiteau
Le trio du guitariste Julian Lage est resserré au centre de la grande scène comme pour retrouver une sensation d’intimité qui existe dans sa musique. Avec Jorge Roeder à la contrebasse et le formidable Rudy Royston aux drums, le groupe passe en revue la plupart des morceaux du dernier album, mais ose aussi quelques thèmes du prochain à sortir bientôt. Ainsi, « Serenade » ou « Two and One », en mode blues et folk, n’hésitent pas à s’ouvrir à l’improvisation. Le guitariste semble même poussé dans un jeu plus nerveux que d’habitude par le drumming musclé de Royston. Sans aucune pédale d’effets, Julian Lage démontre toute sa virtuosité et son sens du groove. La contrebasse se fait très mobile et s’insère avec souplesse dans ces improvisations d’une grande élégance. Le trio chauffe la grande salle et donne un bon coup de fouet à un concert de très grande classe.
La tente est remplie pour accueillir Brandford Marsalis et son quartette. Au soprano d’abord, le leader charismatique, en costume trois-pièces, joue l’énergie d’entrée de jeu. Et on saute à pieds joints dans le groove. Le drumming de Justin Faulkner, qui a bien pris la place de Jeff Tain Watts, est puissant et claquant. Le trio est ultra-soudé. Joey Calderazzo (p) et Eric Revis (cb) rivalisent de propositions. Au ténor ensuite, projetant un son gras et puissant, Brandford montre la voix avant de laisser tout l’espace pour que ses amis puissent s’amuser. Et ils en profitent ! À part une ballade sentimentale pour calmer une peu le jeu, le set ne baisse jamais d’intensité et le groupe se donne à fond. Cerise sur le gâteau, en rappel et sur un thème très New Orleans, Terence Blanchard viendra souffler un peu plus sur les braises. Bref, un Brandford Marsalis et ses amis particulièrement en forme.
Dernier passage au jardin
Pour clôturer cette journée bien remplie, Stéphane Galland et ses Rhythm Hunters ne font pas redescendre la température. La musique sophistiquée, voire complexe (on n’en attend pas moins du batteur emblématique d’Aka Moon) est rendue hyper fluide et accessible grâce au talent et à l’implication des jeunes musiciens. La basse de Louise van den Heuvel maintient la barre avec juste assez de souplesse pour laisser vivre le sax de Sylvain Debaisieux et de Shoko Igarashi ou la trompette généreuse de Pierre-Antoine Savoyat. Ça sonne large et puissant, la route n’est jamais en ligne droite et Wajdi Riahi, toujours surprenant, peut s’amuser à disperser des notes bleues ou attaquer très franchement des harmonies. Impressionnant et brillant !
Samedi 15 juillet
C’est une belle averse qui accueille le premier concert de la journée sous les coups de 16 heures. Mais le soleil revient vite sur le site du Bijloke déjà bien rempli. Seul devant son piano, Alex Koo réinvente les thèmes écrits pour son merveilleux album « Etudes for Piano ». Il se balade d’abord du côté des impressionnistes, façon Fauré ou Debussy, avant d’y aller franco avec « All Arms on Deck! » (pas besoin de traduction pour en comprendre l’intention). Le pianiste explore avec fougue l’entièreté du clavier et lui donne des couleurs chaque fois différentes. « Luna Umi » ou « DbREAM » flirtent avec Steve Reich ou Brian Eno, l’esprit est parfois sombre et finit soit par imploser soit par trouver une issue plus optimiste. Avant l’inquiétant « Sonar » qui ponctuera le concert, Koo rend hommage à Ennio Morricone, tout en sifflements, et ajoutera ainsi quelques rayons de soleil à ce passionnant et très beau concert.
Du côté de la Garden Stage, Profound Observer, jeune groupe mené par Vitja Pauwels (eg), Lennert Baerts (ts) et Jesse Dockx (dm) propose une musique plutôt contemplative, qui se développe sur des tempos lents pour laisser la matière sonore emplir l’espace. Le sax plane au-dessus de nappes feutrées de guitare et de feulements de batterie. Joli et délicat moment en apesanteur.
Considéré comme l’étoile montante (ou déjà affirmée ?) d’un genre qui hésite entre soul, R&B et hip hop, Bilal prend la pose. Son groupe balance du gros son qui écrase le chant nasillard du leader. Inspiré autant de Prince que de D’Angelo, ça voudrait danser langoureusement mais… il ne se passe pas grand-chose. Sur disque et sur papier, ça passe, sur scène (en tout cas ce soir), ça casse.
Bien plus intéressant, côté jardin, Immanuel Wilkins évoque un esprit coltranien et cherche des pistes autour du modal. Le set est peut-être un peu trop court (même s’il y en a deux d’à peine trente minutes) pour pouvoir apprécier totalement l’univers de saxophoniste, car celui-ci vaut vraiment la peine. Les compositions sont accrocheuses, pleines de sens et d’intentions nouvelles. Le leader laisse également de la place au très habile pianiste Micah Thomas qui n’hésite pas à faire monter la sauce. Le jeu est parfois déstructuré et plein de fougue qui entraîne le groupe sur des pistes innovantes. On descelle une base gospel sur laquelle le groupe bâtit des thèmes forts. C’est la confirmation de ce que l’on pouvait subodorer sur disque. À revoir très certainement en concert « complet » pour en profiter pleinement !
Les grands moments très attendus
Pouvait-on rêver plus beau mariage ? Deux monuments du jazz belge (que dis-je : européen) au sommet de leur art, qui fêtent leurs trente ans (et plus) : le Brussels Jazz Orchestra et Aka Moon ! Pourtant, il s’agit de deux mondes presque opposés. Un Big Band dans la veine traditionnelle (mais toujours à la pointe des musiques actuelles) et un trio avant-gardiste. La fusion est pourtant totale et fonctionne à merveille. L’accordéon trafiqué de Joao Barradas et le sax de Fabrizio Cassol peuvent s’appuyer sur la puissance rythmique et swinguante du BJO. On dirait un trente tonnes transformé en F1 et prenant tous les risques ! Le résultat est aussi impressionnant que jubilatoire. L’hyper formation ne perd jamais de temps, enchaîne les thèmes avec intensité et fait toujours la part belle aux solistes (Frank Vaganée, intenable, Nathalie Lorriers impériale, Kurt Van Herck, Bart Defoort ou Jeroen Van Malderen, éblouissants). On a réarrangé pour l’occasion « Bruit » en hommage à Pierre Van Dormael, « Scofield », « Aka Truth » et ça sonne ! Pour finir, on s’offre une super « battle » de drummers dans laquelle rivalisent d’idées Toni Viatcolonna et Stéphane Galland. Exceptionnel.
Clou de la journée et sans doute du festival : Herbie Hancock. La salle est archicomble, elle déborde même, et on est obligé de rajouter des chaises. Herbie monte sur scène avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il est entouré de Lionel Loueke à la guitare, James Genus à la basse électrique, Terence Blanchard à la trompette et du jeune et talentueux batteur Jaylen Petinaud à la batterie. Tout commence comme dans un voyage temporel. Des nappes de synthé et une ambiance vintage évoquent quelques thèmes mythiques de Hancock (encore faut-il les reconnaître tellement ils sont remodelés). Terence Blanchard s’infiltre rapidement et invente, trompette bouchée, des tournes frissonnantes. Puis, Lionel Loueke, dans son style unique, introduit « Future Shock » et ensuite, beaucoup plus clairement, « Rock It ». Cette version hybride permet à Herbie de s’amuser, d’improviser et même de s’étonner lui-même de son jeu. Un vent de folie passe sur la salle. Heureux et empathique, la star de plus de quatre-vingts ans parle beaucoup avec le public et évoque la mémoire de son ami Wayne Shorter à qui le groupe rend hommage avec une très belle et sensible version de « Footprints ». Le groupe s’amuse réellement et nous fait vivre un vrai show. Le plaisir est communicatif. Herbie, en pleine forme propulse alors « Actual Proof » sur un tempo d’enfer, utilise le vocoder pour chanter « Come running to me » puis s’empare de sa keytare pour envoyer un « Chameleon » final et jubilatoire. Merci Herbie pour ces deux heures de bonheur.
Le Gent jazz, édition 2023, a tenu toutes ses promesses, tant au point de vue de la programmation, de la présentation et d’une organisation toujours exemplaire. Rendez-vous l’année prochaine, sans faute.
Photos © Cees van de Ven. Reportage photographique complet sur www.flickr.com.