Gilad Hekselman, la tête à New York.
Gilad Hekselmann était à Bruxelles pour deux soirées au Sounds. L’occasion de rencontrer un des guitaristes majeurs de ces dernières années.
L’utilisation de technologie en jazz est une chose pas trop courante…
Gilad Hekselman : (Il interrompt) Vraiment ? Herbie Hancock l’a fait régulièrement.
En effet, mais sans doute la pandémie et le lockdown ont-ils amplifié ce phénomène. Aviez-vous imaginé ce type de projet avant cette période d’isolement ?
G.H. : J’avais déjà imaginé faire un disque avec plus de production, mais peut-être pas à ce point… Quoique… Un de mes albums préférés est « Largo » de Brad Mehldau où il réalise des choses un peu similaires et je m’étais déjà dit que je devrais un jour faire ce genre d’album. Mais en réalité, cet album-ci n’était pas supposé aller dans cette voie. Ce sont au départ des choses que j’ai placées sur mon ordinateur en me disant qu’après la pandémie je les utiliserai. Il ne s’agissait donc pas d’un « record record », mais comme le confinement a duré des mois, j’ai travaillé plus profondément sur ces enregistrements en y ajoutant des couches, en demandant des conseils à des amis. Et petit à petit, c’est devenu un disque.
J’ai même lu que vous aviez suivi des cours d’ingé-son pour cet enregistrement. Comment vous y êtes-vous pris ?
G.H. : Principalement en utilisant des tutoriels en ligne. Aussi avec l’aide d’amis, dont certains sont de super ingénieurs du son, pour leur proposer mes pistes et avoir leurs retours. Et j’ai aussi pris quelques cours à New York, dans une école de musique où ma femme enseigne. Ils ont des ingénieurs du son à qui j’ai fait écouter mes pistes. Ils m’ont suggéré d’ajouter des basses, par exemple. J’ai vraiment apprécié travailler de cette façon : créer des espaces, assurer des transitions. Ce sont des choses que j’applique même maintenant quand je joue en live. Ce sont des choses auxquelles je ne pensais pas vraiment auparavant, mais qui sonnent et donnent plus de clarté à ma musique.
La pandémie a incité pas mal de musiciens à faire leur disque en solitaire, je pense à John Scofield tout récemment, ou à Chris Potter qui joue tous les instruments sur son album, aussi chez Edition Records. De votre côté, vous avez cherché des collaborations : après avoir joué avec Ari Hoenig, Jeff Ballard, Marcus Gilmore, vous avez choisi Eric Harland : pourquoi lui ?
G.H. : Pourquoi ? Vous pensez qu’il n’est pas assez bon ? (rires) Non, j’ai souvent joué avec Eric, et il est un des plus grands batteurs actuels. J’ai enregistré avec lui sur l’album de Ben Wendel « Seasons » et nous avons joué au Village Vanguard avec ce groupe.
«Aucun des titres n’était supposé se trouver sur cet album… qui, au départ, n’était pas supposé exister.»
Vous avez composé tous les titres.
G.H. : Aucun des titres n’était supposé être sur cet album… qui, au départ, n’était pas supposé exister. J’ai composé la plupart des morceaux juste avant la pandémie. Ma femme, mon fils et moi avions décidé de partir un peu, d’abord de retourner en Israël, puis d’aller en Thaïlande, au Vietnam. Nous y avons passé trois mois. J’y ai composé une trentaine de morceaux. Je consacrais une heure, une heure et demie par jour à composer, à transcrire… Lorsque je compose, ce n’est pas comme Duke Ellington qui composait avec un grand orchestre dans sa tête. Dans ma tête, je ne pense pas nécessairement à une formule.
C’est quelque chose qu’on ressent en écoutant l’album : il y a beaucoup d’ambiances, d’atmosphères différentes. Tous vos univers se retrouvent en un seul album : jazz, rock, électro, country music… Y trouve-t-on aussi des influences de votre pays d’origine ?
G.H. : A coup sûr. La musique est très large en Israël : il y avait la musique du Moyen-Orient, mais aussi plein d’autres choses, des influences comme Matti Caspi. Parmi mes compositeurs préférés, on trouve des Brésiliens, la musique latine, la musique marocaine aussi, pour ses rythmes particuliers. Près d’un million de Juifs marocains vivent en Israël… Ce sont toutes ces influences qu’on retrouve dans la musique israélienne. Le fait que le peuple israélien a parcouru le monde fait qu’on trouve dans sa musique des influences de partout, c’est un vrai mix de musiques différentes.
Ces dernières années, on trouve énormément de musiciens israéliens sur la scène jazz, ce qui n’était le cas il y a vingt ou trente ans. Comment peut-on l’expliquer ?
G.H. : Ma théorie, c’est que l’éducation musicale y est bien supérieure qu’il y a vingt ans. Des musiciens qui étaient partis à New York sont revenus au pays et ont apporté leur expérience. Il y a eu le rôle d’Avishaï Cohen, le bassiste, puis l’arrivée massive de jeunes musiciens qui ont suivi le programme de jazz dans les hautes écoles. Une autre explication tient sans doute dans le mix culturel du pays.
Peut-on parler de vos influences ?
G.H. : Je n’écoutais pas beaucoup de guitaristes, j’écoutais, et toujours maintenant, plus des pianistes, des chanteurs-chanteuses, ce sont mes influences principales : Bill Evans, Ahmad Jamal, Brad Mehldau, Keith Jarrett… L’écoute des guitaristes est venue naturellement par la suite : John Scofield est devenu une grande influence, Julian Lage sonne merveilleusement, Kurt Rosenwinkel, Lionel Loueke…Ce sont des musiciens que j’adore. Il y a aussi Joao Gilberto moins pour la guitare que pour le son.
C’est une mauvaise habitude de journaliste de chercher la comparaison entre artistes…
G.H. : Merci de dire ça. Quand je lis une interview de moi ou de n’importe qui d’autre, et que je vois qu’on compare à plus d’un ou deux noms, j’estime que c’est de la connerie. Si vous ne savez pas écouter avec suffisamment d’ouverture dans vos oreilles, que vous ne pouvez vous passer de comparer, alors, c’est que vous n‘écoutez pas vraiment la musique.
Dans la chronique que j’ai écrite sur votre album « Far Star », je mentionne un guitariste belge, Philip Catherine dont on retrouve la ligne claire sur « Far Star », par exemple.
G.H. : Oui, je le connais. Le son propre, dirais-je. Je vois ce que vous voulez dire, c’est un son de guitare jazz un peu plus classique. Par rapport à ce que j’ai dit avant, si on me compare à Pat Metheny, je le prends évidemment comme un compliment, mais il faut écouter plus loin et plus fort.
«Si ma musique ne rend pas la magie de ce qui me fait tomber amoureux d’une chanson, pourquoi la faire ?»
Beaucoup de vos thèmes sonnent comme des chansons.
G.H. : J’essaie toujours d’être mélodique. J’adore les chansons, je peux en écouter sans me lasser. Si ma musique ne rend pas la magie de ce qui me fait tomber amoureux d’une chanson, pourquoi la faire ?
« Fast Moving Century » est un morceau qui m’a marqué, il sonne très « live ».
G.H. : Oh ! Vous aimez les thèmes compliqués (rires). J’y joue avec Shai Maestro et Eric et quand vous jouez avec des musiciens d’un tel niveau, c’est terrible. Eric a écouté en studio mes bandes et cela forcément à plusieurs reprises… Du coup, il savait comment réagir et même anticiper et créer une interaction. Même chose avec Shai : sur mon solo dans « Fast Moving Century », il joue en arrière, il réagit à ce que je joue. Je voulais que ce morceau sonne comme un « live » et Shai est intervenu comme producteur. Dans la partie solo de ce titre, on imagine qu’on descend une rue de New York et qu’on débarque au Village Vanguard pour un concert, puis qu’on repart dans la rue.
C’est votre premier album pour Edition Records.
G.H. : Oui, je suis une sorte de vagabond des labels. C’est un label avec une ambiance familiale, avec de grands noms aussi. Je voulais faire partie de cette famille. C’est un grand label qui a un son, un peu comme ECM, il est reconnaissable. En fait, c’est moi qui les ai approchés lorsque le disque a été terminé. J’ai rencontré Dave (Stapleton), il savait qui j’étais, il connaissait mes trios. Il a écouté l’album alors qu’il conduisait. Il a trouvé le premier morceau très bon. Puis, pour le second, « Fast Moving Century », il s’est arrêté au bord de la route ! Et il m’a dit « Let’s talk ! ».
Vous jouez ce soir au Sounds en trio. Avec le répertoire du disque ?
G.H. : Même si c’est une tournée pour promouvoir mon nouveau cd, j’y essaie de nouvelles compositions. J’ai déjà joué avec Amir Bresler et j’aime beaucoup jouer avec lui. Il habite à New York et je le rencontre régulièrement. Nous avons joué pendant des années avec Ari Hoenig. Orlando est britannique, il a été joueur de cricket. Nous n’avions jamais joué ensemble avant le concert d’avant-hier à Berlin et ça s’est super bien passé, à la façon new-yorkaise.
«Ma musique se construit dans mon esprit, et New York occupe une grande partie de mon esprit.»
Vous définiriez votre style comme new-yorkais ?
G.H. : C’est new-yorkais dans le sens où on entre vite dans la musique. J’aime les choses fondées sur la mélodie. Mais ça peut se passer dans n’importe quelle ville. J’ai composé la plupart de cette musique en Thaïlande au bord de la mer, je l’ai produite en Israël au bord de la mer. Ce n’est pas vraiment New York. Ma musique se construit dans mon esprit, et New York occupe une grande partie de mon esprit.
Retrouvez le portefolio de Didier Wagner de Gilad Hekselman Trio au Sounds Jazz Club (Bruxelles, 19/05/22).
Gilad Hekselman
Far Star
Edition Records