Le corps à corps KOKOROKO

Le corps à corps KOKOROKO

KOKOROKO, le quintet londonien acclamé sort un EP tout autant qualitatif que leur premier album. Lors de leur passage à l’Ancienne Belgique début novembre, j’ai eu l’honneur de m’asseoir et de parler du projet avec Sheila Maurice Grey, la leader du groupe.

Sheila Maurice-Grey & Cassie Kinoshi © Quentin Perot

Bonjour et bienvenue en Belgique !
Sheila Maurice-Grey : Merci !

Ce n’est pas la première fois que vous venez en Belgique, si ?
SMG : Non, ce n’est ni la première fois en Belgique ni la première fois ici (à l’Ancienne Belgique – NDLR).

Je voudrais tout d’abord vous féliciter pour la sortie de votre EP. Il est très différent de votre premier album qui rassemblait des choses que vous jouiez en live et qui fonctionnaient déjà. Cela ne semble plus être le cas sur cet EP. Pouvez-vous nous dire comment il a été conçu et pensé ?
SMG : Tout ce qui se trouve sur cet EP est orienté vers l’album que nous concevons en ce moment, et nous avions envie de poser un pont entre les deux projets. Il y a l’album de remixes de « Could We Be More » qui fait le lien aussi. Le son de l’album à venir est très différent de l’album précédent, donc on trouvait que c’était important de faire le lien entre les deux pour permettre au public de découvrir cette nouvelle scène sur laquelle nous avons embarqué, ce nouveau chapitre.

«On écrit de la musique pour les gens qui aiment l’écouter, mais on le fait aussi pour nous.»

Le fait que nous pouvons relier les deux albums (et l’E.P.) et voir le lien qui existe entre eux confirme tout à fait ce que tu dis. En même temps, tu réponds déjà à ma deuxième question qui est : « est-ce que cet E.P. est une sorte de coup d’œil furtif à un nouvel album qui arrive ? », et donc, oui, il y aura bien un nouvel album, et oui, cet E.P. nous permet d’imaginer ce à quoi il va ressembler. Et pour être plus précis, ce n’est pas juste un coup d’œil, c’est une transition, un état intermédiaire.
SMG : C’est précisément le mot : « Transition ». Oui, c’est plus une transition qu’un lien. Certaines des chansons que nous avons mises sur l’E.P. étaient supposées être sur l’album, mais on s’est dit qu’elles étaient des représentations assez exactes de nous-mêmes à ce moment précis. Là, tout de suite. Maintenant. On voulait donc le laisser s’envoler comme un avant-goût, et pour pouvoir aussi voir quelle allait être la réaction du public. C’est très important pour nous de les jouer en live. Ça permet de chauffer notre audience, mais pour nous, ça nous permet de voir quelle sera la réponse à ce nouvel album. Un jour, quelqu’un m’a posé la question de savoir dans quelle mesure notre public nous informe sur notre musique et dans quelle mesure nous on informait notre public sur la musique qu’on faisait, et je pense que c’est très important pour nous depuis le début. On écrit de la musique pour des gens qui aiment écouter notre musique, mais on le fait aussi pour nous. C’est une grande partie de notre voyage.

Je dirais même que c’est la genèse de votre projet, qui consiste à ramener l’afrobeat et le highlife vers quelque chose de plus proche de vous, tout en restant proche des racines de ces genres.
SMG : Oui, tout à fait.

Sheila Maurice-Grey © Quentin Perot

Je pense sincèrement que le Jazz est éternel. Il se réinvente et il se renouvellera toujours plus qu’il ne continuera simplement. Avec votre musique, vous parvenez à mettre les racines de l’Afrobeat et du Highlife dans quelque chose de plus frais et moderne de manière subtile. Si on prend « Antibalas », par exemple, on entend beaucoup plus les rythmes et sonorités africaines. Vous, de votre côté, quand vous écrivez et jouez votre musique, est-ce que vous tendez à plus de modernité, ou est-ce que vous tentez de conserver vos racines les plus présentes possibles ?
SMG : On a adoré la musique de Fela Kuti ou de Eve Taylor. Mais pour être honnête, on ne peut pas jouer leur musique mieux qu’eux, parce qu’on ne pourra jamais que l’émuler. On peut étudier et travailler le plus du monde, ça peut devenir incroyablement bon, cependant, je pense qu’on doit rester honnêtes avec nous-mêmes. Et puis il y a d’autres choses qui nourrissent notre son et qui font de nous KOKOROKO. L’afrobeat et le highlife en sont définitivement les fondations, tout comme le jazz en général constitue les fondations de notre musique, et je pense qu’il le sera toujours. La subtilité que tu entends, c’est cette fondation qui a, comme qui dirait, infusé nos autres centres d’intérêt. Oui, je pense que c’est ça. On fait une musique plus moderne parce qu’on écoute tous des choses différentes. On écoute énormément de choses qui prennent de l’ampleur maintenant. Je suppose qu’assembler (ou rassembler) des choses différentes dans une seule et même chose, c’est ça qui crée quelque chose de nouveau. En tout cas, je pense que ça aide à faire quelque chose de plus moderne. Mais je repensais à ce que tu disais sur le jazz (qu’il est éternel – NDLR). Les gens essayent toujours de nous mettre dans des cases différentes, des cases de genre musical, des cases ethniques. Et si nous voyions le genrisme non plus en termes de cases, de limites, mais en termes d’état d’esprit, de concept ? Une manière de jouer, une manière d’approcher et de concevoir la musique. Il y a le jazz traditionnel, le be-bop, il y a tant de choses différentes qu’il serait impossible de les citer, mais il y a les fondations du jazz, le concept de jazz, la mentalité, le style de vie, et je pense qu’il continuera d’évoluer.

C’est tout à fait vrai, quand quelqu’un découvre un nouveau son, ce n’est que pour devenir la base de choses nouvelles, de nouvelles idées. Le jazz grandit un peu comme un arbre avec ses branches, et ses ramifications. Chaque branche est le départ d’autres branches, de feuilles, etc.
SMG : Oui, c’est l’objectif, faire évoluer le jazz. Une des personnes que j’admire le plus, c’est Miles Davis. Il a toujours dit qu’il voulait faire de la musique qui soit fraîche et nouvelle. Il n’a jamais essayé de reproduire quelque chose pour lequel il était déjà connu et célèbre. Il essayait toujours de repousser les limites existantes aux limites suivantes et ainsi de suite. Avant de mourir, il voulait faire un album avec Prince. Je suis sûre que ce qui en serait sorti aurait été incroyable. Et avec Jimi Hendrix aussi, ce qui aurait été un véritable postulat et un testament montrant jusqu’où les limites pouvaient être repoussées.

«Je pense que les meilleurs albums sont ceux qu’on écoute du début à la fin, que l’on ressent comme un projet.»

Est-ce que votre prochain album sera construit et pensé comme le précédent, à savoir le rassemblement de morceaux que vous aimez le plus jouer, ou sera-t-il plus comme une histoire que vous racontez, un voyage auquel vous nous invitez ?
SMG : Je pense que c’est un peu une question de comprendre comment les choses peuvent se mettre. Il y a de ça, et puis quand on fait un album, on se retrouve avec une vingtaine, peut-être une trentaine de morceaux et il faut réduire ce choix à dix ou douze. Mais il y a, je pense, une histoire. Je pense que les meilleurs albums sont ceux qu’on écoute du début à la fin, qu’on ressent comme un projet. Pour notre premier album, on s’est assis, et on a couché sur le papier nos intentions. Ce qu’on sait c’est qu’on fait de l’afrobeat highlife, et on veut explorer plus encore précisément où notre son se situe DANS l’afrobeat highlife et dans d’autres genres qu’on aime. Et ça, ce serait le point de départ de ce « pouvons-nous être plus que ce que nous sommes ». Je pense que ce questionnement est très intense dans ce projet. Au début, on voulait juste aiguiser notre son pour qu’il devienne le son de KOKOROKO, mais le véritable enjeu, même pour des compositeurs en solo, le fait d’être de plus en plus confortable avec l’écriture musicale en général, c’est quelque chose que l’on voulait plus que tout, c’est d’apporter de la joie et de la lumière dans ce projet. Avec tout ce qui se passe dans le monde, il y a tellement d’enjeux, et il y a beaucoup d’obscurité, et parfois, la musique peut être un remède, elle aide à se soigner. C’est principalement ce qu’on veut faire avec la musique : nous voulons d’une certaine manière apporter une énergie positive, de bonnes intentions, de la bonne musique.

KOKOROKO © Quentin Perot

C’est une manière indirecte de raconter des histoires. C’est plus un état d’esprit que vous voulez montrer. C’est cet état d’esprit qui raconte une histoire, et l’histoire sera différente selon la personne et le lieu.
SMG : C’est exactement ça !

Vous étiez supposé être deux pour cette interview, mais nous voilà juste nous deux, et c’est une assez bonne chose… (rires). Tu es le leader d’un groupe, et en 2024, l’industrie musicale est très masculine. Comment est-ce que tu imposes ta position dans ce paysage et comment KOKOROKO évolue-t-il dans ce milieu ?
SMG : C’est vrai. Je lead des hommes et, jusqu’ici, ça s’est très bien passé.
Oui, tu as raison, c’est une industrie qui est dominée par les hommes, et je pense qu’il y a encore beaucoup de route à faire, mais si tu compares à la situation d’il y a dix ou vingt ans, il y a eu des progrès. Simplement, le fait de jouer de la trompette ou du cor, dans un groupe, j’en retire beaucoup de fierté. Je suis fière d’avoir une frontline féminine.

L’image du groupe est indiscutablement féminine.
SMG : Oui, mais on reste minoritaires. (Rires)

«C’est important pour nous de se mettre en avant et de montrer que deux femmes noires jouent les cuivres, chantent et dirigent le groupe.»

Oui, mais vous êtes devant sur la scène, on dirait que vous êtes plus ! (Rires)
SMG : (Rires) Oui, c’est clairement important pour nous de se mettre en avant et montrer que c’est toujours inhabituel en 2024 d’avoir deux femmes noires qui jouent des cuivres, qui chantent, et qui dirigent le groupe, et c’est très important, je trouve. Deux soirs avant la fin de notre tournée US, on jouait à San Francisco, on jouait en extérieur, et il y avait beaucoup de familles, beaucoup d’enfants. Ça m’a rendue très fière de voir des petites filles, blanches ou noires qui, nous voyant jouer, nous disaient « Je veux faire ce que vous faites ! ». Quand quelqu’un te dit ce genre de choses, tu veux toujours en faire plus.

Elles voient que c’est possible de réussir, et vous renforcez ce sentiment.
SMG : C’est tout à fait ça.

Bien ! Merci beaucoup, et encore, félicitations pour la sortie de votre E.P., je suis impatient d’entendre tout ça ce soir, et que vous partagiez votre musique avec nous.
SMG : Merci, j’espère que vous allez apprécier !

Retrouvez le portfolio du concert à l’Ancienne Belgique sur JazzMania.

Kokoroko
Get the Message EP
Brownswood Recordings / N.E.W.S.

Propos recueillis par Quentin Perot