Raphaël Imbert : le souffle de l’Oraison
Si il y a bien une sortie récente qui mérite un entretien avec son auteur, c’est « Oraison », un album-concept d’une grande profondeur. Rencontre avec le saxophoniste.
«C’est curieux de faire un album sur la mémoire de la guerre alors qu’avec la pandémie, on se retrouve comme en guerre (même si ce n’est pas comparable)»
Le thème de l’album, recentré sur un village de Haute-Provence, est-il lié au confinement ?
Raphaël Imbert : C’est un projet que je porte depuis longtemps sur ce village où j’ai habité, un village avec ses noms de rues liés à l’Histoire. Je me suis un peu éloigné des Alpes de Haute-Provence, mais le projet me parlait toujours. Il y a eu plusieurs facteurs concomitants : d’abord, j’ai été compositeur associé au Théâtre du Briançonnais dans un projet soutenu par la SACEM et le Ministère de la Culture. Pendant deux ans, tu dois jouer ton répertoire et en créer un nouveau. J’avais un vieux répertoire que je n’avais toujours pas créé, ça répondait un peu aux deux demandes. Une partie de la musique d’« Oraison » était écrite depuis longtemps et une autre partie est beaucoup plus récente. J’ai créé ça au moment où j’ai monté ce quartet pour un hommage à « Love Supreme ». C’était l’occasion de se recentrer un peu. Et puis, il y a eu cette année de covid : on avait créé le quartet avant, à Briançon. Alors j’ai eu un contact avec le label belge Outnote qui était intéressé d’enregistrer avec moi. On a créé le répertoire un peu avant le covid, et le confinement est tombé au moment de l’enregistrement, prévu en mars 2020. C’était curieux de faire un album sur la mémoire de la guerre alors qu’on se trouvait à ce moment-là comme en guerre avec cette pandémie, un moment très spécial comme il n’en était plus arrivé depuis longtemps en Occident. En fait, le mot « guerre » est un peu exagéré, ce n’est pas grand-chose à côté de ce que tous ces gens ont vécu. On reprogramme donc l’enregistrement à plus tard, mais rebelote : fin octobre, deuxième confinement… Heureusement, le Premier Ministre a autorisé les répétitions et les enregistrements. J’ai sauté sur l’occasion ! J’ai toujours rêvé d’enregistrer dans le bureau du Conservatoire de Marseille, un endroit magnifique avec de très hauts plafonds, et où se trouve le piano de Pierre Barbizet, directeur dans les années 70/80. Deux pianos trônent dans ce bureau : un Gaveau et un Steinway. Pour le contexte, on ne peut pas vraiment dire que c’est un disque de confinement… Mais la situation fait sens, elle parle de deux moments historiques, même si ils ne sont pas comparables.
En cherchant dans ta discographie, on ne voit pas d’album dans une formule de quartet classique.
R.I. : Il y en a un, « Live au Tracteur », qu’on a enregistré live dans un restaurant de Haute-Provence, avec deux New-yorkais, Gerald Cleaver et Joe Martin, et Stéphan Caracci au vibraphone, ce n’était donc pas vraiment le format du quartet classique.
«Il est important de connaître le langage du jazz, mais le rejouer tel quel n’a pas d’intérêt. Il faut être personnel et créatif avec ce qu’on a appris.»
Ce quartet est dans le format coltranien qui te plaît beaucoup et que tu as joué avec « Love Supreme ».
R.I. : Pour moi, il y a toujours la question de comment aller au-delà des références. On ne peut pas vivre la référence comme une fidélité au passé. On joue une musique qui oblige à la référence, on a une mémoire à préserver, elle est mouvante, elle est vivante, mais ça ne sert pas à grand-chose de faire une reconstitution de ce qui a déjà été créé. Ça m’intéresse de faire du Bach et du Coltrane avec des formations atypiques, de faire un hommage à Paul Robeson sur « Music is my Hope », ou de reprendre le blues sur « Music is my Home » où les référentiels sont évidents mais qu’on ne joue pas comme on a l’habitude de les entendre. Et ici de prendre un quartet classique comme je ne l’avais jamais fait pour un album uniquement de compositions personnelles. Pourquoi n’avais-je pas sorti ce projet plus tôt ? Parce que je n’avais pas trouvé la bonne formation… J’ai des musiciens exceptionnels pour ce projet, des musiciens qui ne se posent pas trop de questions et qui entrent tout de suite dans le son de quelque chose. Et comme ce quartet a d’abord été réuni pour jouer du Coltrane, on m’a souvent demandé de jouer « Love Supreme », d’expliquer cette musique, mais c’est un peu comme les suites de Bach pour violoncelle, il faut assumer et ne pas se planter… Mais là, je me suis dit : « tu as écrit sur Coltrane, tu l’as joué ; tu as joué du Duke Ellington avec un quatuor à cordes, le quartet résonnait comme une évidence ». Il y a des raisons économiques, un quartet se place plus facilement dans un festival ou dans une salle, mais surtout, les musiciens avec lesquels je joue sont des musiciens avec lesquels je me régale. Je joue depuis longtemps avec eux, Vincent Lafont, Pierre Fenichel et Mourad Benhammou. Mais ils n’avaient jamais joué ensemble. Il y a à la fois une connexion existante, mais aussi un esprit de découverte. Ce projet met en évidence ces musiciens qui sont connus sur certaines scènes. Mourad est un des batteurs les plus demandés en hard bop, et là il joue très ouvert, très moderne, très free. Pierre est un bassiste très poétique qui apporte une assise, un équilibre entre les trois, j’ai juste à écouter et me régaler. Comme je dis souvent à mes élèves, il est important de connaître le langage du jazz, mais le rejouer tel quel n’a pas d’intérêt, il faut être personnel et créatif avec ce qu’on a appris. L’un ne va pas sans l’autre, dans ce disque il y a des compositions personnelles, un thème qui soutient le tout et une mémoire de la musique. Dans ce disque qui est assez long, il y a des moments très écrits et d’autres très improvisés, des pièces très courtes aussi. Ce projet de compositeur associé dans un théâtre va encore nourrir mes réalisations pendant quelques années, je crois.
«J’adore jouer sur l’ambiguïté, jouer un morceau sur un village de Haute-Provence en se référant à Ornette Coleman…»
Beaucoup de tes projets tournent autour de la mémoire, que ce soit la musique américaine, Bach, Mozart, ici l’Histoire d’un village. Un morceau comme « Oraison Belliqueuse » est très engagé dans la forme avec une violence proche de ce que les musiciens noirs exprimaient dans les luttes raciales aux États-Unis. Je me suis demandé si il était difficile de trouver une musique européenne qui pourrait exprimer cette révolte.
R.I. : Tu soulèves quelque chose de primordial dans la réalisation de ce projet qui a fait l’objet d’une très longue maturation. Le titre de l’album « Oraison », c’est le village et puis aussi le sens du mot « prière ». En provençal, le mot « oraison » provient du vent qui souffle, ce qui tient aussi avec mon instrument. Il y a un titre « Oraison » très modal, comme une prière. Je l’avais déjà créé il y a plus de dix ans avec un quatuor à cordes, un format beaucoup plus européen, ce qui est le cas de plusieurs morceaux de l’album. Bizarrement, ça ne marchait pas tant que ça. Il y a la question de l’identité à travers la mémoire, la question centrale de tous les jazzmans dans le monde entier : comment jouer une musique qui représente les questionnements de tout le monde alors qu’elle est très localisée dans sa création et très identifiée à une communauté ? On va la surjouer, voire la contester en disant que le jazz est une invention commune, on essaiera de « dés-africaniser », de réduire l’aspect afro-américain. Ce geste est un travail de mémoire : pourquoi dans les deux Allemagnes de l’après-guerre des gens comme Peter Brötzmann ou Gunter Sommer s’identifient-ils au free jazz comme moyen de contestation ? Pourquoi en Afrique du Sud ou en Ethiopie le jazz est-il associé à la lutte pour les droits civiques, et en Éthiopie il s’identifie à l’imaginaire afro-centrique ? Le jazz est un outil de révélation, de rencontre. Si tu veux créer un nouvel objet en en mélangeant deux, tu passes par l’improvisation et le jazz qui, de plus, naît d’un milieu populaire. Car il n’y a pas un inventeur du jazz, quoi qu’en dise Jelly Roll Morton. Dans « Oraison », il n’y a rien de plus populaire qu’un monument aux morts, de se référer à l’Histoire. D’ailleurs, le but de la commune d’Oraison, en choisissant comme noms de rues ceux de martyrs, c’est de montrer ce que ça a été, de ne pas oublier les anonymes morts pour la France. La musique afro-américaine est parfaitement adaptée pour raconter sentimentalement et musicalement ce qu’est la mémoire d’un village de Haute-Provence. De plus, on parle de la Grande Guerre, celle de 14-18, celle de la découverte du jazz. Effectivement, les références sont très claires, surtout dans le morceau que tu cites. A contrario, « Oraison d’Eugène Revest » et « Oraison de Clément Plane » sont des pièces qui font plus référence à la musique européenne. J’adore jouer sur l’ambiguïté, jouer un morceau sur un village de Haute-Provence en se référant à Ornette Coleman… Ou en jouer un autre en ayant en tête Schönberg ou Mahler, ou Fauré et Ravel, qui sont aussi des références pour moi. En fait, je fais de la musique pour que les gens se posent le genre de question que tu viens de poser. C’est aussi important pour moi de faire un album en mémoire des soldats morts dans un village pendant la Grande Guerre qu’un hommage à Fats Waller ou Jelly Roll Morton.
«L’Atlantique était un petit bar près du Commissariat, un haut lieu de la mafia corse et marseillaise. Appeler un lieu «L’Atlantique» à Marseille, en principe tu tiens deux jours…»
Il y a aussi l’intention d’avoir cet effet miroir où l’hommage se croise avec le titre « Strassen des Gedenkens » qui rappelle le point de vue de l’Autre, ou aussi « L’Atlantique », mémoire de l’exil dans un sens, de l’arrivée du jazz sur le vieux continent dans l’autre.
R.I. : C’est très important. Parler de la mémoire, c’est un fil que tu peux tirer loin. Par exemple, « L’Atlantique » est un morceau que j’ai écrit il y a longtemps, en hommage à notre université du jazz à Marseille, un bar PMU qui s’appelait « L’Atlantique ». Le patron du bar, Claude Djaoui, était guitariste et faisait un bœuf chaque samedi, où on a fait ses armes, où on a pris des baffes tout comme des moments de gloire homériques. C’était un petit bar près du commissariat, au cœur du Panier, un quartier de la mémoire populaire marseillaise, mais aussi du « Milieu ». Appeler un lieu « L’Atlantique » à Marseille, c’est dire la personnalité de Claude ! Réactualiser cette composition, ça avait du sens pour moi, tu peux raconter cette histoire dans le cadre du thème de l’album, sans éluder la « circonstance noire » comme je l’appelle dans mon livre.
«Le dernier lieu de la résistance musicale et poétique, c’est le rap, parce que tu as encore une parole qui nourrit la musique.»
« Le Chant de Bataille » m’a fait penser à un album de Bill Carrothers, « Armistice 1918 » où il reprend des chants de la Grande Guerre, mais en les teintant plutôt d’une influence musicale européenne.
R.I. : Il a aussi fait un très beau disque sur la Guerre de Sécession. Ce qui est frappant dans tout ça, c’est qu’il y a un moment clé dans l’histoire de la mémoire musicale, tous les moments de lutte, de guerre correspondent à une musique, à des chants populaires… Et ça s’arrête dans les années 60, en tout cas après 68, qui est pour moi le dernier événement où on invente des chansons sur l’instant. Après, tu as une récupération du mot « populaire » pour le transformer en « pop » par l’industrie culturelle, ceci sans jugement de valeur. On vient de fêter les 150 ans de la Commune, et tu peux faire un coffret de toutes les chansons qui ont été composées à cette époque. La révolution française, tu peux la raconter en chansons… Tu retrouves ça en 14-18, en 40-45. Après 68, ça s’écroule. Dans les luttes actuelles, je me demande ce qui ressort au niveau de la chanson ? Que peut-on raconter musicalement des luttes d’aujourd’hui ? Que chantent les manifestants à Honk-Kong pour leur liberté ? « La Marseillaise » ! On reprend des vieilles rengaines avec de nouvelles paroles. Le dernier lieu de la résistance musicale et poétique, c’est le rap, parce que tu as encore une parole qui nourrit la musique, sauf que pour une raison identitaire, il y a une partie de la population qui n’adopte pas cette musique. Le rap est la quintessence du phénomène inventé par le blues et le jazz de celui qui porte une parole… sauf que tu ne vas rapper en manif’ ! Ce qui me frappe, c’est que la créativité des moments de lutte, inventer des textes, des poèmes, des interventions soit récupérée par l’industrie, c’est étrange…
Raphaël Imbert
Oraison
Outnote / Outhere