Serge Loupien, La France Underground
Serge Loupien,
La France Underground (1965-1979)
Free Jazz et Rock Pop, le temps des utopies
La médiatisation du jazz en France par la presse écrite non spécialisée a connu un jour bien sombre quelque part en 2007, quand Serge Loupien a pris sa retraite de journaliste à « Libération ». Certes, d’autres lui ont succédé dans le même quotidien, et ont su prolonger en partie le coin qu’il avait fiché dans le mur que les médias de la presse écrite opposent à cette musique, dont tout le monde se fiche en grande partie, surtout quand il s’agit de musiciens peu connus, voire « underground ». Mais – qu’on m’excuse – ils (ou elles) ne font pas toujours le poids. Le talentueux Bruno Pfeiffer est bien là, mais on le lit surtout sur son blog. Reste notre amie Fara C. à « L’Humanité », qui se débat bien et qui lutte (mais quel écho a « L’Humanité » aujourd’hui ?). Et puis « Le Figaro », mais j’ignore jusqu’au nom de son spécialiste en matière de swing.
Car Loupien avait son style, sa manière, drue, forte, très informée des liens entre les instrumentistes et leur monde, qu’il s’agisse du show-biz, ou de l’ultra secret. Par ailleurs excellent dans sa façon de brosser en deux lignes un portrait en pied de l’impétrant, avec allusions aux chaussettes, au galurin ou à sa façon de nouer la cravate. Ou d’entrer en scène. En lisant Loupien on avait l’impression d’assister à un nouveau concert. Ce n’était pas toujours irréfutable sur le plan musicologique, mais tellement vivant. Et tant mieux. On s’amusait, on riait, on était d’accord ou pas. Et parfois, quand on le croisait à Marciac au mois d’août, on se retrouvait backstage pour assister à la sortie de scène de John Zorn (puis au retour illico du même), et on découvrait un homme enthousiaste et passionné derrière le journaliste souriant.
Les 410 pages de « La France Underground » sont donc signées du même Serge. Et c’est du pur Loupien de bout en bout, avec un savoir qui inonde le livre, et renvoie le lecteur à ses chères études ! Fort heureusement – en ce qui me concerne – je fus et reste branché sur l’underground du free-jazz français, que Serge aborde à partir d’entretiens d’hier et d’aujourd’hui centrés sur les figures musicales ou para-musicales de François Tusques, Michel Portal, Colette Magny, Barney Wilen, Gérard Terronès, Siegfried Kessler, Jean-Jacques Pussiau, Archie Shepp, Max Roach, Cecil Taylor, Jean-Louis Chautemps, François Jeanneau, les groupe Triangle, Magma, Gong, Etron Fou, mais aussi Jef Gilson, le label BYG, le magazine Actuel, Alan Silva, La Cie Lubat, Han Bennink, etc. etc. Ajoutez à cela (que ces années furent déchaînées !) des tas de noms et des tas de groupes dont j’ignorais jusqu’au début de l’existence, retrouvez pour finir les débranchés actuels les plus ravageurs, Jean-François Pauvros, Jac Berrocal par exemple, et concluez avec l’auteur que toutes ces pages sont bien tournées et que l’attente des nouvelles utopies se fait sentir lourdement.
On est donc heureux de retrouver Loupien, même s’il nous brandit parfois ses références avec un rien d’encyclopédisme touffu, à qui l’on pourrait aussi rétorquer que… tout ne figure pas ! Par exemple Châteauvallon 72, qui fut fondateur. Par exemple le festival Sigma à Bordeaux, qui fut la belle exception de la belle endormie, de 1965 aux années 90. Et sur cette question même de l’underground ! Mais il faudrait trois encyclopédies de 2000 pages chacune. Alors on dévore ce beau livre rouge, parce qu’il est d’une plume qu’on sent et qu’on sait à la fois passionnée et un peu distante. Serge Loupien distille ici et là quelques adjectifs propres à faire sourire et des métaphores hardiment rigolardes. Cette distance permet de ne pas trop croire en notre propre nostalgie, mais en même temps elle enfonce un coin qui nous chagrine étrangement. Fin des utopies ou effet de l’âge ?