Sophie Tassignon : Les bonheurs de Sophie
Auteure d’un album beau et déroutant – « Khyal » paru chez W.E.R.F. – la chanteuse belgo-berlinoise nous explique la genèse de ce défi rempli d’espoirs !
«S’ils écoutaient du jazz avec des paroles arabes, aimeraient-ils cette musique ?»
Un album chanté en arabe par une personne qui, au départ, ne parlait pas la langue, c’est un choix qui peut paraître étonnant. Quelles en sont les raisons ? Quelle est la genèse de cette décision ?
Sophie Tassignon : En effet, c’était un défi qui est venu par hasard en faisant la rencontre de réfugiés syriens à Berlin. En 2016, j’ai appris qu’il y avait 131 réfugiés entassés dans une salle de sport du quartier. Une voisine m’avait dit que je pouvais aider en y servant à manger. J’y suis donc allée quelques fois par semaine pour me rendre utile. Après quelques semaines, j’ai reconnu certains Syriens. J’ai été inspirée par une initiative à Tournai : un homme disait que 600 Syriens allaient arriver par car, trois semaines plus tard, et il cherchait donc 600 parrains / marraines. J’ai trouvé cette initiative tellement belle et j’ai voulu faire cela à Berlin. J’ai donc choisi un Syrien que j’ai aidé avec tout ce qui était possible : papiers, rendez-vous chez le médecin, recherche d’un logement, entraînement de l’apprentissage de l’allemand, etc. Lui et son cousin ainsi que sa femme ont même logé quelques semaines chez moi. Ce fut une expérience inoubliable ! La différence entre nos cultures était un choc pour nous tous ! Mais moi, à leur différence, je vivais dans « mon » milieu, alors qu’eux devaient s’intégrer pour pouvoir survivre. J’ai voulu partager un petit aspect de leur chemin de vie en apprenant « leur » langue et en essayant de comprendre « leur » culture sans jugement. Toute cette histoire pour dire qu’après deux ans, je me suis rendu compte que la musique de jazz ne les intéressait pas. Ils avaient seulement envie d’écouter de la musique arabe. Même la pop de l’ouest n’était pas vraiment leur truc. Ils m’ont dit qu’ils ne comprenaient pas les paroles et là m’est venu l’idée : « S’ils écoutaient du jazz avec des paroles arabes, aimeraient-ils cette musique ? » Et je me suis mise au travail.
As-tu eu l’occasion de leur faire écouter par la suite ton disque ? A ces personnes mêmes ou à d’autres en provenance de Syrie et, plus généralement, du Moyen-Orient ? Et si oui, quelle a été leur réaction ?
S.T. : Bien sûr ! Mon ami syrien avec lequel tout avait commencé chante les refrains quand il vient chez moi. Et ça, c’est vraiment incroyable ! Dans ces moments-là, je revois les sept dernières années et le déroulement de nos vies. Lui, parfait en allemand, termine son master d’ingénieur et moi, cet album en main… Mes amis syriens sont très reconnaissants quelque part. Car s’intégrer n’a pas été facile et ils m’ont dit que ce projet montrait quelque chose d’eux de positif.
Que signifie « Khyal » ? Pourquoi ce titre ? Et que raconte la chanson éponyme sur l’album ?
S.T. : « Khyal » veut dire imagination, pensée, idéation, méditation, réflexion… Cela convenait donc bien à ce projet qui comprend de l’improvisation à partir des thèmes et aussi l’idée, la pensée, le rêve que différentes cultures s’unissent pour former quelque chose de nouveau, de riche. Je voudrais pouvoir imaginer notre monde ouvert aux différences des autres et les laisser se côtoyer. La chanson éponyme raconte le désir de voir l’autre qu’il imagine dans le froid de l’hiver. Il se souvient du passé avec elle, s’imagine dormir dans ses bras, il pense la voir, lui courir après, mais il revient seul, les mains vides.
«J’aime imaginer que le monde s’inspire de plus en plus d’autres cultures.»
Le mariage du chant en arabe et de la musique jazz contemporaine est original et, par ailleurs, très réussi. Penses-tu que cet album pourrait inciter des artistes du Maghreb et du Moyen-Orient à embrasser ce mélange de cultures et ainsi contribuer à rapprocher davantage les univers assez cloisonnés de la musique arabe et de la musique occidentale ?
S.T. : J’aime imaginer que le monde s’inspire de plus en plus des autres cultures. Je n’avais pas pensé que mon album pourrait inspirer d’autres personnes à faire quelque chose de ce genre, mais si c’était le cas, j’en serais très touchée ! Il faudrait néanmoins que les musiciens des pays arabophones l’écoutent et pour cela, j’imagine qu’il faudrait avoir des connexions dans les médias pour qu’ils sachent qu’il existe. Mon rêve serait de faire des concerts dans des pays comme la Jordanie, les Émirats arabes et même l’Arabie Saoudite qui parle un dialecte similaire au Levantin. J’aimerais en effet inspirer les musiciens à collaborer entre pays et cultures. Ce serait un magnifique vecteur d’un message pour la paix.
C’est une démarche artistique qui en vaut la peine. Peut-être faudrait-il d’ailleurs y inclure aussi une promotion et des concerts dans les pays du Maghreb où une petite culture jazz, encore timide, a fait son apparition, notamment dans des évènements avec des artistes internationaux comme celui du festival de jazz de Carthage ou Tanjazz à Tanger au Maroc. Qu’en penses-tu ?
S.T. : Ce serait un rêve !
Écoutes-tu parfois des chansons « classiques » issues du monde arabe ? Comme, entre autres, Mohammed Abdel Wahab, Asmahan, Fairuz ou encore Oum Kalthoum ?
S.T. : J’écoute de temps en temps Fairuz et Oum Kalthoum ainsi que Mohammed Abdel Wahab que j’aime beaucoup. En fait, Fairuz a eu une période où elle chantait des chansons en arabe avec de la musique jazz… Je préfère sa période de musique arabe, car elle est née dedans. Elle n’a pas baigné dans la musique de jazz. Comme moi qui n’ai pas baigné dans la musique arabe. Si j’essayais de copier cette musique, je ne pense pas que les Arabes seraient très impressionnés… Cela dit, la couleur de la voix de Fairuz et sa façon inimitable de chanter est magnifique même pendant sa période jazz…
La trompettiste canadienne Lina Allemano invitée sur quelques titres est magistrale. Comment l’as-tu connue ? (un nouvel album « Canon » paraît ces jours-ci chez Lumo Records – NDREC)
S.T. : Lina Allemano fait partie de la scène canadienne depuis très longtemps et Peter Van Huffel qui est Belgo-Canadien la connaît depuis ses études à Toronto. Quand elle a commencé à venir plus souvent à Berlin, nous avons développé une amitié. J’ai trouvé son jeu tellement exquis que je lui ai demandé de jouer sur trois des titres de l’album. C’est vraiment une musicienne hors pair !
«Je recherche des musiciens qui ont d’une part un langage très personnel et d’autre part la possibilité de jouer avec beaucoup d’énergie si nécessaire.»
Quelles sont les qualités essentielles que tu recherches chez un musicien et comment as-tu sélectionné les autres musiciens avec qui tu as travaillé sur « Khyal » ?
S.T. : Je recherche des musiciens et musiciennes qui ont d’une part un langage très personnel et d’autre part la possibilité de jouer avec beaucoup d’énergie si nécessaire. Nous devons pouvoir avoir du contraste dans les morceaux. Cela doit pouvoir être plein de douceur, mais aussi pouvoir exploser par moment. J’ai donc choisi Peter Van Huffel pour cette capacité qu’il a à emmener le groupe et le public encore plus loin dans l’intensité. Pour ce qui est du guitariste, il a un son magnifique. C’est un son et une façon de jouer qui font qu’on a envie de suivre chaque note. Il raconte une histoire, comme dans son introduction au morceau « Time Is Your Only Healer ». Je fonds quand je l’entends. Nos chemins de travail nous ont pourtant séparés et il est remplacé par l’excellent Peter Meyer qui joue très différemment. Il a un son plus électrique qui forme encore un plus grand contraste entre les paroles en arabe et la musique dans ce projet. Roland Fidezius joue dans le groupe Gorilla Mask et j’ai eu envie qu’il soit là, toujours stable comme un rocher. J’aime sa musicalité dans ses lignes de basse. Mathias Ruppnig a un son très « modern jazz » et j’ai justement cherché cela chez le batteur pour ce projet-ci. Il a aussi une énergie qui peut vous plaquer par terre quand il accompagne un solo et que le soliste l’emmène. Ce sont des moments magiques sur scène ! J’ai l’impression que la scène est en feu dans les solos !
Cet album, « Khyal », restera-t-il une exception dans ta carrière ?
S.T. : J’espère que non ! Je prévois un jour de faire un album avec des paroles d’une poétesse des Émirat Arabes : Ousha Bint Khalifa. Une poétesse née en 1920 et décédée en 2018. Elle était très connue et aimée de son peuple. J’ai envie de faire vivre les poèmes d’une femme arabe à travers ma musique. Ce sera beaucoup de travail, car je dois apprendre longuement chaque poème avant de pouvoir composer quelque chose, mais c’est un rêve. Cela dit, j’ai envie de me concentrer sur un projet plus électroacoustique avec des paroles palestiniennes. Idéalement, je mélangerais l’arabe et l’hébreu, mais je ne parle vraiment pas cette langue. Donc des poèmes palestiniens…
Un mélange d’arabe et d’hébreu : une autre idée originale porteuse de paix dans un monde qui en a bien besoin ! On pourrait par exemple imaginer une collaboration entre toi et un chanteur ou une chanteuse d’expression hébraïque…
S.T. : Certainement ! Mais pas facile à organiser, tout cela…
Tes disques ont toujours une forte identité. Mais quelles sont tes premières influences musicales ?
S.T. : Je suis fortement influencée par la musique classique qui a bercé toute ma jeunesse. Je joue du piano depuis que j’ai quatre ans et, du coup, j’ai ingurgité du Chopin, du Bach et du Mozart que je joue avec plaisir jusqu’à maintenant. À côté de cela, mes premières influences musicales non classiques ont été les Beatles. Ensuite sont venus Sting, Joni Mitchell et puis les grands classiques du jazz comme Ella Fitzgerald, Bill Evans, Monk, Miles etc.
Comment musicalement (et en particulier au point de vue du jazz et des musiques improvisées) peut-on situer Berlin, la ville où tu vis ?
S.T. : C’est un jazz fort expérimental qui se joue ici. L’on aime bien expérimenter avec le son que l’on produit et voir ce que cela fait. J’adore cette ouverture d’esprit et cette envie de découvrir quelque chose qui n’est pas toujours excitant, mais qui est une expérience. L’on se laisse emmener dans un son. N’est-ce pas génial de pouvoir se laisser aller à cela ? Ensuite, il y a des concerts de jazz avec des compositions parfois fort angulaires et beaucoup d’improvisation. Je dirais que c’est la prédominance du type de jazz de cette ville, donc soit complètement improvisé type texture sonore ou du jazz contemporain. Beaucoup d’improvisation en tout cas !
Où se dérouleront tes prochains concerts. Certains sont-ils prévus en Belgique ?
S.T. : Avec Khyal, après le JazzBrugge, nous jouerons le 16 janvier au Brussels Jazz Festival à Flagey. Nous avons également des concerts prévus en Allemagne au Schlot à Berlin (15/1), au Musikbunker à Aachen (18/1) et au Domicil à Dortmund (19/1).
Sophie Tassignon
Khyal
W.E.R.F. / N.E.W.S.