Spectres & Neons, rencontre avec Alain Wergifosse
Depuis une bonne trentaine d’années, Alain Wergifosse a développé un parcours singulier mêlant, mais distinguant aussi, sons et images. Après avoir été un membre particulièrement actif de la dynamique scène expérimentale barcelonaise dès la fin des années 80, il revient dans son pays natal en 2007 et continue de développer des installations, dispositifs, performances, œuvres sonores, visuelles et intermédiatiques, en Belgique et à l’international, toujours fasciné par la richesse de la matière et son organicité, la magie du feed back et les jeux infinis de circulation avec l’acoustique des lieux. Récemment, il vient de sortir un nouvel album – « Spectres & Neons » – et une participation à un disque collectif en hommage à l’artiste Pol Bury – « Sonic Sphères » – parus sur le label Transonic. Rencontre avec un électro laborantin, aussi visionnaire qu’indisciplinaire.
Votre récent album s’intitule « Spectres & Neons », pourquoi avoir choisi ce titre ? Quel est le rapport entre les visuels et les musiques que l’on retrouve sur l’album ?
Alain Wergifosse : J’aime proposer des « œuvres doubles » en associant des sujets complémentaires ou contraires. Ici je me suis inspiré d’images que j’avais prises lors de diverses promenades nocturnes dans l’environnement urbain des abords de Liège, utilisant des longs temps d’exposition photographique. Le résultat m’a vite fait penser à des sortes de partitions musicales, purement faites de lumière, que j’ai intitulées « Neons » et a des ossements étrangement lugubres que j’ai appelés « Spectres ». Dans certaines de ces photographies, j’ai réussi à capter la modulation subtile des 50 Hz du circuit électrique urbain, ce qui est déjà un rapport direct entre son et image, et puis les lignes de fuites lumineuses figées dans le temps se traduisent en formes dynamiques dans l’espace du cadre photographique. En regardant ces flux lumineux, on peut, imaginer des sons dans le silence ; j’appelle ça la « musique rétinale ». Les pièces rassemblées dans cet album n’ont pas vraiment de lien direct avec les images qui ont leur autonomie. Je pense que la musique n’a pas besoin d’un renfort d’images et que, dans l’autre sens, les images n’ont pas nécessairement besoin d’être soulignées par des sons. Ici, il s’agit de deux œuvres séparées reprises dans un même support, sous un même titre qui est autant celui d’une exposition que d’un travail sonore. Lorsque Transcultures m’a proposé de publier un album sur son label Transonic (sur lequel j’avais déjà participé à quelques compilations City Sonic), j’ai élaboré une série de nouvelles compositions faites à partir d’une multitude de fragments enregistrés au long des vingt dernières années issues d’improvisations en studio, de concerts ou d’installations. Pour la pochette, j’ai proposé les images de ma série photographique « Spectres & Neons », dont nous avons fait une édition imprimée en forme de petit livret inclus dans le digipack. D’autre part, nous avons imprimé la série sur papier de haute qualité en taille « pochette d’album 33 tours » pour la proposer en exposition, notamment à Mons (Galerie Koma), Saint-Etienne (festival des arts numériques) et Bastia (Festival Zone libre). Certains fragments sonores composant l’album ont été enregistrés lors d’installations sonores faites pour Transcultures (qui soutient régulièrement mon travail et le diffuse dans plusieurs festivals dont, dernièrement, chez nous, City Sonic, Lumen à Tournai ou encore la biennale d’art contemporain ARTour à La Louvière), à la Semaine du Son de Bruxelles ou lors des diverses versions de mon installation « Espace Résonnant ». Vu la difficulté actuelle de distribuer des CDs de musique expérimentale, une des meilleures manières de donner à connaître l’album est de le présenter lors d’expositions ou d’évènements en direct.
«Je ferais volontiers des œuvres qui dureraient 24h sur 365 jours pendant cent-mille ans…»
Pourquoi avez-vous fait le choix de rassembler, à côté de pièces plus développées, d’autres sous forme de fragments courts, volontairement non développés ?
A.W. : À l’état original, mes sonorités sont souvent assez crues, sobres et dénudées, parfois plutôt minimales et de longue durée, parfois plus complexes et texturées. Au long des années, j’ai accumulé des heures et des heures de longues textures sonores improvisées utilisant diverses techniques, que ce soit avec l’ordinateur, des instruments électroniques numériques ou analogiques, des instruments acoustiques ou des objets amplifiés. Parfois, je reprends des morceaux choisis pour les recombiner avec d’autres en les découpant dans le temps et les remixant pour en faire des nouvelles compositions plus élaborées. Mais souvent, j’aime les laisser à l’état pur, tels qu’ils étaient lors de leur capture initiale. Parfois, je choisis des pièces courtes, mais j’adore aussi les temps infiniment longs. Je ferais volontiers des œuvres qui dureraient 24h sur 365 jours pendant cent mille ans… C’est pour cela que j’aime beaucoup le format d’installations où les spectateurs décident eux-mêmes du temps d’écoute.
«De manière générale, je préfère la rareté à l’excès, c’est bien plus élégant.»
Jusque-là, vous n’aviez sorti avant « Spectres & Neons », hormis des participations à diverses compilations, que deux albums : le premier « Deep Grey Organics » (sur le label espagnol Geometrik Records en 1999) et un mini album « Flux & Densités » sur le bandcamp du label Transonic en 2020, alors que vous avez accumulé beaucoup de matériel et développé de très nombreux projets…
A.W. : Oui effectivement, je ne me suis jamais trop préoccupé à chercher des labels où publier mon travail sur CD ou sur Vinyle, je me suis plutôt concentré sur mon travail en direct, mes concerts et mes installations et pendant peut-être trop longtemps, sur des productions d’autres artistes que j’assistais de diverses manières, pour gagner ma vie lorsque j’habitais à Barcelone. « Spectres & Neons » n’est que mon deuxième album physique, publié plus de vingt ans après mon premier album « Deep Gray Organics » alors que j’accumule du bon matériel qui pourrait donner une bonne dizaine d’albums…J’aurais bien sûr adoré publier plus souvent, mais ça ne s’est pas fait. Les labels ne sont pas venus vers moi s’arrachant ma musique et je n’ai, jusqu’à présent, jamais voulu lancer mon propre label car c’est un métier – ardu – à part entière, où il faut financer, communiquer efficacement, trouver les voies de distribution de plus en plus rares… De plus, je n’ai jamais voulu publier tout mon travail sur Internet ; j’ai toujours considéré l’objet physique plus intéressant que le virtuel. La seule exception est mon album virtuel « Flux & Densités », résultat d’une résidence croisée entre la Chambre Blanche (Québec) et Transcultures (La Louvière) publié sur le Bandcamp de Transonic accompagnée d’une vidéo du même titre et d’un entretien en podcast avec la commissaire artistique/chercheuse québécoise Anne-Sophie Blanchet avec qui j’ai partagé cette résidence, malheureusement confinée et à distance à cause du Covid. De manière générale, je préfère la rareté à l’excès, c’est bien plus élégant…mais il n’est jamais trop tard pour se rattraper…
Vous développez aussi un travail important en vidéo, souvent sous forme d’installation multicanale. Comment articulez-vous votre rapport au son et à l’image en mouvement pour lequel vous semblez développer un intérêt égal ?
A.W. : Oui, l’image, surtout l’image électronique, me fascine autant que le son et ce, depuis très jeune. À 8 ans, je jouais souvent sur un vieux poste de télévision à lampes, sans antenne, qui ne montrait que des images distordues, souvent désynchronisées. Pour régler l’image, il fallait toujours chipoter sur les lampes à l’intérieur en risquant toujours de se prendre 20000 volts dans les doigts. J’adorais cette sensation de danger en voyant la poussière accumulée au long des années sur les composants électroniques, en formant des arches magnétiques à haut voltage. Je m’amusais à coller mon nez sur l’écran en regardant fixement pendant de longues minutes, sans fermer les yeux, la neige et les bruits aléatoires sur les fréquences hors émission et j’arrivais vraiment à halluciner en voyant des formes et des couleurs. Un jour en jouant avec un gros aimant, j’ai découvert qu’on pouvait faire de formidables distorsions sur les images de l’écran. Quand j’ai eu 10 ans, j’ai fait mes premières tentatives d’enregistrement multipistes en utilisant la technique du « ping-pong » sur deux enregistreurs à cassettes, dont un était cassé, ce qui me permettait d’accéder au moteur freinant la vitesse d’enregistrement et à produire des bruits bizarres en jouant avec les circuits à l’intérieur. Quelques années plus tard, j’ai découvert le feedback sonore grâce à un microphone et un écouteur que j’avais chipés dans une cabine téléphonique et entre lesquels j’avais connecté un fil électrique et une pile qui servait à faire circuler le son d’un bout à l’autre du fil. Puis, par accident, une oscillation s’est produite par réalimentation ; la fréquence de celle-ci variait juste en éloignant ou rapprochant le micro de l’écouteur. J’avais découvert mon outil principal pour tout mon travail sonore que j’utilise toujours beaucoup aujourd’hui, en traitant le signal réalimenté avec toute sorte de bidules électroniques, créant de multiples nappes de textures très organiques, presque vivantes. Vers mes 17 ans, j’ai eu enfin accès à une caméra vidéo grâce à laquelle j’ai pu découvrir le monde formidable du feedback vidéo en braquant la caméra vers l’écran auquel celle-ci était connectée et en modifiant les paramètres de contraste et brillance avec toute une panoplie de formes organiques. Ce fut le début de mes recherches en vidéo générative. Aujourd’hui, je continue à explorer le feedback vidéo mais de manière beaucoup plus sophistiquée et maîtrisée.
«La scène allemande m’a fasciné depuis très jeune, surtout le groupe Can, héritier à part égale de Karlheinz Stockhausen et des musiques du monde.»
Depuis le milieu des années 80 jusqu’à votre retour en Belgique en 2007, vous avez participé activement à la scène expérimentale barcelonaise. Quels sont les artistes qui vous ont particulièrement marqué là-bas ?
A.W. : Barcelone a toujours eu une scène expérimentale très riche et variée, avec des groupes mémorables comme Koniec, Peruchos, Naíf, Macromassa, Xeerox, Escupe-Metralla, Tendre-Tembles… (voyez le formidable livre, accompagné de 3 CDs compilatifs, « La Ciutad Secreta – Sonidos experimentales en la Barcelona pre-olímpica 1971-1991 » de Jaime Gonzalo aux éditions Munster). J’ai eu la chance de connaître tous ces gens-là et de collaborer avec beaucoup d’entre eux en concert et en enregistrement. A Barcelone, j’ai aussi co-organisé des festivals comme le LEM (dédié aux musiques expérimentales) avec Victor Nubla (un des fondateurs du groupe laboratoire Macromassa également très intéressant dès la fin des années 70), Juan Crek et Io Casino et le Nonologic (un festival dédié aux « arts non logiques ») avec ma complice, également créatrice sonore très talentueuse, Eli Gras avec qui j’ai beaucoup collaboré notamment au sein de notre « power trio d’improvisation radicale » Obmuz, avec également l’apport de Quicu Samsó, l’ancien batteur de Koniec. Mais en fait, les artistes qui m’ont vraiment le plus marqué à l’époque n’étaient pas originaires de Barcelone. La scène allemande m’a fasciné depuis très jeune, surtout le groupe Can, du rock expérimental peu orthodoxe, héritier à parts égales de Karlheinz Stockhausen et des musiques du monde ; Holger Czukay a été le pionnier du sampling avec ses vieux dictaphones et ses radios en direct. J’ai eu la chance de fréquenter Jaki Liebezeit, le batteur du groupe, et même de jouer en direct avec lui. J’ai aussi rencontré le groupe Cluster, pionnier des musiques électroniques plus « ambient » avec Dieter Moebius et Hans-Joachim Roedelius qui est resté un ami. Un autre de mes héros est Asmus Tietchens, le maître des sonorités sombres, presque maladives, mais profondément fascinantes. J’ai eu aussi la grande chance de rencontrer en 1986, peu avant sa mort l’année suivante, Conny Plank qui a produit nombre de disques iconiques des années 70 et du début des années 80. Au-delà de ces grands créateurs allemands, j’ai beaucoup écouté Bernard Parmegiani, Luigi Nono, Moondog, Devo, Suicide, The Residents, Nurse with Wound et les artistes internationaux « les plus bizarres » de ces décennies très inventives.
Dans vos dispositifs, l’espace acoustique devient un acteur dynamique. Je pense notamment à votre installation contextuelle “Espace Résonnant » que vous avez présentée dans des lieux très divers…
A.W. : Cette idée d’ « Espace résonnant » est née lors de mon adolescence, quand j’allais souvent me promener dans des zones industrielles abandonnées et dans lieux naturels spectaculaires pour y découvrir des espaces qui produisaient des sonorités étranges et des réverbérations ou effets d’écho intéressants. Dans ces lieux particuliers, j’aimais manipuler des objets trouvés, siffler ou crier en jouant avec l’acoustique. Bien plus tard, j’ai refait ce type d’expérience, mais cette fois dans des espaces d’exposition, en mettant à disposition du public des dispositifs utilisant des systèmes de traitement électroniques, des amplificateurs, des micros, des hauts-parleurs et des capteurs, toujours en laissant les visiteurs découvrir les possibilités de l’espace, comme un organisme sonore interactif et réactif. A Bastia, lors du festival Zone Libre, en février 2023, j’ai eu la chance de pouvoir occuper deux énormes citernes dans le musée de la ville qui est l’ancien palais des gouverneurs (XVIème siècle), qui m’ont permis de créer une impressionnante « composition d’espace » à la fois hallucinante et ludique. Mais je peux mettre en place un « espace résonnant » également dans un lieu plus neutre, dans l’espace public ou aussi dans la nature comme je l’avais fait, en 2018, lors de la manifestation conviviale Solstices organisée par Eastern Belgium at Night dans le joli village de Fontin (Esneux), en faisant résonner des arbres amplifiés mis en feedback avec d’autres arbres microphoniques dans un beau petit verger, créant ainsi un étrange espace réverbérant en pleine nature. Pour mes installations sonores, je travaille souvent sur Reaktor, un logiciel modulaire sur ordinateur me permettant toute sorte de traitements sonores sophistiqués (granulations, transpositions, filtres en tout genre, delay, etc..) que je dispose dans l’espace créant des jeux de confusion sonore et d’improvisation contextuelle entre l’espace et les visiteurs. A chaque installation, le résultat est complètement différent et toujours étonnant.
«Les accidents sont toujours bienvenus pour faire évoluer mes textures sonores vers des terrains inconnus.»
Comment construisez-vous vos performances dans lesquelles on peut vous voir manipuler divers objets qui deviennent sonores ?
A.W. : Mes concerts sont basés sur l’amplification d’objets quotidiens dont des petites brosses, des peignes, des ressorts, des élastiques, des bouts de bois et de verre qui me donnent des sons de base que je rentre dans mon système de traitement sonore en temps réel, que je mets vite en feedback et que je contrôle à partir de divers contrôleurs midi sur lesquels j’improvise des textures toujours très organiques. J’utilise aussi des petits capteurs qui transforment la lumière en son ; je m’amuse à capter ainsi des ondes électromagnétiques, des ultrasons et des infrasons, des radios, des ventilateurs… je me balade allègrement dans un monde de chaos paradoxalement bien maîtrisé par mes gestes, mais où le hasard et les accidents sont toujours bienvenus pour faire évoluer mes textures sonores vers des terrains inconnus. Dans mes concerts, je ne m’occupe pas de l’image, sauf si je joue au milieu d’une de mes installations visuelles. Je préfère les dispositifs scéniques très sobres qui ne s’encombrent pas d’artifice et invitent, sans distraction, à une écoute attentive.
Pour terminer, parlez-nous de votre nouveau projet « Materia » qui s’annonce comme une étape importante – croisant aussi certaines recherches précédentes – dans votre parcours…
A.W. : « Materia » est un nouveau projet assez ambitieux d’installation vidéo et sonore (soutenu par la cellule arts numériques de la Fédération Wallonie Bruxelles) auquel je travaille tout au long de cette année et qui sera présenté en 2024, entre autres événements, au festival Vidéoformes de Clermont-Ferrand (qui en est le producteur exécutif, en complicité avec Transcultures qui le diffusera en Belgique et dans ses réseaux). « Materia » est la suite de mon installation « Érosions & Microscopies » que j’avais présentée, à Namur, au festival KIKK en 2018, mais cette fois centrée sur les dynamismes de la matière dans tous ses états. J’explore en images microscopiques et en macrophotographie toutes sortes de matières en mutation et des réactions chimiques pour recréer un monde fantastique fait de géotopies imaginaires et d’impossibles formes de vie abiotique, réelles ou artificielles, modulées par la thermodynamique. Pour élaborer ce projet, je viens de passer une semaine au Laboratoire Magmas et Volcans de l’Université Clermont-Auvergne à capter sous microscope du micromagma à 2000 degrés, formant des microvolcans sur des petits cailloux d’à peine un demi-millimètre de diamètre, et j’ai aussi capté l’intérieur de plusieurs matériaux grâce à une formidable machine de tomographie par rayons X. Dans les prochains mois, je compte construire toute sorte d’engins chimiques pour capter les intimités de la matière, dont une chambre à brouillard dite de Wilson, pour capter des nanoparticules cosmiques qui traversent à tout instant notre planète et nos corps. On est ici à la croisée des « matières » de l’art et de la science.
Sonic Spheres (audio tribute to Pol Bury)
Transonic
Compilation
Format CD et download