Vous faites de la musique ? L’interview hors-champ de JazzMania

Vous faites de la musique ? L’interview hors-champ de JazzMania

Dans nos intérêts généraux, il n’y a pas que la culture… Dans la culture, il n’y a pas que la musique… Et dans la musique, il n’y a pas que le jazz ! Épisodiquement, nous vous soumettrons l’interview d’un personnage hors-champ, peut-être pas célèbre, mais surtout… qui ne fait pas de la musique (ou si peu…).

L’équipe © D.R.

Gwenaël Breës : le mur du silence

Vous vous souvenez ? Nous avions démarré cette série « hors-champ » il y a quelques mois avec l’auteur liégeois Philippe Marczewski, récompensé d’un prix « Rossel » depuis. De la littérature, nous passons au documentaire (musical) avec le réalisateur bruxellois Gwenaël Breës, auteur d’un documentaire consacré à Mark Hollis (on vous décrit le personnage en marge) : « In a Silent Way ». En effet, une référence à Miles… et un musicien catalogué « pop » qui aurait mérité d’obtenir plus de reconnaissance auprès des amateurs de jazz. Puisse Gwenaël Breës obtenir à son tour quelques prix… C’est tout le mal qu’on souhaite à ce garçon autodidacte et multifonctionnel que nous avons rencontré dans une librairie de la Capitale, en buvant du thé.

Gwenaël Breës : Je n’aime pas trop poser. Si tu veux bien, je préfère que tu utilises des photos du tournage pour illustrer cette interview.

Je respecte bien entendu la volonté de Gwenaël, un garçon dont j’apprécie immédiatement l’humilité. Et je ne m’étonne pas dès lors qu’il ait choisi Mark Hollis (un musicien exceptionnel qui s’est retranché dans l’anonymat) comme sujet pour son documentaire.
Pour les besoins de son film, et parce que Mark Hollis lui a intimé l’ordre de ne pas utiliser sa musique, le réalisateur bruxellois a fait appel à cinq musiciens qui en improvisent la B.O. : Benjamin Colin, Fantazio, Clément Nourry, Alice Perret et Grégoire Tirtiaux. Après plusieurs reports dus à la pandémie, trois soirées spéciales « film + concert » seront finalement organisées (détails en fin d’article). Nous nous accordons pour une publication de l’interview en levé de rideau de ces soirées.

Tu as pu à nouveau réunir les mêmes musiciens ? Pourquoi ceux-ci ?
G.B. : Je les connaissais depuis un moment, y compris les Français qui ont vécu un moment à Bruxelles. Ils font tous partie de projets différents, mais ont en commun une expérience et une réputation de musiciens d’improvisation. C’est ce qui m’a poussé à choisir ceux-là en particulier.

J’ignore beaucoup de choses au niveau du cinéma en général et des documentaires en particulier. Comment en assure-t-on l’existence ?
G.B. : Pour un film comme celui-là, l’idée est surtout de le montrer en salle. Malheureusement, il est sorti en mars 2020, en pleine période de pandémie, avec les conséquences que tu devines : festivals annulés, salles fermées, reprogrammations, … J’ai néanmoins continué à privilégier cette option-là pour le faire tourner. On fonctionne différemment selon les pays. Par exemple, en France, il s’est trouvé « en ligne » sur des sites de diffusion durant de courtes périodes. En Belgique, j’ai encore quelques demandes des salles. C’est clair que si tu permets un accès public au film en streaming, tu condamnes sa vie en salle…

«Je pense qu’il y a plus cette idée de « business » dans le cinéma que dans la musique.»

Il ne doit pas y avoir beaucoup de salles susceptibles de le diffuser ?
G.B. : Non bien sûr… Mais il y a encore quelques séances prévues. Il vivra certainement jusqu’au début du mois de juin… Comme il est produit par la RTBF, on le retrouvera sur Auvio. En général, la RTBF accepte d’attendre qu’un film ne soit plus programmé en salle avant de le diffuser… Mais à cause de la crise sanitaire, ils ont refusé d’attendre. J’ai négocié le retrait immédiat du film sur le canal Auvio.

Comment un film est-il distribué (à la télévision ou en salle) ?
G.B. : Il y a le producteur, puis des vendeurs internationaux qui achètent les droits de diffusion pour des territoires et enfin les distributeurs qui démarchent auprès des salles, des plate-formes et des télévisions. « In a Silent Way » est un film à très petit budget. L’ensemble de ces tâches sont réparties entre les producteurs et moi-même pour trouver des contrats de diffusion. C’est évidemment beaucoup de travail pour un résultat modeste… En vérité, ce n’est pas une question de qualité : il existe plein de documentaires magnifiques dont la vie se résume à quelques projections et quelques festivals. Je suis heureux que mon film ait connu cette vie courte, avec une vingtaine de festivals.

J’imagine qu’il y a une recherche de subsides, comme pour la production d’un disque… Tu as affaire à des Comités de lecture ou quelque chose qui y ressemble ?
G.B. : Oui bien sûr… Mais il existe chez nous des particularités que l’on ne rencontre pas dans d’autres pays. En Belgique, c’est la structure mise en place autour du film qui est subsidiée. A charge pour elle de lever les financements qui lui permettront d’assurer le tournage. Sans trop rentrer dans les détails, pour obtenir des sous, tu dois démarcher auprès des télévisions afin qu’elles co-produisent le film. Tu n’as pas le choix. Même si il ne s’agissait pas de son objectif premier, « In a Silent Way » est catalogué « documentaire musical rock ». La RTBF a offert une somme suffisante, on n’a pas eu besoin de chercher ailleurs pour une télévision. Heureusement. Par exemple, les documentaires musicaux qui sont soutenus et diffusés sur Arte sont tous formatés à l’identique… Parfois, ces documentaires sont intéressants au niveau de ce que l’on y découvre, mais c’est la forme, le cadrage et le fond qui me déplaisent. Ceci pour te dire qu’il existe effectivement un lien évident entre la production et le résultat artistique. Si nous avions dû démarcher auprès de Arte, nous n’aurions pas pu obtenir ce résultat-là… Tu perds ta liberté. La façon dont les subsides sont conditionnés pousse à un certain formatage. Je pense qu’il y a plus cette idée de « business » dans le cinéma que dans la musique… Si on te donne des sous, c’est avec une idée de visibilité… Il faut aller à Canne par exemple.

Est-ce que le fait d’aborder l’histoire de Talk Talk (le groupe de Mark Hollis – NDLR) rend ton film plus bancable en prévision de retombées populaires ?
G.B. : Je n’en sais rien… Oui, sans doute, si tu fais un film sur quelqu’un qui jouit d’une énorme popularité.

Oui, mais avec Mark Hollis, il y a le côté « mystérieux » qui joue…
G.B. : Bien sûr, mais à l’inverse et volontairement, je n’ai pas voulu réaliser un film commercial sur Talk Talk. Ce type de film toucherait sans doute un public plus nombreux. C’est vrai que j’aurais pu jouer le carte du mystère, accepter un autre formatage… le film aurait connu une plus grande diffusion.

«Je n’aime pas trop ce mot : « fan ». Je ne me reconnais pas en eux.»

Sinon que tous ces spectateurs auraient été surpris ou déçus de voir un documentaire sur Talk Talk sans qu’on en entende la musique (Mark Hollis s’y était opposé via une lettre d’avocat adressée à Gwenaël – NDLR).
G.B. : Oui, j’aurais dû jouer sur « l’absence », trouver des détails sur sa vie privée, montrer que je me lançais à sa recherche… Ça aurait marché !

Bref, tu n’as pas filmé « tout ce que vous souhaitez connaître de Mark Hollis »…
G.B. : Non, mais j’aurais pu… Déontologiquement, c’était inconcevable pour moi… J’aurais pu choisir une voie plus « marketing » si je l’avais souhaité… et je suis heureux de ne pas avoir dû le faire.

Est-ce qu’avec le recul, tu prétends toujours de ne pas avoir voulu faire un film de fan pour les fans ?
G.B. : Je n’aime pas trop ce mot : « fan ». Cette façon d’analyser les choses avec des œillères… Bien entendu, j’ai fréquenté les réseaux sociaux où tu trouves des sites consacrés aux fans de Talk Talk. Je ne me reconnais pas en eux. Je ne poste pas des photos, je n’écoute pas Talk Talk tous les jours, je ne porte pas de t-shirt à leur effigie, je ne collectionne pas les disques rares… D’ailleurs, je ne possède que les deux derniers albums du groupe (« Spirit of Eden » et « Laughing Stock » – analyse en marge – NDLR) et l’album solo de Mark Hollis (un seul album éponyme paru en 1998 – NDLR).

© D.R.

Au début du film, tu te projettes à l’âge de quatorze ans et tu dis que la musique de Talk Talk, que tu découvres alors, modifie la perception que tu avais d’elle… C’est une parole de fan ça !
G.B. : (jouant sur les formules) C’est un disque, une musique que je découvre. Pas spécialement un groupe dont je ne me soucie d’ailleurs pas de ce qu’ils on fait avant… J’ai un rapport particulier à l’époque avec « Spirit of Eden » : je ne l’écoute que la nuit, quand le calme s’installe. C’est mon seul rapport au groupe. Internet n’existe pas encore à l’époque (nous sommes en 1988 – NDLR), il y a bien quelques interviews que je ne recherche pas spécialement… Dans le film, je joue un peu sur ces éléments-là.

Tu respire l’air que Mark Hollis a respiré, tu enregistres les sons qu’il a entendus… Avec beaucoup d’humour évidemment !
G.B. : L’idée (mais est-ce perceptible ?) est de faire un documentaire qui s’éloigne des canevas. Il y a cet échange de courrier avec Mark Hollis dans lequel il me demande de ne pas faire ce film, de laisser la musique et les albums tracer leur propre voie. Si j’ai persévéré malgré tout, c’est avec l’intention de respecter sa volonté. Ok, je n’utilise pas la musique de Talk Talk, mais la perception que j’en ai, mon ressenti, n’appartiennent qu’à moi et à moi seul. Pas à lui… C’est pour cela d’ailleurs que je suis le narrateur du film. Au départ, ce n’était pas mon choix, je l’ai fait à contrecœur et j’ai donc un peu joué sur cette image un peu absurde. Bon Dieu, pourquoi ce gars fait-il un reportage trente ans plus tard sur un musicien qui n’en n’a pas envie et sur une musique qu’il ne peut pas utiliser ? Qu’est ce que ça lui rapporte ? En fait, ça m’a passionné… Et je l’ai fait !

«En vérité, lorsque je développe l’idée qui aboutira au film, je sais pertinemment bien que je ne rencontrerai pas Mark Hollis.»

Finalement, est-ce que les refus de Mark Hollis (qu’on parle de lui et qu’on utilise sa musique) n’ont pas offert une chance au documentaire ? Sans cela, tu aurais difficilement évité les clichés dont nous parlions tout à l’heure…
G.B. : (hésitant) Oui, sans doute… En vérité, lorsque je développe l’idée qui aboutira au film, je sais pertinemment bien que je ne rencontrerai pas Mark Hollis…

Ni les autres musiciens de Talk Talk (hormis Mark Hollis, Lee Harris, Paul Webb et Tim Friese-Greene sont particulièrement impliqués dans ce projet insensé ! NDLR) ?
G.B. : Évidemment, il y a les autres… A ce moment-là, je ne maîtrise pas encore aussi bien le sujet que maintenant… J’ai fait des recherches, j’ai lu des interviews, des reportages. Je sais par exemple que Mark Hollis n’a plus accordé la moindre interview depuis 1998. A plusieurs occasions, on voit dans le film l’interview d’un journaliste de Mojo. Il a écrit un très bel article sur le groupe en 2006. A sa demande d’interview, Mark Hollis lui a répondu : « Merci de vous préoccuper de notre musique. Mais mes souvenirs n’ont aucun intérêt. Vous en parlerez mieux que moi. ». En vérité, Mark Hollis a tracé un trait sur le passé, il n’y reviendra pas. Tim Friese-Greene a continué de parler un peu du groupe, jusqu’en 2012, date à laquelle il s’est arrêté complètement, sans qu’on en connaisse la raison. Paul Webb ne parle que de ses projets actuels (il poursuit son activité musicale sous le nom Rustin Man – NDLR), jamais du passé et Lee Harris est toujours demeuré silencieux. Je me suis dit que ça faisait un bon moment qu’on ne parlait plus de Mark Hollis et de Talk Talk. Peut-être vivait-il retranché dans son village, peut-être jouait-il de la musique à l’église le dimanche. Qu’il se passionnait pour le jardinage (j’en avais entendu parler). S’il avait accepté que l’on se rencontre, on aurait pu parler de ses légumes, de cette vie-là. Pas de Talk Talk… Alors, il y a eu les prises de contact, tous ces gens qui ne répondaient pas… L’autre chose, c’est la musique et j’en reviens à ta question : lorsque j’ai reçu la lettre de son avocat m’interdisant d’utiliser la musique de Talk Talk, je me suis senti réellement soulagé ! Ça rendait les choses moins compliquées… Il n’existe pas d’images d’archives à propos des trois albums qui m’intéressent. Rien : pas de télévision, pas de concert… Je n’aurais pas pu non plus piocher dans des extraits de ces albums qui, chacun, selon moi, constituent un ensemble qui ne peut être fragmenté. Ils doivent s’écouter d’une seule traite…

Parle-nous à présent de l’accompagnement musical que tu as donné au film.
G.B. : Il a été conçu pour le film, mais le film n’existait pas encore quand ils ont travaillé la musique. Je n’aurais pas pu couper des passages dans la musique de Talk Talk pour coller mes images dessus. Je me suis même demandé si je ne ferais pas quelque chose complètement radical : cinq minutes de noir complet, avec la musique, rien d’autre. Bref, ça m’a libéré : ne pas pouvoir utiliser leur musique, ça faisait une question en moins.

A la fin du film, on voit Mark Hollis affirmer :  « Pourquoi vouloir absolument enregistrer des albums ? Mon plaisir, c’est de jouer un instrument, faire de la musique. » Est-ce que tu comprends mieux à présent pourquoi il ne voulait pas que tu utilises la musique de Talk Talk dans ton documentaire ?
G.B. : Je pense d’abord qu’il a souhaité que chacun de ses albums diffère des autres. Quand il dit que ses albums doivent vivre par eux-mêmes, je comprends « stand alone »… Comme s’il voulait éviter qu’il plaise au même public que l’album précédent.

«J’imagine que Mark Hollis aurait détesté entendre sa musique sur un documentaire comme le mien.»

Il devait sans doute faire face à la pression que lui mettait son propre label…
G.B. : Oui, ce qui ne l’a pas empêché de perdre tout son public avec les deux derniers albums de Talk Talk… Mark Hollis tenait à ce que ces albums-là touchent le public par un effet de bouche à oreille, sans promotion, sans concerts… Et il y est arrivé, ça a pris trente ans ! Son album solo devait contractuellement être un album de Talk Talk. Mais le groupe n’existait déjà plus… Mark Hollis s’est battu pour que ce soit son nom qui apparaisse sur la pochette, qu’il n’y ait pas de titres. La pochette n’est pas attirante : je pense que consciemment, il souhaitait que les gens ne s’intéressent qu’à la musique, surtout pas à son « emballage ». Cette musique demande un effort d’écoute, une concentration… C’est ainsi que je comprends ce qu’il a voulu dire :  « les albums se suffisent à eux-mêmes ». Mark Hollis a un rapport particulier à l’image. On le voit bien dans ses clips, c’est un cinéphile… Dans les dernières années de sa vie, il a composé des musiques de film. L’une d’elle a failli aboutir, mais il avait exigé un droit de veto… qu’il a utilisé pour que l’on retire sa musique au montage. Il n’avait pas imaginé ce résultat-là… J’imagine qu’il aurait détesté entendre sa musique sur un documentaire comme le mien !

Tu admets que ton film met en lumière des musiciens qui souhaitent surtout demeurer dans l’ombre ?
G.B. : C’est en effet à ce stade que je souhaite démontrer toute l’ambiguïté de ma démarche. « Mettre en lumière des gens qui souhaitent rester dans l’ombre »… C’est exactement cela ! Mais en vérité, ce ne sont pas eux que je mets en lumière…

Non, c’est le mythe que tu mets en lumière… C’est l’intérêt de ton film…
G.B. : En ce moment, je raconte des choses qui ne sont pas dans le film. Je suis volontairement resté sur des images tournées à l’époque où ils sont des personnages publics. Dans le film, je ne parle pas de leur vie privée, je ne donne pas des informations que les fans ne connaissent pas. Je tenais particulièrement à cette éthique-là…

© D.R.

Il y a ce passage où tu te mets en scène devant chez lui. Imaginons que tu l’aies rencontré à ce moment-là…
G.B. : Ça m’aurait vraiment mis mal à l’aise ! C’est de la mise en scène, je ne l’aurais pas fait sans la caméra. C’était le dernier jour de tournage, il nous restait quelques heures avant de monter sur le bateau et le hasard voulait que nous nous trouvions tout près de son domicile… J’ai proposé cette scène à l’équipe. C’était improvisé. Qui sait ? Il aurait pu se passer quelque chose…

Quelles questions lui aurais-tu posées ?
G.B. : On en revient à l’éthique du film… Ça aurait été déplacé de ma part de lui poser la moindre question. Imagine : je suis devant chez lui « par hasard »… il tourne la tête et il voit une équipe de tournage au coin de la rue… Il me tue ! Tu peux difficilement ignorer que Mark Hollis s’est volontairement mis en retrait… Il veut qu’on lui foute la paix !

«Il va falloir aussi que je cesse de parler de Talk Talk…»

D’autres n’ont pas eu cette réserve… (je lui parle des journalistes qui n’hésitaient pas à traquer Syd Barrett devant la maison de sa mère – NDLR)
G.B. : Je reconnais (pour les besoins du film) m’être intéressé à ce que Mark Hollis était devenu. C’est clair qu’il rencontrait des gens. Je sais qu’il était devenu un passionné de randonnées en moto. Pour le rencontrer, j’aurais peut-être dû être un motard (rires)…

A l’avenir, serais-tu tenter de filmer un autre groupe ? Qui choisirais-tu ?
G.B. : En vérité, je n’en sais rien… Je n’ai pas de métier à proprement parler. Je suis autodidacte. Faire des films ne représente qu’une partie des mes activités. Je fais d’autres choses, je n’ai aucun plan de carrière en tant que réalisateur. Si on pouvait faire un parallèle avec Mark Hollis, disons simplement que je ne voudrais surtout pas me répéter. Plus jeune, j’ai investigué un long moment sur les milieux de l’extrême droite en Belgique. J’ai écrit un livre d’enquête. Quand il est sorti, on m’a demandé d’écrire des articles sur le sujet, j’étais invité pour des conférences… Mais je ne voulais pas devenir « Monsieur extrême droite », alors j’ai dit « stop » et je suis passé à autre chose. Ce sujet-là ou un autre, qu’importe… Je te parle de dynamique de vie. Et là, je parle de Talk Talk depuis quelques mois… Il va falloir aussi que ça cesse, que je n’en parle pas le reste de ma vie… Bref, j’ai envie de partir ailleurs, selon l’intuition du moment. Rien n’est anticipé.

Est-ce qu’il existe malgré tout des documentaires musicaux qui t’ont marqué ?
G.B. : Oui, j’en vois deux. Il y a « Step Across the Border », consacré à Fred Frith. Celui-là n’est pas formaté… Puis il y a « Imagine Waking up Tomorrow and all Music Has Disappeared » où on voit Cauty et Drummond du KLF (un groupe d’electro-house britannique – NDLR) brûler un millions de livres sterling. Un film passionnant sur la musique – que l’on n’entend pourtant pas… Pour en revenir à ta question précédente, il y a en effet quelqu’un que j’aurais aimé rencontrer et filmer : Christophe ! Il était accessible (uniquement la nuit), vivait au milieu de ses synthétiseurs. Là oui, j’aurais bien aimé…

«Grâce à « Spirit of Eden », j’ai commencé à écouter la musique pour la beauté qu’elle diffuse et non pour le genre auquel elle appartient.»

Pour leurs derniers albums, les musiciens de Talk Talk se sont enfermés neuf mois dans un studio. Vois-tu un parallèle entre la gestation d’un film comme le tien et un disque comme « Spirit of Eden » ?
G.B. : Non, il n’y en a pas… Et c’est ça qui est le plus plombant dans le cinéma. Tu passes d’abord un temps fou à rechercher les producteurs qui accepteront de financer ton film. Tu abandonnes, tu recommences… A un moment donné, j’ai pensé faire un livre ou une émission de radio… Un film, c’est au moins deux ans d’attente. Alors, tu penses bien que si on m’avait proposé d’accomplir cela en neuf mois, j’aurais accepté sans soucis ! Quand les musiciens du groupe entraient dans le studio à l’époque, il n’avaient aucune idée du temps que ça prendrait. Ils n’en sont sortis que lorsqu’ils ont été satisfaits du résultat. Quand tu joues de la musique, tu as tes instruments autour de toi, tu peux travailler de suite… Pas quand tu tournes un film… Il y a un principe à respecter auprès des pouvoirs subsidiants : rien ne peut être entamé tant que le budget n’est pas clôturé… En pratique, la Fédération Wallonie / Bruxelles ne te donnera de l’argent qu’à la condition que tu lui prouves que tu as bien obtenu le solde nécessaire auprès des autres institutions. Et donc, tu pourrais tout perdre si l’un des producteurs venait à se retirer du projet. La règle veut que tu ne peux tourner que durant une période éligible, durant laquelle tu paies l’équipe, les frais, … C’est pas toujours facile de maintenir le projet en vie et de garder de la fraîcheur après deux ans d’attente.

Dans le film, tu critiques de façon justifiée le « son des années quatre-vingts ». Existait-il une alternative pour toi ? La musique punk ? Le jazz ? Qui t’a passionné en dehors de Mark Hollis ?
G.B. : Rétrospectivement, je pense que j’ai été un adolescent de l’époque… Avec ma personnalité et en réaction aux années « MTV », je suis devenu fan de hard-rock. Je ne renie rien, même si avec le recul… (sourires). Mon père écoutait du jazz, ma mère de la musique classique. Chacun nous emmenait voir des concerts… Se taire, rester assis sur une chaise… C’était plus compliqué pour moi, et donc, la musique classique ne me convenait pas. J’ai aussi rejeté le jazz, parce que c’était mon père qui insistait… Plus tard, grâce à « Spirit of Eden », j’ai commencé à écouter de la musique pour la beauté qu’elle diffusait et non parce qu’elle appartenait à un genre en particulier. Plus question alors de rejeter le jazz ou la musique classique pour de mauvaises raisons. Cet album m’a ouvert les oreilles ! C’est ce que j’aime avec les deux derniers albums de Talk Talk et celui de Mark Hollis. Ils ne portent pas d’étiquette… Certains ont essayé celle du post-rock. Je trouve que ce n’est pas justifié.

«In a Silent Way est un film qui parle d’intégrité, d’absence, du silence et des sons.»

Tu as reçu des retours des fans de Mark Hollis ?
G.B. : Oui, il y a eu des retours. Pas que des fans. Certains m’ont écrit alors qu’ils ne connaissaient pas le groupe. Dans la balance, les fans ont moins apprécié le film que les autres. C’est clair que si tu regardes mon film pour obtenir des informations que tu ne connais pas du groupe, tu seras déçu… Le film n’a pas cet objectif-là. J’y ai mis d’autres intentions que celles-là. « In a Silent Way » est en fait un film qui parle d’intégrité, d’absence, du silence et de sons.
Même si on ne connaît pas Talk Talk, on peut le percevoir, alors que si on est fan, c’est un peu désemparant…

Plus personnellement, comment écoutes-tu la musique ? Cd’s, vinyle, streaming, … ?
G.B. : Les trois en fait… Pendant un moment, j’ai beaucoup téléchargé. J’ai eu une époque vinyles et j’y suis revenu. J’achète peu en première main, sauf quand je vais voir des concerts. Ce sont souvent des disques qu’on ne trouve pas dans les magasins.

Trois disques que tu emmènes avec toi au paradis, quand tu iras interviewer Mark Hollis…
G.B. : Tu te doutes bien du choix… Le solo de Mark Hollis et les deux derniers Talk Talk…

J’aurais dû préciser : ils ne sont pas disponibles…
G.B. : Aie ! (il cite, hésitant) Robert Wyatt, The Ex, … Pffff. C’est difficile… Gil Evans ? En vérité, c’est impossible de répondre à cette question ! (quelques jours plus tard, il me précisera ses choix par mail : Dog Faced Hermans « Hum for Life », « Can « Ege Bamyasi » et Robert Wyatt « Dondestan » – NDLR).

Et trois films ?
G.B. : (long silence) Avant d’aller au paradis, je réfléchis un peu… Comme ça me sort de la tête : « Gallivant » d’Andrew Kötting… Un documentaire, très beau, très libre. « The Servant » de Joseph Losey, pour la trame psychologique… et « The Wire » de David Simon. Un film de soixante heures, découpé en épisodes.

Trois soirées spéciales film + concert sont programmées : le mercredi 4 mai au KulturA (Liège), le jeudi 5 mai au Petit Théâtre de la Grande Vie (Forzée) et le samedi 7 mai au Projection Room (Bruxelles).

Mais aussi deux projections : le 5 mai au Centre culturel de Couvin et le 24 mai au Cinémarche (Marche-en-Famenne).

Gwenaël Breës
In a Silent Way
Dérives

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Yves Tassin