
Vous faites de la musique ? L’interview hors-champ de JazzMania
Dans nos intérêts généraux, il n’y a pas que la culture… Dans la culture, il n’y a pas que la musique… Et dans la musique, il n’y a pas que le jazz ! Episodiquement, nous vous soumettons l’interview d’un personnage hors-champ, pas nécessairement célèbre, mais surtout… qui ne fait pas de la musique (ou si peu…).
Jean D’Amérique : le remède par les mots
C’est lors de l’édition 2024 du Festival jazz & littérature de Querbes que j’ai rencontré Jean Civilus, dit Jean D’Amérique. Quelques lectures ont suffi pour que je sois séduit par la façon singulière dont il utilise les mots du langage courant pour leur donner une valeur de remède. Jean D’Amérique nous parle ici (beaucoup) des mots et (un peu) de la musique.
«L’écriture, c’est une matière. Parfois ça se transforme en livre, parfois en musique.»
Dans notre rubrique « Vous faites de la musique ? », nous ne sommes pas censés nous adresser à des acteurs de la musique… Or, tu vas prochainement sortir un deuxième album…
Jean D’Amérique : Oui, effectivement.
S’il devait y avoir une priorité chez toi, serait-ce l’écriture (comme romancier ou comme poète) ou bien la musique que tu pratiques sous la forme du rap ?
J.DA. : Je ne peux tout simplement pas choisir. L’une des activités est le prolongement de l’autre. J’ai découvert la littérature grâce à la musique, par le rap. Aujourd’hui, j’ai envie d’écrire des mots sous d’autres formes, le rap en l’occurrence. En vérité, c’est un peu le même travail. L’écriture, c’est une matière. Parfois, ça se transforme en livres, parfois en musique.

Jean D’Amérique © France Paquay
J’imagine néanmoins qu’il existe des nuances, qu’écrire un roman, un poème ou une chanson, ça demande une approche différente.
J.DA. : Ce n’est pas la même chose au niveau du son. Mais la matière première, ça reste les mots. Le mouvement intérieur de l’écriture ne change pas. Je cherche en fait à obtenir une musicalité avec les mots.
Tu as l’art d’utiliser des mots de façon inattendue pour décrire une situation, un personnage… Des mots qui, hors de ce contexte, ne pourraient peut-être pas être réunis…
J.DA. : J’aime beaucoup ce que tu viens de dire. C’est exactement ce que je cherche à faire quand j’écris. Comment utiliser les mots dont nous disposons ? Comment les associer pour créer une nouvelle forme inédite, pour que cela crée une image poétique ? J’évite ainsi de rester dans un langage courant. Pas par snobisme, mais bien pour trouver la formule qui puisse percuter le lecteur. Cette façon d’écrire s’inspire de ce que l’on retrouve dans le rap, les punchlines…
Ton roman est très noir. J’ai l’impression que tu utilises la poésie pour détourner la violence du propos ?
J.DA. : Beaucoup de lecteurs me le disent. Je me devais d’expliquer cette dureté… Et la poésie m’y aide. De nouveau, j’associe les mots pour qu’ils provoquent de l’émotion. C’est une grâce à elle qu’on peut s’élever au-dessus de la violence. Certains mots ne devraient pas être associés. Je puise dans le lexique de cette violence-là et je la détourne pour que l’image renvoyée permette aux lecteurs de voyager un peu avant de recevoir cette réalité en pleine face.
«Pour moi, ma naissance correspond au moment où j’ai commencé à écrire.»
C’est une forme de pudeur ?
J.DA. : Je pense honnêtement que, dans ce que j’écris, il y a de la tendresse. Je décris des vies humaines. Elles sont faites de violence, mais aussi de douceur. J’essaie de restituer l’humanité qui se trouve au plus profond de ces gens-là. Et pour le faire, je n’utilise pas les fleurs. Les mots doivent pouvoir restituer cela aussi. Parfois, un personnage que je mets en scène – comme l’héroïne du roman – ressent en lui de la tendresse et de la violence. Il y a un cœur d’enfant chez Tête Fêlée, c’est un enfant qui demande de l’attention et de l’amour. Les lettres qu’elle écrit sont des actes de résistance.

Jean D’Amérique © France Paquay
Reprenons le cours de ta vie au départ, il y a tout juste trente ans (son anniversaire survenait deux jours plus tard). Tu nais à Haïti… Et tu choisis le patronyme « Jean D’Amérique ».
J.DA. : Pour moi, ma naissance correspond au moment où j’ai commencé à écrire. Mon acte de naissance réel, c’est l’écriture. J’ai cherché à cristalliser cela avec un nom d’artiste qui serait plus potentiellement porteur que mon vrai nom. Un nom qui sonne bien. « Amérique » n’est pas du tout une revendication politique. C’est la musicalité qui m’intéresse, l’association des mots et leur façon de sonner.
La situation politique de Haïti semble te préoccuper, comme celle des gangs.
J.DA. : J’ai vécu à Port-Au-Prince dans des quartiers très marqués par la violence des gangs. Et j’ai essayé que cela apparaisse dans le roman. Il y a en vérité des racines profondes qui expliquent cette violence. Je mets en scène un personnage qui prend naissance dans un milieu marqué par la violence et qui essaye de s’en démarquer. J’en explique les raisons : cela provient des politiciens qui ont profité de la précarité des jeunes. Ils les ont armés pour servir leurs propres intérêts… Mais à un moment donné, ils n’ont plus été capables de contrôler la situation. Les armes sont restées dans les quartiers. Ce qui se passe à Port-Au-Prince aujourd’hui est une situation inédite. Nous n’avions encore jamais vécu cette violence, à ce point-là. Les chefs de gangs ont pris le pouvoir. Ils sont devenus les figures de l’autorité pour les jeunes qui grandissent à Port-Au-Prince. Beaucoup plus que l’autorité elle-même. Et ça, c’est un gros problème. Les jeunes ne naissent pas en se disant « plus tard je serai le chef d’un gang ». Il y a des causes qui mènent à cela. Et ces causes proviennent des injustices sociales. Je suis une exception, j’en ai conscience. Certains de mes amis d’enfance se trouvent aujourd’hui dans des gangs. On ne leur a pas donné la chance d’aller à l’école, de lire des livres. Mais je ne justifie pas non plus le fait qu’ils se retrouvent dans des gangs violents. Si les autorités veulent éradiquer un jour ce phénomène, elles doivent s’attaquer aux racines du problème.
«C’est un peu mon chemin de lumière : la musique et les livres.»
Parlons un peu de musique. Dans le roman, tu fais allusion à Coltrane. Pourquoi lui ?
J.DA. : Il y a aussi Kendrick Lamar ! (rires) En vérité, le personnage central va à la rencontre de trois œuvres artistiques. C’est un peu mon chemin de lumière, la musique et les livres. Il y a « Blue Train » de Coltrane, Kendrick Lamar et un roman (« la vie devant soi » de Romain Gary). Coltrane, je l’ai découvert tard, mais je m’y suis accroché. Je l’écoutais beaucoup au moment où j’écrivais le roman. Pour moi, Coltrane, c’est un voyage infini. Même lorsque la musique s’arrête, elle continue à vivre en moi.
Quelles ont été tes premières émotions musicales ?
J.DA. : Pas forcément du rap… Mes premiers souvenirs tiennent sur une image, j’habitais encore à la campagne. Nous avions un appareil qui permettait d’écouter la radio et des cassettes audio. J’écoutais de vieilles musiques haïtiennes. Il y avait un gars aussi, qui se baladait dans le village avec un gros appareil portable. Il mettait le volume à fond, on adorait le suivre jusqu’au bout du chemin… J’avais l’impression que la musique détenait en elle une sorte de pouvoir magique !
Es-tu un collectionneur ? Comment écoutes-tu la musique ?
J.DA. : Beaucoup de streaming, les plateformes. Durant un moment, j’avais un lecteur MP3 sur lequel j’écoutais des compilations que j’achetais en occasion dans les boutiques de Port-Au-Prince. J’écoutais du rock, du rap.
Je t’autorise à t’éclipser sur une autre planète en emportant trois albums avec toi… Lesquels ?
J.DA. : Waouh ! C’est chaud là ! (le premier vient instantanément, pour les deux autres, il réfléchit longuement… NDLR) Il y a « The Miseducation of Lauryn Hill », Keny Arkana « Tout tourne autour du soleil » et je termine avec « Blue Train » de Coltrane.
Prends trois livres aussi…
J.DA. : (il réfléchit encore longuement) Jacques Stephen Alexis « Compère Général Soleil », « Le bâtiment de pierre » de Asli Erdogan et je termine par « Nedja » de Kateb Yacine. Ce sont en tout cas les choix du moment…
Jean D’Amérique
Soleil à coudre
Actes Sud