Wadada Leo Smith : le tour du Monde en 80 ans

Wadada Leo Smith : le tour du Monde en 80 ans

Wadada Leo Smith est de ces musiciens qui embrassent le Monde. Alors qu’il fête ses 80 ans avec deux coffrets remarquables (l’un en solo et l’autre avec Bill Laswell et le regretté Milford Graves), il semble que le temps n’ait aucune prise sur sa musique et que son timbre si clair à la trompette reste absolument intemporel. Il traverse d’ailleurs toute l’histoire de la musique créative, du label BYG à ECM en passant par Kabell, Pi Recording, Tzadik ou le présent label finlandais TUM Records qui propose ces remarquables disques anniversaires.

Wadada Leo Smith © R.I. Sutherland-Cohen

Après avoir étudié l’ethnomusicologie à la Wesleyan Université dans les années 70, Wadada Leo Smith transposera dans sa musique tout son savoir et son intérêt pour de nombreux instruments, du koto à la kalimba. Ces recherches prolongeront un engagement qui prend forme dès son adhésion à l’AACM à la fin des années 60, et la création de Creative Construction Company avec Leroy Jenkins et Anthony Braxton, avec qui il jouera épisodiquement jusqu’en 2006.

Mais plus que tout, Wadada Leo Smith reste un homme et un musicien libre, cultivé et érudit, très marqué par la spiritualité et grand chercheur devant l’éternel, notamment grâce à ses solos, ou à travers son langage Ankhrasmation, avec ses magnifiques partitions graphiques. Le coffret « Trumpet » en est un brillant exemple, tout comme l’était « Red Sulfur Sky », sorti au tout début du siècle chez Tzadik. La discographie de Wadada Leo Smith est un livre ouvert sur la musique créative et sur les générations de musiciens, de Jack DeJohnette, Malachi Flavors et Anthony Davis (Golden Quartet) à Henry Kaiser, avec qui il enregistrera l’étonnant « Yo Miles ! », consacré au Miles électrique. Rencontre avec une légende et une conscience de nos musiques.

«Chaque acte, petit ou grand, bon ou mauvais sur la terre, ajoute à la vague du changement. La musique a un rôle important à jouer dans cette vague.»

Pensez-vous toujours (peut-être plus que jamais !) que la musique créative peut changer le monde ?
Wadada Leo Smith : Chaque acte, petit ou grand, bon ou mauvais sur la terre ajoute à la vague du changement. La musique a un rôle plus important à jouer dans cette vague, et en particulier la musique instrumentale qui cherche à élever l’humanité.

«L’approche politique consiste à croire que les gouvernements peuvent changer la société. Mais c’est la société et les actions des gens qui changent le monde.»

Votre musique a toujours eu une approche très politique. Comment considérez-vous la situation actuelle aux Etats-Unis ?
W.L.S. : Je crois que je me suis concentré sur la profonde dimension spirituelle et sur la sobriété du développement durable, alors que l’approche politique consiste à croire que les gouvernements peuvent changer la société. Mais que c’est la volonté et les actions des gens qui changent le monde. Mes efforts en tant qu’artiste consistent à créer un espace de réflexion, de méditation et de contemplation par le biais de performances musicales. Et j’espère que ceux qui entendent mes performances s’y connecteront de cette manière. Bien que j’accueille volontiers ceux qui m’écoutent de la façon qu’ils jugent la plus juste pour eux.

Que pensez-vous de l’évolution de la musique créative (certains disent « free jazz »…) depuis The Creative Construction Company ?
W.L.S. : The Creative Construction Company était un ensemble spécial (le regretté Leroy Jenkins, Anthony Braxton et moi-même), nous prenions au sérieux la raison de faire de l’art dans l’instant présent (je ne parle pas d’improvisation libre). C’est-à-dire la musique créative dans le contexte de l’interprétation de nos œuvres. Nous entrions toujours sur scène en cherchant à découvrir l’essence de la musique que nous exprimions. Pour trouver la beauté qui transmettait notre message à travers la création artistique.

Bill Laswell, Wadada Leo Smith & Milford Graves © R.I. Sutherland-Cohen

Pouvez-vous nous expliquer votre langage et le mode de notation nommés Ankhrasmation ? Les considérez-vous comme un système de partition ou un guide d’improvisation ?
W.L.S. : Aucun des deux… Le langage symbolique Ankhrasmation est trop compliqué pour en parler dans le cadre d’une question singulière. Voici ce que je peux vous dire. D’abord, c’est un langage et non un système de notation. Mais c’est une partition, avec les multiples possibilités de construction d’une partition mais pas « la partition ». Dès qu’une interprétation de cette partition est exécutée, elle n’a pas d’autres valeurs que celle de cette performance. Cela parce que cette partition est également créée dans le temps présent. Ensuite, il n’y a absolument aucun rapport avec « le fait d’improviser et l’improvisation ». Une recherche est requise pour chaque performance. Les couleurs, la forme et les espaces, les différents types et objets sont tous référencés, conformément à la science, à la littérature et à tout une série d’autres éléments.

Dans votre nouveau coffret « Sacred Ceremonies », vous avez rencontré deux musiciens, Bill Laswell, avec qui vous avez enregistré « The Stone » en 2014 et Milford Graves qui est décédé cette année. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette rencontre ?
W.L.S. : J’ai demandé à ce que ce collectif de Bill, Milford et moi soit enregistré. J’avais joué avec Bill en 2014 et plus tard avec Bill et Milford dans un festival de John Zorn.

«Milford Graves ? C’est formidable d’avoir pu explorer la musique avec lui !»

Qu’est-ce que cela représente de jouer avec un batteur comme Graves ? Je crois que c’est votre premier enregistrement ensemble ?
W.L.S. : Oui, « Sacred Ceremony » est mon premier et unique enregistrement avec Milford. Sa musique est axée sur les rythmes et non sur la batterie. Dans ses ornements rythmiques, on entend et on ressent une constellation de rythmes sans coups forts ni coups faibles. Pour moi, c’est un champ d’activité musicale inspirant dans lequel je peux jouer. C’est formidable d’avoir pu explorer la musique avec Milford.

Dans la nouvelle génération de musique créative, qui sont les musiciens que vous aimez ?
W.L.S. : Lamar Smith, Erika Dohi et RedKoral Quartet.

En parallèle, et pour fêter vos 80 ans, vous publiez un coffret sobrement intitulé « Trompette ». Pouvez-vous nous en parler ?
W.L.S. : C’est de la musique pour trompette, enregistrée au cours d’une semaine d’exécution de ce projet, dans une église du XVIe siècle à l’extérieur d’Helsinki en Finlande. C’était une belle occasion de me concentrer sur l’art de jouer de la trompette et d’utiliser mon inspiration pour créer de la musique pour certaines des personnes et des idées qui sont importantes pour moi dans ma vie.

Wadada Leo Smith © R.I. Sutherland-Cohen

«Tout comme Coltrane et d’autres artistes créatifs, j’ai développé la perspicacité qui nous aide à décoder le monde.»

Vous vous inspirez de Rashomon dans votre récent coffret « Trumpet », vous avez joué avec Sabu Toyozumi, entre autres, et il y a une danseuse de Buto dans votre « Rosa Parks Pure Love ». Quelle est votre relation avec le Japon et plus largement avec les philosophies et esthétiques orientales ?
W.L.S. : Dans mes notes sur la musique que j’ai créée pour le film « Rashomon », il apparaît clairement que j’ai construit la composition autour des idées intégrées dans le film. Le film est structuré comme la narration des événements entourant le meurtre du mari. Ma partition et mon interprétation sont liées à ces récits. La philosophie et l’esthétique orientales, absolument pas. Tout comme John Coltrane et d’autres artistes créatifs, j’ai compris la nature humaine et j’ai développé la perspicacité qui nous aide à décoder le monde et certains de ses éléments. On ne peut pas vraiment parler d’influence. J’ai vécu au Japon pendant six mois et j’ai été marié à une Japonaise pendant dix ans. J’aime la danse Buto et la poésie japonaise ! C’est ma relation avec le Japon et sa beauté !

«Le solo est un forum fantastique pour exprimer des idées musicales dans un contexte différent.»

Vous avez enregistré beaucoup de solos, est-ce une démarche nécessaire pour développer et fixer votre musique et votre langage ?
W.L.S. : J’ai un grand nombre d’enregistrements en solo depuis les années 1970. La forme du solo est une partie importante de la vie d’un artiste. Pour celui qui comprend la forme, c’est un forum fantastique pour exprimer des idées musicales dans un contexte différent. Pour la plupart des gens, il ne s’agit pas de « jouer seul » ou de jouer sans « ensemble », mais d’une compréhension plus claire de la musique en solo, qui est une musique faite sous forme de solo. Et parce que c’est de la musique solo, il n’y a rien qui manque.

Que pouvons-nous souhaiter pour votre anniversaire ?
W.L.S. : Une bonne santé !!!!!! De la bonne musique !!!!!!

Une collaboration Citizen Jazz / JazzMania

Retrouvez Wadada Leo Smith en disques sur le site de JazzMania toute cette semaine (Sacred CeremoniesTrumpet).

Propos recueillis par Franpi Barriaux