Youn Sun Nah, une voix en or

Youn Sun Nah, une voix en or

Youn Sun Nah © D.R.

« Elles » est le nouvel album de la chanteuse Youn Sun Nah, un album en duo dont elle nous a expliqué la naissance et le choix des titres.

«Le titre « Elles », ça peut être à la fois les chanteuses, les chansons et ces voix qui ont été une inspiration pendant toute ma carrière.»

Voici un nouvel album avec une thématique bien affirmée, « Elles ». D’où vient cette idée ?
Youn Sun Nah : Contrairement à l’album précédent qui a été réalisé uniquement avec mes compositions, je voulais cette fois enregistrer un album de standards. En sélectionnant les morceaux, je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas seulement de jazz, mais de titres plus contemporains. La liste est devenue vraiment très très longue et ce n’était pas facile de faire une sélection d’une quinzaine de titres pour un disque. Ensuite, je me suis rendu compte qu’une grande majorité de chansons étaient des voix de femmes. C’est devenu mon point de départ et on a choisi dix morceaux. C’est donc devenu un album dédié aux chanteuses qui m’ont inspirée. En fait, le titre « Elles », ça peut être à la fois les chanteuses, les chansons et ces voix qui ont été une inspiration pendant toute ma carrière.

Et les inspirations sont très variées : du jazz, du gospel, de la pop, du rock, de la chanson française, du folk… C’était réfléchi ?
Y.S.N. : Pas vraiment. J’ai commencé par chanter le jazz. Quand je me suis inscrite à l’école de jazz à Paris, j’étais un peu paniquée parce que tout ce qu’on apprend à l’école, ce sont des standards du jazz, chantés par Sarah Vaughan, Billie Holiday, Ella Fitzgerald… et je me disais que ma voix n’était pas du tout adaptée au jazz. Quand j’en ai parlé à mes professeurs, ils m’ont dit que le jazz, ce n’est pas juste une couleur, tu peux le faire avec ta propre voix. J’ai écouté pas mal de chanteurs et chanteuses jazz qui sont européens et j’ai compris qu’ils n’avaient pas peur d’être jugés, ou quoi que ce soit. Et je me suis dit : OK, le jazz, si c’est comme ça, alors je pourrais faire le jazz à ma façon. C’est à partir de ce moment-là que j’ai eu le courage de choisir les morceaux que j’aime. En fait, je ne sais pas si on peut dire que cet album est un album de jazz, mais pour moi, c’en est un. En choisissant d’interpréter les chansons avec un seul pianiste, il y a de l’improvisation, il n’y a pas vraiment de choses écrites, on est libre et spontané.

L’album débute par un morceau de Nina Simone « Feeling Good » que vous interprétez en jouant du kalimba, un instrument que vous n’aviez plus utilisé depuis « My Favorite Things ».
Y.S.N. : En fait, sur l’album « She Moves On », j’ai fait juste une intro au kalimba, mais je ne l’utilise pas pour tout le morceau. C’est vrai que depuis « My Favorite Things », je n’avais plus enregistré un titre entier au kalimba.

Est-ce un instrument qui vous permet de vous exprimer plus qu’un autre ?
Y.S.N. : J’aime la sonorité. C’est un instrument qui vient d’Afrique, mais beaucoup de gens pensaient que c’était un instrument asiatique. Comme c’est un instrument avec peu de notes, je me sens plus libre de faire ce que je veux sur la mélodie.

Youn Sun Nah © D.R.

« I’ve Seen that Face Before » a été popularisé par Grace Jones, mais c’est surtout un morceau fétiche d’Astor Piazzola. Le mix entre tango et jazz vous a séduite dans le choix de ce titre ?
Y.S.N. : Absolument. Je ne pense pas qu’il y ait une ressemblance entre le tango et la musique populaire coréenne, mais en même temps, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui relie ces genres de musique. Quand j’écoutais un tango, petite, je ne savais pas d’où ça venait, mais ça me semblait familier. J’adore ce mélange entre tango et jazz; de plus, Grace Jones en a fait une interprétation magnifique. C’est un morceau qui est dans ma tête depuis très longtemps.

C’est aussi un morceau qui vous permet de jongler avec votre voix, un peu comme sur « Coisas Da Terra » plus loin sur l’album qui met votre technique en valeur, comme dans les albums précédents avec « Momento Magico ». Il fallait une chanson où ça explose.
Y.S.N. : Quand on est entré en studio, il y avait des morceaux dont on avait pensé l’arrangement, et d’autres qui étaient « open », on y fait ce qu’on veut. Et j’ai pensé à Yma Sumac : je me suis demandé comment elle aurait pu interpréter cette chanson, et je l’ai fait comme ça, en me disant qu’on ne le garderait peut-être pas pour l’album, mais finalement, on l’a pris. J’aime beaucoup m’exprimer de cette façon.

Pour « My Funny Valentine », ma version emblématique est celle de Chet Baker, mais quelle voix féminine vous a inspiré ?
Y.S.N. : Pour moi, c’est Sarah Vaughan. Quand j’ai écouté son disque « Live in Japan », j’ai aimé sa version parce qu’elle est étirée. Pour moi, Sarah Vaughan est plus une chanteuse lyrique : chaque note est très précise et très expressive. C’est une chanteuse de jazz, mais en même temps, sa technique fait penser aux chanteuses lyriques. Sa version ressemblait à un morceau classique.

Avec « White Rabbit », c’est complètement autre chose : Jefferson Airplane. Une réminiscence de l’album « She Moves On » ?
Y.S.N. : C’est un morceau que j’ai découvert par la version de George Benson où il commence avec sa petite voix et les cuivres qui arrivent, et j’ai aimé ce morceau. J’ai entendu la version de Jefferson Airplane bien plus tard, et là, j’ai été encore plus surprise par la beauté de la voix de Grace Slick. Le morceau est assez court, et la fin est assez brutale. Je l’ai sûrement écouté trente fois d’affilée, c’était presque hypnotique.

On passe à un grand classique du gospel, « Sometimes I Feel Like a Motherless Child » : c’est Billie Holiday ?
Y.S.N. : Oui, Billie, mais aussi Odetta (Holmes), et Jeanne Lee sur le disque avec Ran Blake, mais là elle le chante a cappella. C’est un morceau que j’ai découvert quand j’étais toute petite. Mon père qui était chef de chœur l’avait arrangé pour une chorale d’hommes. J’en ai ensuite écouté plusieurs versions, mais c’est celle de Jeanne Lee qui m’a donné envie de le chanter.

«La chanson « La foule », je ne voulais pas que ça sonne trop proche de l’original… C’est Edith Piaf tout de même !»

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Jeanne Lee et Ran Blake : était-ce aussi une évidence pour vous de faire ce disque en duo avec un pianiste ?
Y.S.N. : Non. Quand j’ai décidé de faire l’album en duo avec un pianiste, c’était bien avant. Je suis plus intéressée par des albums avec un ou deux musiciens.

« Baltimore Oriole » vient d’une musique de film avec Lauren Bacall.
Y.S.N. : C’est un autre album qui m’a inspiré ce titre. C’est Sheila Jordan sur un album qui s’appelle « Portrait of Sheila ». Sa voix est très légère, c’est doux comme une cuiller de miel.

« Coisas Da Terra », c’est Maria Joao ?
Y.S.N. : Quand j’ai entendu Maria Joao pour la toute première fois, j’ai pensé que c’était une petite fille. Quand j’ai lu sa bio, elle avait une longue carrière, elle a joué avec tout le monde. Elle n’a pas de limite quand elle chante : elle peut avoir une voix d’enfant, mais aussi chanter comme un lion, elle peut tout faire avec sa voix. C’est ce qui m’a poussé à explorer son répertoire.

« La Foule » est pour moi la pièce maîtresse de l’album. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut chanter instantanément, ça a dû être très arrangé.
Y.S.N. : Exactement ! J’avais déjà enregistré ce titre pour « She Moves On » avec les musiciens américains, mais je ne l’ai pas mis parce que je n’étais pas très satisfaite. Je me suis dit qu’il fallait le refaire, mais comment ? Je ne voulais pas que ça sonne trop proche de l’original, c’est Edith Piaf tout de même ! Je pense que c’est Tomek Miernowski, le producteur… Puis l’idée est venue : comme John Cowherd vient de la Nouvelle-Orléans, on s’est dit : « Pourquoi pas faire une version différente ? » John a commencé à jouer sur le piano droit, ça marchait super bien et on a pris cette direction.

«L’idée de départ n’était pas de faire un disque femme, femme, femme.»

Youn Sun Nah © D.R.

« Killing Me Softly Wth His Song » clôture l’album tout en douceur : les Fugees ?
Y.S.N. : Non, c’est Roberta Flack ! J’ai découvert les Fugees plus tard. Ce morceau est connu partout, où que je chante, les gens le reprennent avec moi. J’ai vu Roberta Flack à Vienne l’interpréter en piano-voix, c’était fantastique.

Et puis il y a l’élément masculin de l’album, le pianiste : choisir une pianiste, ça aurait été la totale, non ?
Y.S.N. : (rires) Là, vous êtes la première personne qui me dit ça, et vraiment, je n’y ai pas pensé ! L’idée de départ n’était pas de faire un album « femme, femme, femme ». Il y a beaucoup de ces chansons qui ont été interprétées par des hommes, mais c’est la voix de femmes qui m’a inspirée. John (Cowherd) est un juke-box vivant; il a joué avec John Scofield, Brian Blade… Il a aussi produit un disque de Joni Mitchell. C’est Tomek qui me l’a présenté.

Un dernier détail : qu’est-ce que le « Prophet » utilisé par Tomek sur deux titres ?
Y.S.N. : C’est un très petit clavier dont on change le son en ajustant les paramètres, Tomek l’utilise pour produire des notes très longues, très puissantes ou pour faire des trémolos.

Youn Sun Nah, accompagnée par le pianiste français Benjamin Moussay, sera au Gaume Jazz le vendredi 9 août.

Youn Sun Nah
Elles
Warner Music

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin